Les traces du crime. Ce que la Société d’Histoire militaire a exhumé à Sandarmokh

Les traces du crime. Ce que la Société d’Histoire militaire a exhumé à Sandarmokh

Publié en russe sur le site: https://urokiistorii.ru/article/57175 le 5 août 2020. Auteur: Irina Galkova


La société d’histoire militaire de Russie (RVIO) tente de prouver que le site d’inhumation de Sandamokh ne contient pas uniquement des restes de victimes de la Grande Terreur, mais aussi d’autres dépouilles. La RVIO a déjà organisé deux expéditions à Sandramokh, il y a deux ans et il y a un an. Mais les résultats des fouilles ne font que corroborer la version que les experts de la RVIO cherchent à démentir. En même temps, ces expéditions ont permis de nombreuses découvertes qui confirment et complètent nos connaissances sur Sandarmokh en tant que lieu d’exécution par balles et d’inhumation de victimes des répressions staliniennes.

Irina Galkova, directrice du musée de Memorial international, qui a assisté en tant qu’observatrice à l’expédition de 2019, raconte ce que les représentants de la RVIO ont mis au jour, comment ces découvertes s’inscrivent dans nos représentations des exécutions, et s’interroge sur la nécessité de ce genre de recherches.

En août 2018 et en août 2019, le territoire du complexe mémoriel de Sandarmokh près de Medvejegorsk, en Carélie, a été exploré au cours de deux expéditions organisées par la Société d’histoire militaire de Russie. Dans les deux cas, le bataillon spécial n° 90 de la circonscription militaire de l’Ouest a pris part aux travaux. En 2019, les fouilles ont été menées de conserve avec l’Union des groupes d’investigation de Carélie et le groupe d’investigation « Vyssota-76 ». L’objectif de ces deux expéditions sur ce site d’inhumation de victimes de la terreur de masse des années 1937-1938, aujourd’hui patrimoine culturel, consistait, étonnamment, en « la recherche d’inhumations de prisonniers de camps de concentration finlandais et de combattants de l’armée rouge tombés lors des combats contre les occupants finlandais de la Carélie en 1941-1944. »

Les fouilles ont été motivées par l’hypothèse des historiens de Petrozavodsk Iouri Kiline et Sergueï Veriguine, selon lesquels c’est précisément ici, sur cet ancien polygone de la Grande Terreur, que les Finlandais fusillaient et inhumaient les prisonniers de guerre soviétiques durant l’occupation. Dans leur tentative de faire passer les victimes du NKVD pour des morts de la guerre, Kiline et Veriguine manquent d’originalité, c’est le moins qu’on puisse dire : de telles manipulations étaient connues à l’époque soviétique, à commencer par le mensonge grandiose sur le massacre de Katyn. Mon but n’étant pas ici de dénoncer une fois de plus cette version, je me contenterai de citer les principales analyses qui en ont été données : l’enquête de la journaliste Anna Iarovaïa (https://lr.7×7-journal.ru/sandarmokh/) les recensions d’Irina Takala (https://www.karelia.news/news/2676070/novyj-stil-istoriopisania-o-tom-kak-karelskie-istorik-i-zurnalist-sandarmoh-perepisyvali) et Viktor Toumarkine (https://istorex.ru/New_page_5), l’interview avec l’historien finlandais Antti Kujala (https://www.severreal.org/a/30191934.html) aux travaux duquel se réfère Veriguine.

Quête et antiquête

Le charnier de Sandarmokh (aujourd’hui complexe mémoriel) a été découvert en 1997 au cours d’une expédition menée par Memorial (sections de Saint-Pétersbourg et de Carélie), dirigée par Veniamine Ioffe, Irina Reznikova (Flige) et Iouri Dmitriev. Les chercheurs de Memorial avaient mis plusieurs années à identifier ce site avec l’aide de descendants de victimes, grâce à des calculs rendus possibles par des documents d’archives du NKVD. L’expédition de 1997 a découvert les charniers précisément là où ils devaient se trouver d’après les dépositions des membres du peloton d’exécution. Certaines fosses ont alors été ouvertes et les dépouilles expertisées. Les conclusions succinctes de l’expertise judiciaire ont définitivement confirmé la justesse de l’hypothèse : l’inhumation remontait à plus de cinquante ans ; les hommes avaient été tués d’une balle dans la nuque.

Iouri Dmitriev pendant les fouilles de 1997. Photo : V. Iofe.

Le parquet a refusé d’ouvrir une enquête judiciaire concernant ces restes humains : soi-disant, tout était clair, vous avez trouvé ce que vous cherchiez. La carence d’études sur la majorité des lieux de massacres résulte en grande partie des règles imposées par les instances judiciaires, auxquelles se heurte à un moment ou à un autre tout chercheur qui travaille sur les répressions : le crime est trop ancien pour faire l’objet d’une enquête criminelle mais trop récent pour que l’on ouvre les archives et permette de l’étudier en tant qu’un fait historique. Cet intervalle se révèle très pratique lorsqu’il s’agit de laisser planer sur le thème des répressions, évoqué pourtant dans l’espace public, un certain flou En ce sens, on peut considérer que Sandarmokh « a eu de la chance », même si son étude approfondie se heurte également à ce même problème.

