Plainte à Moscou au nom d’une victime syrienne contre les mercenaires du groupe Wagner

Plainte à Moscou au nom d’une victime syrienne contre les mercenaires du groupe Wagner

Jeudi 11 mars, une plainte a été déposée à Moscou par le parent d’un citoyen syrien torturé, tué et dont le corps a été mutilé par six membres présumés du groupe Wagner, en 2017 dans la région de Homs. Cette plainte, déposée avec le soutien du Syrian Center for Media and Freedom of Expression (SCM), de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et du Centre des Droits Humains “Memorial” (Russie) demande l’ouverture d’une enquête pénale.

Les avocats mandatés par la FIDH, SCM et Memorial, Ilya Novikov et Petr Zaikin, représentent le frère de la victime, Mohamad A.

C’est la toute première fois qu’une telle action est intentée par la famille d’une victime syrienne à l’encontre de suspects russes pour des crimes commis en Syrie. La plainte demande l’ouverture d’une enquête sur ce meurtre commis avec une extrême cruauté et que soit établie la responsabilité des auteurs présumés de ces crimes, incluant des crimes de guerre.

Ilya Novikov, l’un des avocats du plaignant, explique : « Le droit russe prévoit l’obligation pour l’État d’enquêter sur les crimes commis par des citoyens russes à l’étranger. Le Comité d’enquête n’a, à ce jour, ouvert aucune procédure sur le crime en question, même si toutes les informations nécessaires ont été officiellement communiquées aux autorités russes il y a plus d’un an ».

“Une plainte déposée par Noveya Gazeta il y a un an est restée lettre morte », ajoute Aleksander Cherkasov, le président du Centre des droits humains Memorial. « Cela nous a obligés, nous, défenseurs des droits humains, à nous tourner vers les autorités russes chargées des enquêtes. Ça se répète comme il y a 20 ans, lorsque les disparitions forcées, la torture et les exécutions extrajudiciaires commises pendant le conflit armé dans le Caucase du Nord n’ont fait l’objet d’aucune enquête. Aujourd’hui, nous sommes face à un nouveau maillon de cette chaîne d’impunité’”

Ilya Novikov, l’un des avocats du plaignant

Le groupe Wagner, organisation informelle essentiellement composée de combattants russes agissant sous le contrôle effectif de la Fédération de Russie, est actif depuis plusieurs années dans des opérations militaires, notamment en Syrie. Il est connu pour son implication dans de graves violations des droits humains contre des civils, parfois accompagnées d’une extrême cruauté. L’ambiguïté du statut légal du groupe en vertu de la loi russe, et le refus des autorités russes de reconnaître les liens de dépendance entre Wagner et Moscou, sont des moyens utilisés par la Russie pour s’exonérer de toute responsabilité dans les crimes internationaux commis par les membres de Wagner.

“Le gouvernement russe doit assumer ses responsabilités juridiques et morales vis-à-vis des violations commises par son armée, y compris par les entités privées participant aux opérations militaires extérieures sous son commandement, comme le groupe Wagner. Nous savons que les réseaux de relations politiques et économiques de ces groupes sont complexes. Néanmoins, il n’est en aucun cas permis de considérer le sang des Syriens comme bon marché et de penser que les pertes en vies civiles sont de simples dommages collatéraux « 

Mazen Darwish, le directeur général et fondateur de SCM

Le Syrian Center for Media and Freedom of Expression (SCM), la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et le Centre des Droits Humains “Memorial” (Russie) ont produit des preuves attestant de l’identité des accusés et de leur engagement dans les rangs du groupe Wagner. La famille de la victime, Mohamad A., qui avait fui la Syrie, n’a plus jamais entendu parler de lui depuis son retour du Liban en Syrie au printemps 2017, jusqu’à ce que des vidéos de son corps torturé et mutilé apparaissent dans des médias russes et syriens.

“Cette plainte n’est pas seulement un pas en avant significatif pour assurer un minimum de justice à la famille de la victime de ce crime barbare, c’est aussi un moyen d’ouvrir la voie vers une reconnaissance de la responsabilité de la Russie dans ces crimes commis par des forces armées de facto qui agissent en dehors de son territoire. Un État ne peut pas éviter sa responsabilité internationale en externalisant la violence à des groupes armés de l’ombre comme Wagner.”

Ilya Nuzov, responsable du desk Europe de l’Est et Asie centrale de la FIDH.

