La mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Russie

Défilé du 24 juin 2020

La mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Russie

La Russie actuelle a fait de la guerre et de sa commémoration le pivot de son identité nationale. Aucun événement historique ne possède ici une importance comparable à celle de la « Grande guerre patriotique » dont la victoire est célébrée le 9 mai avec une envergure toujours plus grande. Construit à l’époque soviétique, le culte de la victoire a connu une réactivation importante depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir. Servant à mobiliser la population et à légitimer les politiques gouvernementales, ce culte oriente aussi les lectures de l’ensemble de l’histoire du XXe siècle russe et soviétique.

Le culte de la victoire soviétique et ses révisions

Immense tragédie populaire, la guerre fit en URSS près de 27 millions de victimes et causa d’innombrables destructions. A l’époque soviétique, elle fit l’objet d’une mémorialisation sélective, frappée de nombreux tabous. D’abord commémorée de façon très sobre, sans donner lieu à de larges célébrations publiques, elle fut l’objet d’une glorification grandissante, avec la mise en place d’un véritable culte de la Victoire à partir des années 1960. A ce titre, sa mémoire n’échappa pas aux mises en cause et aux révisions provoquées par la Perestroïka. De nombreuses pages blanches de son histoire, telles que captivité et collaboration avec l’ennemi, les déportations de « peuples punis » et l’action de l’Armée rouge en Europe de l’Est, commencèrent à s’écrire, non sans difficulté, tant la vision héroïque de cette expérience restait influente.

Un culte réactivé

Cette vision fut largement réactivée à la suite du tournant engagé par Vladimir Poutine au début des années 2000, conduisant à réhabiliter l’expérience soviétique pour l’inclure dans un discours patriotique, voire ouvertement nationaliste, qui instrumentalise l’histoire pour en faire une source de légitimité et un outil de mobilisation. Alors que les phénomènes majeurs du XXe siècle (révolution, stalinisme, perestroïka), ne cessent de diviser, la « Grande guerre patriotique » constitue le seul élément pleinement consensuel, véritable clé de voûte de cet édifice identitaire et mémoriel.
Dans une lecture téléologique, la guerre sert à donner du sens à tout ce qui la précède et la suit. C’est à ce titre que certains historiens, journalistes ou personnalités politiques réhabilitent Staline et justifient ses politiques : la collectivisation meurtrière n’est qu’un sacrifice sur l’autel de la victoire et le Goulag est une forme extrême de la mobilisation de ressources, nécessaire à la défense. L’année 1945 constitue, elle, un nouveau commencement, avec une puissance et une légitimité renouvelées. Ayant, selon la formule consacrée, « sauvé le monde du fascisme », la nation russe apparaît comme s’étant définitivement inscrite dans le camp des « forces du Bien », ce qui rend inacceptable aussi bien toute tentative de réévaluer son rôle durant le conflit que toute contestation de ses politiques actuelles.

Un travail historique entravé

Cette sacralisation de la Seconde Guerre mondiale a de nombreuses conséquences sur le travail historique et dans les relations internationales. Parmi les premières figure la réduction des champs du possible quant à la recherche universitaire et aux représentations de la guerre dans les médias et l’art. La liberté est particulièrement menacée depuis l’adoption, en 2014, d’une loi qui pénalise « la négation des faits établis par le verdict du Tribunal [de Nuremberg], […] ainsi que la diffusion d’informations notoirement fausses au sujet des actions de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale ». Cette loi vise notamment toute tentative d’interroger le rôle joué par l’Union Soviétique dans le déclenchement du conflit mondial ou les actions de l’Armée rouge en Europe de l’Est. Ces dernières questions, particulièrement sensibles, n’épuisent cependant pas la liste de sujets qui se retrouvent aujourd’hui de plus en plus exclus de tout débat, comme le siège de Leningrad dont il est devenu impossible de critiquer le prix humain, ou les motivations des prisonniers de guerre soviétiques qui s’étaient engagés dans l’armée du général Vlassov pour se battre du côté des Allemands.

Emilia Koustova
Ce texte est une adaptation de notre contribution à la publication de Tatiana Kastoueva-Jean (dir.) , Mémoire de la Seconde Guerre mondiale dans la Russie actuelle, Russie.Nei.Reports, n° 31, IFRI, juin 2020., que nous remercions de nous avoir autorisé à l’adapter et le publier ici

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