Cependant, à l’époque, les autorités de la Carélie ont soutenu l’idée de création d’un lieu de mémoire. Le cimetière mémoriel de Sandarmokh, avec sa chapelle en bois et les premiers monuments funéraires surmontés de petites toitures à deux pans (de l’architecte V. Popov), fut inauguré en octobre 199. En 2000, le cimetière obtint le statut de site patrimonial et fut dorénavant protégé.

Or voici que, plus de vingt ans plus tard, de nouvelles fouilles viennent déranger les inhumations ; seulement, loin de poursuivre les recherches déjà commencées, elles en renversent au contraire la logique. En effet, les expéditions de la RVIO se rendaient sur les lieux d’inhumation déjà connus (non seulement identifiés, mais aussi patrimonialisés) afin de leur donner une nouvelle interprétation, formulée à l’avance. Le but de l’expédition était ainsi dicté par la nécessité d’étayer des hypothèses infondées par des preuves matérielles.

Bien sûr, au vu d’un tel objectif, il ne fallait pas s’attendre à un compte rendu détaillé sur les expéditions avec une présentation développée des résultats, encore moins à une analyse adéquate de ces derniers. Les organisateurs des fouilles n’ont effectivement rien fourni de tel au cours des deux années qui sont passées depuis leur première intrusion sur le site. Cependant, du fait de cette intrusion, certains matériaux nouveaux sont désormais disponibles à la réflexion. Il se trouve que des observateurs étaient présents au cours des deux expéditions. Par ailleurs, nous disposons de l’expertise de 2018 et des fragments de celle de 2019 que la RVIO a publiées sur son site (https://rvio.histrf.ru/activities/news/item-7475). C’est pourquoi il semble nécessaire de les présenter et de les analyser. Aussi étranges que soient les objectifs de ceux qui ont initié ces fouilles, cela ne nous empêche pas de poursuivre les recherches.

Quelles sont donc ces nouvelles données ? Les informations dont il sera question ici peuvent être divisées en trois blocs. Premièrement, ce qui concerne les inhumations elles-mêmes, c’est-à-dire les dépouilles et ce qu’on a trouvé sur elles. Deuxièmement, les informations sur les armes et les munitions utilisées pour le meurtre. Troisièmement, les informations sur les objets découverts en dehors des fosses.

Les personnes

En tout, au cours des fouilles de 2018-2019, on a ouvert 12 fosses (voir la carte). Une treizième fosse, qui contenait les restes d’au moins deux personnes, a été recouverte lorsqu’il est apparu que sa partie principale était située sous un arbre et que l’exhumation serait difficilement possible. 21 dépouilles ont été exhumées, à raison d’une à deux par fosse, dont 11 hommes et 10 femmes.

Carte des fouilles. Cartographie et design : Dmitri Tchernykh

L’âge des victimes exhumées en 2018 varie : deux hommes entre 41 et 53 ans, deux entre 20 et 33 ans, une femme entre 31 à 40 ans. Tous ont été tués d’une balle dans la tête : trois dans la nuque, deux dans la tempe. Selon Iouri Nikiforov, le directeur de la section scientifique de la RVIO, les dépouilles des 9 femmes et 7 hommes exhumées en 2019 « appartiennent principalement à des personnes jeunes, entre 20 et 35 ans ». Comment comprendre ce « principalement » et combien de fusillés étaient dans une autre tranche d’âge ? Hélas, nous ne le savons pas. Tout comme nous ne savons rien des modes d’exécution pratiqués sur les personnes exhumées en 2019. Selon les experts, toutes les victimes ont été assassinées et inhumées il y a plus de 50 ans.

Les fosses ouvertes en 2018 et 2019 se trouvaient à une profondeur de 1,5 à 2 mètres. En plus des restes humains, certaines contenaient des fragments de vêtements et de chaussures, totalement décomposés la plupart du temps à l’exception des boutons en os ou en métal. Dans l’une des fosses, on a trouvé les restes d’un chapeau sur la tête d’une victime. On a découvert plusieurs débris de chaussures en caoutchouc ou en cuir : des galoches en caoutchouc (et parfois des restes de bottes de feutre), des bottes ou des bottines. Dans l’un des cas, les galoches étaient bricolées à la main, découpées dans des pneus d’automobile sur lesquels on pouvait lire une inscription bien distincte : « Iaroslavl » (ce qui donne un repère supplémentaire pour la datation des fosses, l’usine de pneus de Iaroslavl ayant été créée en 1932 ; par conséquent, les fosses datent du milieu des années trente au plus tôt). À notre connaissance, on n’a exhumé aucun objet permettant de personnifier ou de dater exactement les fosses.

Corps de deux victimes, posés l’un sur l’autre. Photographie : Irina Galkova

Certaines dépouilles se sont conservées suffisamment pour que l’on puisse reconstituer la monstruosité du drame qui s’est déroulé ici, malgré les décennies qui nous en séparent. On voit que les corps (ou des personnes encore vivantes ?) ont été brutalement jetés les uns sur les autres, les mains attachées derrière le dos. Ce qui frappe dans les résultats de l’expédition de 2019, c’est la prédominance des femmes parmi les corps découverts (9 sur 16). Il faut également noter la densité des inhumations (sept fosses à gauche du chemin), ce qui permet de douter qu’il s’agisse de fosses séparées. Les conclusions générales des experts confirment les données de l’expertise de 1997 : les personnes inhumées ont été tuées par balles à la tête et enterrées il y a plus de 50 ans.