Le statut de membre permanent du Conseil de sécurité de la Russie renforce sa responsabilité vis-à-vis des crimes commis par ses unités militaires ou par des groupes privés qui opèrent sous son contrôle effectif. Depuis dix ans que dure le conflit syrien et cinq qu’a commencé l’engagement direct de la Russie sur le territoire syrien, Moscou a utilisé son droit de veto des dizaines de fois pour bloquer toute tentative en faveur de la lutte contre l’impunité des crimes commis en Syrie.

« Nos organisations travaillent depuis des mois pour déposer cette plainte devant la justice russe avec suffisamment d’éléments de preuve pour que la responsabilité des individus impliqués soit engagée. Nous continuerons de recourir à toutes les voies légales disponibles jusqu’à ce que justice soit faite »

Clémence Bectarte, coordinatrice du Groupe d’action judiciaire de la FIDH.

Questions – réponses

Quels sont les faits à l’origine de l’affaire ?

Le 30 juin 2017, une vidéo d’une durée d’environ deux minutes, tournée par des anonymes, est diffusée sur Internet : elle montre plusieurs hommes en uniformes militaires, russophones, frapper violemment un homme non armé. En 2019, de nouvelles images de la scène plus détaillées circulent sur internet : l’homme est frappé, torturé et décapité, puis sa dépouille est démembrée et brulée. Début novembre 2019, après que les vidéos ont été abondamment relayées sur Twitter, la presse – notamment le quotidien russe Novaïa Gazeta – a mené une enquête approfondie. Celle-ci a permis d’identifier la victime – un ressortissant syrien – ainsi que les suspects qui seraient des membres présumés du Groupe Wagner et de situer le lieu du crime à proximité du gisement de gaz d’al-Shaer, au nord de la Syrie.

Peu de temps après les révélations des médias, le frère de la victime, qui avait identifié son parent dans l’une des vidéos, a contacté le ​Syrian Center for Media and Freedom of Expression (SCM), exprimant sa volonté de saisir la justice pour le meurtre de son frère d’une extrême brutalité.

D’après ce dernier, la victime, Mohamad A., est rentrée en Syrie, en mars 2017, après avoir passé près d’un an au Liban où il a travaillé dans le secteur du bâtiment. Il a été arrêté par l’armée syrienne dès son retour et transféré sur une base militaire pour suivre des entraînements dans la banlieue nord de Damas. La victime était encore au centre d’entraînement, lorsque les deux frères ont pu se parler. Celle-ci l’a informé qu’il allait être déployé à Homs et qu’il avait l’intention de déserter l’armée syrienne. Depuis lors, il n’a plus donné de nouvelles.

Sur quelle base légale la plainte a-t-elle été déposée à Moscou ?

La plainte a été déposée auprès de la Commission d’enquête de la Fédération de Russie, à Moscou, conformément à l’article 141 du Code de la procédure pénale de la Fédération de Russie.
Une première tentative exigeant l’ouverture d’une enquête judiciaire sur le meurtre présumé de Mohamad A. avait été entreprise en novembre 2019 par le quotidien Novaïa Gazeta qui avait communiqué le contenu de son enquête ainsi que l’article publié le 20 novembre 2019 à la Commission d’enquête. Cette demande était restée lettre morte.
Dans la plainte déposée par le frère de Mohamad A., ce dernier demande l’ouverture d’une enquête sur le meurtre de son frère et sur la perpétration de crimes de guerre présumés par les suspects russes, membres allégués du Groupe Wagner identifié par Novaïa Gazeta.

Les tribunaux russes sont compétents pour juger l’affaire en vertu de l’article 12 du Code pénal de la Fédération de Russie. Celui-ci stipule que les citoyens de la Fédération de Russie qui ont commis des crimes en dehors de leur pays contre les intérêts protégés par ledit Code « sont pénalement responsables conformément audit Code, sauf s’il existe une décision prise par un tribunal d’un État étranger concernant ledit crime à l’égard de ces personnes. » « Les militaires des corps de l’armée de la Fédération de Russie basés au-delà des frontières de leur pays sont pénalement responsables pour les crimes commis sur le territoire d’États étrangers en vertu dudit Code, sauf stipulation contraire prévue par des accords internationaux ratifiés par la Fédération de Russie. »

Qu’est-ce-que le Groupe Wagner ?