Les balles

On a trouvé des balles dans chaque fosse, à la même profondeur que les restes humains : il s’agit bien des balles qui ont percuté les têtes des victimes. Selon la conclusion des experts de 2018, les balles et les douilles faisaient partie de munitions pour les pistolets Mauser calibre 7, 63 et pour les pistolets Mauser ou Browning calibre 7,65. Les experts n’ont pas réussi à identifier le lieu ni la date de fabrication des cartouches. D’après la communication de Iouri Nikiforov, en 2019 :

« …à côté des dépouilles, on a découvert des balles, en nombre de 13, identifiées par les experts comme faisant partie des munitions utilisées pour le pistolet Colt (calibre 45). Les douilles en nombre de 13, de fabrication américaine, dont 12 produites par la compagnie Remington – UMCC et une par Peters Cartridge Compagny. L’une des douilles fait partie d’une cartouche de calibre 7,65 qui convient pour les pistolets belges Browning, allemands Mauser et Walter. Ainsi que 2 balles et 4 douilles pouvant faire partie de cartouches à pistolets et pistolets-mitrailleurs de fabrication soviétique.

Nous n’avons pas d’informations sur la date de fabrication des cartouches.

Balle et douille trouvées lors des fouilles. Photographie : Evguenia Koulakova

Les objets

En plus des fosses contenant des restes humains, en 2019, quatre fosses contenant des objets ont été ouvertes le long du chemin qui traverse Sandarmokh. Ce chemin est ancien, les fosses sont situées des deux côtés. À plusieurs endroits, le détecteur de métaux a émis un fort signal : c’est là que les membres de l’équipe ont creusé. À quatre endroits, très près du chemin (pratiquement sur le bas-côté) on a trouvé d’assez importantes accumulations d’objets. À notre connaissance, on n’a pas procédé à des vérifications systématiques ni au sondage du sol pour trouver d’autres endroits similaires ; la décision de se limiter aux portions de terrain fouillées (comme la décision d’y pratiquer des fouilles) a été prise de manière spontanée. Les objets découverts étaient enterrés à une faible profondeur (environ 20 cm, pratiquement sous la couche d’herbe). Une partie importante est constituée de vaisselle métallique : il s’agit essentiellement de quarts en fer, qui étaient justement à l’origine du signal fort. Sur les quatre endroits où l’on a creusé, trois étaient situés très près les uns des autres et c’est de là que provient la plus grande partie des objets. Il semblerait que ce soient trois secteurs d’une grande déchetterie le long du bas-côté. À présent, venons-en au contenu des fosses.

Selon l’inventaire réalisé plus tard d’après les photographies, le nombre total d’objets exhumés s’élève à 180, dont:

53 quarts métalliques
21 boucles de ceinture
12 boutons en os ou en plastique
9 pièces de monnaie
8 verres de lunettes (parfois avec des fragments de branches)
8 plaques métalliques pour les valises, coins de valise en fer
2 serrures de valise
6 boutons métalliques
6 parties métalliques de sac de voyage
6 gamelles métalliques
6 fragments de vaisselle en argile
3 tasses en porcelaine
2 quarts en argile
3 verres
3 bocaux en verre
3 parties métalliques de porte-monnaie
2 cuillères
2 passoires à thé de voyage
1 canif
1 étui à lunettes
1 rasoir de sécurité
1 fermeture éclair

Les nombreux restes d’objets faits de matériaux organiques sont difficiles à décrire, mais ils permettent de conclure que se trouvait là un volume important de vêtements et de chaussures. Les parties conservées (par exemple, les fragments de semelles) sont en grande partie carbonisées. Des traces de suie sont perceptibles sur de nombreux objets métalliques (par exemple, sur les pièces de monnaie). On a trouvé aussi de nombreux fragments de verre fondu.

Objets trouvés lors des fouilles. Photographie : Ksenia At.

Que peut-on dire d’une pareille combinaison d’objets à première vue ? Leur quantité et leur nature permettent de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une déchetterie ordinaire. Nous voyons des effets personnels en plusieurs exemplaires, parmi lesquels des objets de première nécessité : lunettes, vêtements, chaussures, porte-monnaie ainsi que des objets que l’on emporte en voyage (ou en prison) : vaisselle métallique, rasoir, passoire à thé. Ces affaires appartenaient manifestement à un grand nombre de personnes différentes. On les imagine facilement rangées dans des valises et des sacs de voyage (dont des vestiges ont été trouvés également en assez grande quantité) ou dans des baluchons qui ne se sont certainement pas conservés. Les quarts métalliques sont les plus nombreux. Ce genre de quarts faisaient partie de l’équipement des soldats de l’armée rouge depuis le milieu des années 1920. La population civile les utilisait également volontiers : ces quarts étaient largement en usage en tant que vaisselle de voyage ou de camping. C’est aussi un des objets les plus typiques du quotidien des prisons et des camps de l’époque du Goulag. La vaisselle (comme d’ailleurs les autres objets), ne présente aucune unité : les quarts sont de tailles et d’apparences différentes, produits dans des usines différentes. En plus de la vaisselle métallique, on a trouvé de la vaisselle en argile, dont des pièces confectionnées à la main sur un tour de potier ainsi que des verres et des tasses en porcelaine fine : en un mot, chacun s’était préparé pour ce voyage comme il avait pu…

Quant aux vêtements, la plupart du temps, il n’en reste que les boucles et les boutons, dont quelques boutons métalliques de différents uniformes : celui de la marine ou de la marine militaire, avec une ancre ; celui de l’époque du tsar avec l’aigle bicéphale ; vareuse ou trench avec une étoile. Il y a également de petits objets métalliques dans lesquels on devine des broches et d’autres éléments de bijoux pour femmes.

Manifestement, on a tenté de détruire ces objets : ils étaient jetés en tas et brulés, il n’en reste que les fragments incombustibles ou bien épargnés par le feu. Il est possible qu’on les ait ensuite recouverts de sable ou laissés se consumer, non plus dans le feu mais sous l’effet du temps.

Les objets qui peuvent nous orienter quant à la date de l’événement méritent une attention particulière. C’est d’abord la vaisselle sur laquelle on peut voir l’estampille des usines. Malgré une forte corrosion et détérioration, ces estampilles sont parfois lisibles. Parmi ces objets, il faut mentionner :

  • Un quart estampillé « usine de Lougansk », fabriqué avant 1935, car en 1935 Lougansk a été rebaptisé Vorochilovgrad ;
  • Le manche d’une cuillère ou d’une fourchette en aluminium avec l’estampille de l’usine léningradoise « Le Vyborgien[1] rouge » (on peut lire des fragments des mots « Vyborgien » et « Leningrad »), dont la production a commencé en 1924 ;
  • Une gamelle avec l’estampille de la société par actions « Laiton-Westen » qui a pu être fabriquée entre 1927 et 1941 à Rostov-sur-le-Don. En 1941 cette société russo-autrichienne, fondée en 1927, a été transformée en une usine d’État, la marque a changé ;
  • Un bocal en verre estampillé « Usine Articles de verre ville d’Ordjonikidze NKPP[2] », fabriqué dans la période entre 1934 et 1944 (le Commissariat du peuple à l’industrie alimentaire est créé en 1934 ; en 1944 la ville d’Ordjonikidzé est rebaptisée Dzaoudjikaou[3] ; lorsqu’il retrouve son ancien nom en 1954, le NKPP est devenu le ministère de l’Industrie alimentaire).
  • Trois verres avec l’estampille de « l’Usine de verre du nom du Premier Détachement de volontaires communistes (1 KDO) », située dans le bourg de Bolchaïa Vichera, fabriqués entre 1923 et 1941. Cette usine, qui produisait de la vaisselle avec ce genre d’estampilles depuis 1923, a été détruite pendant la Seconde Guerre mondiale.

Les pièces de monnaie permettent une datation encore plus précise. Dans deux fosses, on a trouvé quelques pièces de l’époque soviétique, toutes datées des années trente. Neuf pièces portent des dates clairement lisibles : une pièce de 2 kopecks de 1936, une de 3 kopecks de 1930, une 5 kopecks de 1935, une de 10 kopecks de 1934, une de quinze kopecks de 1934 ; quatre pièces de 20 kopecks de 1932, 1934, 1935 et 1937.

Ainsi, l’événement qui a abouti à l’enfouissement et à la destruction partielle des objets a eu lieu au plus tôt au milieu des années trente et même, plus précisément, après 1937. On peut bien sûr supposer que ces objets ont été jetés et brûlés en plusieurs fois au cours d’une certaine période. Il est plus difficile de déterminer la limite supérieure : les objets et les pièces de monnaie ont pu être en usage pendant plusieurs années et, en ce sens, l’année de leur fabrication n’est pas significative. Cependant, étant donné la datation assez rapprochée de ces pièces, il apparaît que cette limite ne doit pas être repoussée trop loin après 1937. Car dans les années 1938-1941 l’émission de la monnaie en URSS a continué au même rythme qu’avant et c’est seulement pendant les années de guerre et l’immédiat après-guerre qu’elle s’est ralentie. Or, on n’a trouvé aucune pièce datant d’après 1937.

Comment cela s’est passé

L’histoire des exécutions à Sandarmokh est un des rares cas où le voile séparant les chercheurs russes des documents d’archives du FSB et du MVD a été partiellement levé. Les bourreaux de Sandarmokh se sont retrouvés eux-mêmes inculpés dès le printemps 1938, puis jugés. L’affaire visait principalement Alexandre Chondych et Ivan Bondarenko, responsables du peloton d’exécution du camp du Canal Baltique – mer Blanche (Belbaltlag), ainsi que le capitaine de la sécurité d’État Mikhaïl Matveïev, responsable du peloton d’exécution de Leningrad venu à Medvejia Gora avec un groupe important de détenus des Solovki. Ce dossier judiciaire, qu’au terme après maintes démarches Veniamine Iofe et Irina Flige ont obtenu le droit de consulter partiellement aux archives en 1997, est devenu le document clef pour la découverte de Sandarmokh. Les chercheurs n’ont pas pu en étudier l’ensemble (et ne le peuvent toujours pas, car les personnes concernées n’ont pas été réhabilitées), mais certains de ses fragments ont été copiés, notamment ceux où les membres du peloton d’exécution décrivent leur trajet du SIZO[4] de Belbaltlag jusqu’au polygone, en mentionnant la distance en kilomètres et les localités.