C’est une association informelle, majoritairement composée d’effectifs de nationalité russe sous le « contrôle effectif » de la Fédération de Russie, qui intervient depuis plusieurs années dans des opérations de combat contre des formations militaires. Elle est connue pour ses actes de grave violation des droits humains à l’encontre de civils, perpétrés parfois avec une extrême cruauté. Ses membres ont, en effet, commis de nombreuses attaques visant des installations et infrastructures civiles dans plusieurs pays, notamment des attaques armées en vue de mettre la main sur des gisements de pétrole et de gaz en Syrie et prenant pour cibles des unités militaires dans l’Est ukrainien alors qu’ils se battaient pour le compte des groupes séparatistes pro-russes autoproclamées « Républiques populaires » de Donetsk et Lougansk. Par ailleurs, le groupe a activement pris part aux hostilités, ou participé aux opérations militaires et à l’entraînement de combattants en Libye, au Soudan et en République centrafricaine. Bien que la loi russe interdise l’intervention de mercenaires, tout comme la réglementation de sociétés militaires privées, et malgré le refus d’admettre l’existence du Groupe par les dirigeants russes, le nombre de ses membres est d’au moins 2 500 et pourrait atteindre jusqu’à 5 000 combattants.

L’ambiguïté du statut juridique du groupe en droit russe et le refus d’admettre l’existence de liens factuels prouvant sa dépendance totale vis-à-vis des autorités russes, sont une manière pour la Russie de se dédouaner de toute responsabilité concernant les crimes internationaux commis par les membres de Wagner.

Pour quelles raisons cette plainte est importante ?

Les militants et victimes syriens de ces atrocités perpétrées par toutes les parties au conflit syrien travaillent d’arrache-pied depuis 2011 pour établir la responsabilité des auteurs de ces crimes.

Malgré la gravité et l’ampleur des crimes perpétrés en Syrie depuis les manifestations de mars 2011 réprimées brutalement, à l’origine du conflit syrien qui dure depuis près de 10 ans, les voies de recours pour obtenir justice et réparation sont aujourd’hui encore très restreintes pour les victimes et leurs familles. La Syrie n’a pas ratifié le Statut de Rome et, malgré plusieurs tentatives visant à faire passer une résolution par le Conseil de sécurité des Nations unies pour porter l’affaire devant la Cour pénale internationale (CPI), les nombreux vétos de la Russie et de la Chine ont empêché la CPI d’ouvrir une enquête sur la Syrie.

Face aux obstacles qui bloquent le recours à la CPI, et sans réelle perspective de voir émerger une justice indépendante, ni de voir établie la responsabilité des auteurs de crimes en Syrie, les victimes se sont tournées vers d’autres pays – comme l’Allemagne, la Suède, la France et l’Espagne – pour enquêter sur des affaires relevant de la compétence dite « extra-territoriale ». Depuis 2012, des avocats, individus et sociétés, ainsi que des organisations internationales de défense de droits humains syriens, ont intenté des poursuites dans ces pays en vue d’ouvrir des enquêtes sur les accusations de torture, crimes contre l’humanité et/ou crimes de guerre.
Tandis que les premières plaintes déposées visaient à dénoncer les crimes commis par le régime syrien, plus récemment, des efforts ont été déployés dans le but d’engager des procédures à l’encontre de membres de groupes armés non étatiques impliqués dans la perpétration de graves violations des droits humains à l’encontre de la population syrienne.

Jusqu’à aujourd’hui, aucun tribunal n’avait établi la responsabilité de la Russie, que ce soit à travers son implication directe sur le plan militaire, ou du fait qu’elle externalise la violence au sein du « Groupe Wagner ».

Cette toute première plainte déposée devant des tribunaux russes par une victime syrienne, avec le soutien d’ONG de défense des droits humains, est une tentative sans précédent qui permettra de remédier à la situation d’impunité et de mettre les suspects russes face à leur responsabilité.

Quelle est la prochaine étape ?

Selon le Code de procédure pénale de la Fédération de Russie, la Commission d’enquête est tenue de répondre à la plainte dans les trois jours à compter de la date du dépôt. Cette période peut toutefois se prolonger de 10 jours, puis de 30 jours sur demande de la personne chargée de l’enquête. Nos prochaines actions seront en grande partie déterminées par la réponse, ou l’absence de réponse, de la Commission d’enquête.


Sources: https://www.fidh.org/fr/regions/europe-asie-centrale/russie/action-judiciaire-sans-precedent-plainte-deposee-a-moscou-au-nom-d & https://memohrc.org/ru/news_old/rodstvennik-ubitogo-siriyca-podal-v-sk-rossii-zayavlenie-na-chlenov-chvk-vagnera