Le chercheur carélien Ivan Tchoukhine a eu le temps de travailler sur ce dossier[5]. Plus important encore, il a réalisé un immense travail de collecte et de systématisation des informations provenant des procès-verbaux d’exécution des peines capitales prononcées par des « troïkas » et des « dvoïkas[6] » au cours des opérations nationales. Dans le livre de Tchoukhine, paru à titre posthume en 1999 (https://imwerden.de/pdf/chuhin_kareliya-37_1999__ocr.pdf), on trouve des tableaux journaliers d’exécutions par balle avec la mention du lieu et des exécuteurs. Par la suite, c’est le travail de Iouri Dmitriev qui a permis de préciser et de compléter les listes des personnes fusillées « à Medgora » (c’est ainsi que l’on désignait dans les procès-verbaux le lieu connu aujourd’hui comme Sandarmokh), d’établir leurs biographies et de pérenniser la mémoire des assassinés. Dmitriev travaillait avec Tchoukhine à la création d’une liste complète des victimes de la Grande Terreur en Carélie ; c’est également à lui que l’on doit le premier livre de mémoire Sandarmokh, un lieu d’exécutions par balles (https://imwerden.de/pdf/dmitriev_yuri_mesto_rasstrela_sandarmokh_1999__ocr.pdf), publié à Petrozavodsk en 1999. Une nouvelle édition en plusieurs volumes, intitulée Sandarmokh, un lieu de mémoire, est en cours de préparation.

Tout un corpus de sources sur l’histoire du « Convoi des Solovki » (détenus de la prison de la Direction générale de la Sécurité d’État (GOuGB) du NKVD des Solovki, envoyés à Medvejegorsk pour y être exécutés), fusillé à Sandarmokh, a été publié et commenté par l’historien pétersbourgeois Anatoli Razoumov, l’auteur du Martyrologe de Leningrad (http://visz.nlr.ru/person/book/peeter) et responsable de la nouvelle édition du Livre de mémoire de Sandarmokh cité ci-dessus. Compte tenu de l’ampleur des connaissances sur la question (qui pourraient, bien sûr, être enrichies), les trouvailles de ces dernières années sont à considérer dans le contexte d’une histoire dont nous maîtrisons déjà de nombreux détails.

Les fouilles de 2019. Photographie : Irina Galkova

Les gens

Les restes de 21 personnes exhumés en 2018 et 2019 ne sont pas des corps anonymes. Nous ne pouvons pas les identifier nommément, mais nous pouvons définir certains cadres dans lesquels leurs destins sont inscrits.

Dans le dossier judiciaire des exécuteurs de Carélie et de Leningrad, Sandarmokh est désigné comme « le lieu habituel de l’exécution des peines sur les détenus du Belbaltlag ». Au moins un tiers des victimes venaient de ce camp, condamnées à mort dans le cadre des « quotas » d’exécutions planifiées ou pour évasion : il s’agissait pour eux d’une nouvelle condamnation qui les frappait alors qu’ils purgeaient déjà une peine. Cette évasion n’avait pas nécessairement eu lieu : plusieurs détenus ayant l’autorisation de circuler sans escorte en dehors du camp ont été condamnés avec cette formule. Les galoches en caoutchouc bricolées et les semelles taillées dans des pneus d’automobile étaient largement utilisées justement dans les camps où les gens avaient du mal à se procurer des chaussures de fabrication industrielle.

Cependant, cet équipement rudimentaire pouvait appartenir également à des libres ou des demi-libres, notamment des déportés vivant dans des villages spéciaux près du combinat du canal Baltique – mer Blanche. Dans leur grande majorité, c’étaient des paysans dékoulakisés, dont plus de 600 sont inhumés à Sandarmokh.

Les fusillés pouvaient être aussi simplement des habitants de la Carélie arrêtés pour la première fois et internés dans les prisons d’instruction de Petrozavodsk ou de Kem. Ils sont ici les plus nombreux, près de deux mille cinq cents.

Enfin, cela pouvait être des détenus de la prison des Solovki faisant partie d’un convoi de 1111 personnes envoyées à Medvejia Gora. Si c’est le cas, ils ont dû être assassinés le premier jour des exécutions visant les prisonniers des Solovki : en effet, une ou plusieurs personnes de ce convoi, ayant compris qu’elles étaient vouées à la mort, avaient caché des couteaux dans leurs vêtements et tenté de fuir durant le transport, blessant un gardien. C’est précisément après cet incident que le peloton d’exécution de Leningrad, qui n’avait pas réussi à cacher leur sort aux condamnés, a mis en place des mesures monstrueuses pour éviter évasions et résistance : on déshabillait les gens, ne leur laissant que leurs sous-vêtements, on les ligotait, on les passait à tabac avant de les transporter vers le lieu d’exécution. Or, les dépouilles exhumées portent presque toutes des traces de vêtements décomposés et de chaussures, donc s’il y a parmi ces morts des détenus des Solovki, ils font partie des 208 personnes assassinées le premier jour des exécutions. Cela étant dit, il est bien probable que les corps exhumés n’appartiennent pas à ce groupe. Car pour enterrer plus de 200 corps en une nuit, on a dû creuser des fosses plus larges permettant d’inhumer un plus grand nombre de cadavres. Dans les tableaux constitués par Ivan Tchoukhine, nous trouvons plusieurs dates où le nombre d’exécutés était bien moindre : 5 à 20 personnes.

D’après les documents, les femmes étaient conduites au polygone séparément. Elles ont donc pu être fusillées à part également, ce qui expliquerait l’existence de fosses entièrement ou majoritairement « féminines », alors que les femmes sont moins représentées parmi les fusillés. La concentration de dépouilles féminines dans une même fosse ou dans un même endroit ne doit donc pas nous surprendre. Les procès-verbaux d’exécution et les dossiers d’instruction conservés aux archives ont permis de connaître les noms et les brèves biographies de 6241 personnes fusillées « dans la région de Medgora ». 21 personnes dont les dépouilles ont été dérangées par les expéditions de la RVIO doivent faire partie de cette liste. Nous connaissons leurs noms. Ils sont gravés sur les écriteaux mémoriels de Sandarmokh, mentionnés dans le Livre de mémoire conservé à la chapelle Saint Georges à l’entrée du mémorial. Ils résonneront le 5 août lorsque, dans le cadre de la traditionnelle Journée de mémoire des gens réciteront, dans plusieurs villes, les noms des fusillés de Sandarmokh.

Chapelle Saint Georges durant la Journée de la mémoire du 5 août 2013. Photographie : Wikimedia

À l’heure actuelle, tout un groupe de chercheurs professionnels et de volontaires poursuit son travail pour la reconstitution de biographies détaillées des victimes de Sandarmokh ; on trouve déjà un grand nombre d’histoires humaines sur le site créé par la fondation Iofe : https://sand.mapofmemory.org/filter/. Le premier volume du livre Sandarmokh, lieu de mémoire, récemment édité, est constitué pour moitié de récits sur les personnes qui y ont péri. C’est précisément ainsi que l’on sauve ces morts de l’anonymat et non pas en déplaçant leur dépouille.

Les balles

Nous ne savons pas quel type d’armes utilisaient les équipes d’exécuteurs à Sandarmokh. Une analyse détaillée de leur dossier d’instruction, qui contient nécessairement les procès-verbaux de perquisitions avec la liste des armes confisquées, aurait permis de répondre à cette question. Mais, à l’exception d’une petite partie, celui-ci reste inaccessible aux chercheurs. Cependant, nous possédons un certain nombre d’informations sur les armes de leurs collègues de différentes villes et régions : Moscou, la région d’Oulianovsk, la région de Kharkov, Odessa, Novossibirsk, Armavir etc. On trouve une analyse exhaustive des documents qui mentionnent les armes personnelles des agents de l’OGPOu et du NKVD de la fin des années 1920 au début des années 1940 dans l’article de Sergueï Romanov « Sur la question de l’usage par le NKVD de calibres « non soviétiques » lors des exécutions par balles (http://katynfiles.com/content/romanov-7-65.html?fbclid=IwAR0NkyFfeFmCXOWjJKOpc1Ov2dOsVZ5TvzCmypSTkuMaumvAGGzE-8NVRts). Parmi les sources analysées, les procès-verbaux de la perquisition des agents arrêtés, les décrets par lesquels ils ont reçu des armes personnelles en guise de récompense, les autorisations de port d’armes, les documents sur la vérification de l’état des armes personnelles ainsi que le décret général sur les normes pour l’armement du personnel des prisons du GOuGB et du NKVD.

Le plus souvent, tous les documents et listes mentionnent des pistolets Mauser, Walter et Browning, calibres 7,65 et 7,63. Ce qui correspond précisément aux balles et douilles trouvées dans les fosses de Sandarmokh. Parmi les armes des exécuteurs on trouve également le pistolet Korovine soviétique, créé spécialement comme une copie de ces calibres étrangers répandus. Dans son article « Pistolets et révolvers en Russie » (http://www.shooting-ua.com/arm-books/arm_book_81.htm), S. P. Fedosseïev donne la description et une brève histoire de l’usage des pistolets de différents systèmes en Russie et en URSS, y compris durant les années des répressions. On y trouve de nouveau tous les modèles déjà énumérés ainsi que le Colt de calibre 45. C’est une balle de ce pistolet qui est mentionnée dans le rapport du capitaine de la sécurité d’État Chtchepilov du 11 avril 1939 sur la perquisition de l’appartement de Nikolaï Ejov. L’ancien commissaire du peuple avait conservé les balles avec les inscriptions « Zinoviev », « Kamenev », « Smirnov » dans un paquet spécial : deux d’entre elles étaient des balles de Nagant et une de Colt. En d’autres termes, toutes les balles et les douilles trouvées dans les fosses correspondent parfaitement aux armes dont disposait généralement le personnel du NKVD.

Les objets

Les fosses contenant les objets le long du chemin étaient séparées de celles qui contenaient les dépouille humaines, c’est pourquoi il serait imprudent de les relier à l’histoire des exécutés sans autres preuves. Cependant, il y a des indications en ce sens. La datation des objets (en dépit de son caractère fragmentaire et des extrapolations que cela suppose) nous oriente vers la seconde moitié des années trente. Par ailleurs, les objets appartenaient manifestement à un grand nombre de personnes différentes (différentes par leur âge, leur métier, leur statut social). Le lieu que l’on appelle aujourd’hui Sandarmokh était toujours désert et éloigné des habitations humaines et les exécutions de masse des années 1937-1938 sont le seul événement important ayant eu lieu là, dont nous avons une preuve documentaire. Compte tenu de tous ces éléments, le cadre temporel de la seconde moitié des années trente apparaît comme la version la plus plausible voire l’unique possible.

Les croix mémorielles de Sandarmokh avec les fouilles à l’arrière-plan. Photographie : Evguenia Koulakova

Là aussi, il convient de se tourner vers des cas analogues. Sandarmokh est un des dizaines de lieux d’exécution qui existaient dans chaque oblast et république d’URSS. Plusieurs études consacrées aux sites des exécutions de masse et aux fouilles qui y ont été menées mentionnent des objets enterrés. On trouve de telles accumulations d’objets dans les fosses elles-mêmes comme dans des endroits séparés. Souvent, ces vestiges sont carbonisés, brûlés en partie. Dans son article récent consacré aux objets enterrés à Kouropaty, A. R. Dioukov, donne un assez large panorama de cas : (https://www.academia.edu/36329247/Дюков_А_Р_Откуда_в_куропатских_могилах_личные_вещи_расстрелянных_Историческая_экспертиза_2017_4_С_145_152). Il cite des situations semblables lors d’exhumations au polygone de Boutovo et dans d’autres lieux d’exécution de la Grande Terreur. Par ailleurs, il reconstitue les logiques de la manipulation de grandes masses de gens condamnés à mort, sur la base de documents d’archives. Malgré l’absence d’une quelconque consigne générale pour l’organisation de ce genre d’opérations, les collaborateurs du NKVD agissaient plus ou moins de la même manière. On ne révélait pas le verdict aux condamnés jusqu’au dernier moment (à ce sujet, il existait une directive spéciale de Frinovski, le commissaire du peuple adjoint), ce qui permettait de les rassembler tranquillement et de les conduire sur le lieu de l’exécution parfois en très grand nombre et sur de grandes distances. Ne sachant pas qu’ils allaient être assassinés, les gens ne résistaient pas et ne tentaient pas de s’évader : l’exemple du convoi des Solovki est en ce sens très significatif et montre ce qui peut se passer en cas de fuite d’informations. On rendait aux détenus des prisons leurs affaires personnelles qui leur avaient été confisquées lors de l’arrestation, en leur disant qu’ils seraient transférés dans une autre prison ou dans un camp. C’est ainsi qu’ils récupéraient, entre autres, des objets interdits qu’on leur prenait à leur arrivée en prison, tels que couteaux et rasoirs. Cependant, ils ne conservaient leurs effets que durant un temps très bref. Ceux-là leur étaient repris de nouveau quelque temps avant l’exécution voire juste avant. On ne les rendait pas aux familles : celles-ci sont restées dans l’ignorance de la mort de leur proche plusieurs années durant.

Les objets précieux et l’argent étaient inventoriés et mis en consigne. On sait toutefois qu’ils étaient en grande partie récupérés par les exécuteurs et le personnel qui était, d’une manière ou d’une autre, impliqué dans l’opération. Par la suite, surtout lorsqu’on a pu voir certaines affaires des exécutés circuler dans des ventes, plusieurs membres de pelotons d’exécutions ont été condamnés pour maraudage. Leurs dossiers judiciaires constituent certainement, à l’heure actuelle, la source documentaire la plus importante qui aide à reconstituer en détail l’organisation des exécutions pendant la Grande Terreur. En plus des vols à proprement parler, les effets pouvaient être utilisés au cours de l’opération elle-même. Ainsi, à la Direction du NKVD de Jitomir les vêtements des fusillés servaient à couvrir la benne du camion qui transportait les corps pour éviter que le sang coule. Il existe également des informations sur l’« échange » des vêtements abimés durant le travail (c’est-à-dire imbibés de sang) des bourreaux contre des vêtements pris aux victimes.

Il s’agissait ensuite de se débarrasser des vêtements « abimés » et de tout ce dont ni le NKVD, ni les exécuteurs n’avaient pas besoin ; ainsi que des corps. Les agents de la Direction du NKVD de l’oblast de Jitomir ont par exemple parlé, lors de leur interrogatoire en 1939, de vêtements détruits et enterrés. Bien plus tard, la même pratique (comprenant la destruction par le feu) a été mentionnée par Ivan Starikov, ancien soldat d’escorte du NKVD de Kolpachevo, région de Tomsk, dans une interview de 1989 (https://tv2.today/Istorii/Ya-v-rasstrelah-uchastie-sam-ne-prinimal-tak-kak-ne-byl-chlenom-partii) ; ainsi que par A. A. Znak, responsable de l’entrepôt de la kommendantura du NKVD de Biélorussie : « Ceux qui exécutaient les condamnations à mort racontaient qu’on jetait les affaires dans les tombes après y avoir jeté les fusillés ».

Les documents disponibles sur les exécutions à Sandarmokh montrent une logique similaire de traitement des objets. L’argent et les objets précieux devaient être confisqués aux détenus et inventoriés dans des documents afin d’être conservés dans des réserves du NKVD. Les listes originales du convoi des Solovki, qui ont été publiées, portent des mentions en marge en face de chaque nom : les sommes d’argent confisquées ainsi que les montres et les dents en or que le NKVD ne dédaignait pas. En 1939, au cours de son procès, l’exécuteur Mikhaïl Matveïev disait que « les effets des personnes réprimées n’étaient pas volés, chaque nuit, on les emportait dans un entrepôt où ils étaient rangés et l’entrepôt était mis sous scellés ». Toutefois, un autre inculpé du même procès a indiqué que « les procès-verbaux de confiscation d’objets précieux n’étaient rédigés que le matin suivant, quelques heures après la fin de l’opération ; un autre encore a précisé qu’il avait « entendu dire par les agents de la 3e section que des effets des réprimés étaient vendus au marché ». Dans la conclusion de l’acte d’accusation des responsables du peloton d’exécution de Belbaltlag on pouvait lire : « Chondych et Bondarenko n’avaient pas organisé l’inventorisation et la surveillance des objets confisqués aux personnes ayant fait objet de répressions, à la suite de quoi ces objets étaient volés ». On y trouve un autre détail : « Bondarenko et Mironov distribuaient ces effets aux agents de la 3e section pour leur usage et ont fait confectionner des manteaux de fourrure pour eux-mêmes avec ces vêtements. Quant aux vêtements sans grande valeur, ils étaient utilisés pour les besoins du travail : les bourreaux les mettaient pendant les exécutions afin de ne pas tacher de sang leurs propres vêtements.

Après cette sélection, appropriation et inventaire, il restait bien sûr une grande quantité d’objets inutiles dont il fallait se débarrasser tout comme des vêtements imbibés de sang. La liste des objets exhumés à Sandarmokh rappelle les listes semblables des objets (ou de leurs vestiges) retrouvés à Boutovo (dans la région de Moscou), à Kouropaty (région de Minsk, Belarus), à Doubovka (région de Voronej). En l’absence d’instructions documentées, il est malgré tout évident que dans tous ces cas les bourreaux suivaient des logiques analogues en brûlant et en enterrant ces objets sur le lieu même où leurs propriétaires avaient été assassinés.

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Bien que les résultats des deux expéditions confirment de manière parfaitement convaincante l’immense crime qui a été commis ici dans les années 1937-1938 et permet d’en connaître de nouveaux détails, la question de l’utilité des exhumations demeure cruciale. Il y a peu de sens à ouvrir les fosses les unes après les autres pour se convaincre de ce que l’on savait déjà : dans chacune d’elles on trouve des personnes assassinées. Déjà durant la première expédition, les descendants des victimes de Sandarmokh avaient rédigé une lettre collective où ils demandaient de ne pas déranger les restes de leurs ancêtres. Il n’en a pas été tenu compte, les fouilles se sont poursuivies à une échelle plus large. L’évidente infraction aux normes prescrites par la Loi sur les objets du patrimoine culturel (http://www.consultant.ru/document/cons_doc_LAW_37318/555d42c04d8e6d7d9874776c46e180043cc8cb0c/) n’a suscité non plus aucune attention. La plainte adressée au parquet de Carélie puis au Parquet général par le parti Iabloko et par la députée de l’Assemblée législative Emilia Slabounova est restée sans suite (https://www.interfax.ru/russia/679036), la légalité des travaux sur le territoire du mémorial n’a pas été vérifiée.

Aucune des personnes dont les dépouilles ont été dérangées au cours de ces fouilles n’a été ré-inhumée à ce jour. Ce qui n’empêche pas Sergueï Veriguine de solliciter les autorités de la région afin d’installer ici un monument soit aux prisonniers de guerre, soit aux partisans et aux résistants clandestins. L’essentiel, c’est qu’il s’agit d’un monument-déni : Veruigine considère comme étant prouvé le fait que « dans la région de Sandarmokh ont pu être inhumés également des citoyens soviétiques qui n’ont pas été tués au cours des répressions des années 1937-1938 », en d’autres termes, on agite la nécessité d’ériger un monument à n’importe qui, pourvu que ce ne soient pas les victimes des répressions.

Le débat autour du caractère étonnant de cette exigence dépasse les objectifs modestes de cet article ; toujours est-il que cette exigence est en soi suffisamment éloquente et révèle les buts véritables de ceux qui sont à l’origine des nouvelles recherches dans les sables du site de massacre.

Que le temps et la mémoire leur soient juges. L’auteur exprime ici sa profonde reconnaissance à Anatoli Razoumov, Irina Flige, Elena Kondrakhina, Dmitri Tchernykh, Elena Grichina pour l’aide qu’ils m’ont apportée dans mon travail sur cet article


[1] De Vyborg, ville dans l’oblast de Leningrad.

[2] Commissariat du peuple à l’industrie alimentaire.

[3] Aujourd’hui, la ville, capitale de l’Ossétie du Nord, porte le nom de Vladikavkaz qui lui avait été donné par Catherine II au moment de sa fondation en 1784.

[4] Isolateur spécial.

[5] Ivan Tchoukhine est décédé dans un accident de voiture le 11 mai 1997.

[6] Instances extra-judiciaires de trois ou de deux membres, habilitées à prononcer, à huis clos et en l’absence de l’accusé et de toute défense, une peine de travaux forcés de dix ans ou la peine de mort. Lorsque la condamnation frappait un détenu du Goulag, le seul verdict autorisé était la peine de mort.