La CEDH se prononce (tardivement) sur la loi russe sur les « agents étrangers »

La CEDH se prononce (tardivement) sur la loi russe sur les « agents étrangers »

Dans son jugement du 14 juin 2022, la Cour déclare que «  la loi sur les agents de l’étranger n’est pas conforme aux normes internationales et viole le droit à la liberté d’association »

Le 14 juin 2022, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu des jugements dans les affaires « Ecodéfense et autres vs Russie » et « Centre Levada et autres vs Russie », après avoir examiné les plaintes de 73 ONG russes contre la législation sur les agents de l’étranger et sa mise en application.

La cour a reconnu que cette législation et sa mise en pratique contreviennent aux obligations de la Russie en ce qui concerne l’article 11 (liberté d’association) de la Convention sur la défense des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

A chacune des organisations est accordée une indemnisation de 10 000€ pour préjudice moral ; à celles qui avaient précédemment payé des amendes ont également été accordées des indemnisations pour préjudice matériel.

Il convient de préciser que la Cour a statué sur le remboursement des amendes indument infligées en vertu de cette loi uniquement pour la période précédant le mois de mars 2018, date à laquelle a pris la fin le processus d’échange d’observations entre les parties de l’affaire « Ecodéfense et autres vs Russie » (Memorial International et Memorial Centre des droits Humains « Memorial »).

Ainsi, sur les 6 millions de roubles d’amendes (plus de 100 000 euros) payées par Memorial International et le Centre des droits Humains « Memorial » avant leur mise en liquidation, ne sont pas concernées les sommes acquittées au titre des amendes de 2019-2020. La décision de la Cour intime donc à la Russie de restituer 4290 euros à Memorial International et 17410 euros au Centre des droits Humains.

Il sera néanmoins impossible pour le moment de percevoir les indemnités accordées par la CEDH et le remboursement des amendes : le Parlement russe a en effet adopté récemment une loi permettant aux autorités russes de ne pas exécuter les décisions de la CEDH

Rappel :

73 organisations avaient déposé plainte dès 2013 – parmi elles 36 ont été liquidées par suite de l’application de la législation sur les agents de l’étranger. Parmi les requérants se trouvaient en particulier le Centre des droits humains « Mémorial », Mémorial International, l’Association « Golos », le Fonds Verdict Social, le Comité contre la torture, le Mouvement « Pour les droits de l’homme », les Mères de soldats, le Centre Sakharov, le Centre de Défense des droits des médias, ainsi qu’un certain nombre d’organisations écologiques et autres. Les intérêts d’une partie des requérants étaient défendus par d’anciens juristes du Centre de Défense des droits Mémorial, Tatiana Glouchkova, Fourcat Tichaev, Kirill Koroteev, ainsi que par des juristes du Centre européen de défense des droits de l’homme (E.

Les requérants ont fait remarquer dans leurs plaintes que l’expression « agents de l’étranger » fait naître des connotations très négatives chez la plupart des Russes, qui la considèrent analogue à « traîtres » ou « espions ». De plus, tous les documents publiés par une ONG inscrite sur le registre doivent être indiqués comme publiés par une ONG-agent de l’étranger. Un tel contexte met à mal la réputation professionnelle des requérants, qui sont en réalité des organisations indépendantes.  En outre, le statut d’agent de l’étranger impose de nombreuses restrictions aux activités de ces organisations, ainsi que des exigences supplémentaires de contrôles, ce qui est discriminatoire pour elles par rapport à leur financement. Les violations formelles à la législation sur les agents de l’étranger ouvrent la voie à des sanctions administratives et à des poursuites pénales, et même à la liquidation – ce qui a été largement utilisé dans la pratique.

Dans son jugement, la CEDH a noté que la loi, dans son esprit et sa mise en pratique, n’est pas conforme à la Convention de défense des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Les notions d’« activité politique » et de « financement étranger » ne sont pas suffisamment explicites et ne présentent pas de garanties suffisantes contre leur mésusage. Il n’y a pas de base suffisante pour la reconnaissance de ce statut, qui impose des restrictions excessives à l’activité des organisations et limite la recherche de financements étrangers, en particulier pour le travail sur des thèmes sensibles pour la société.

Pour l’ancienne juriste du Centre de défense des droits Mémorial Tatiana Glouchkova.

« C’est bien entendu une victoire très importante, attendue depuis longtemps, pour la société civile russe. Malheureusement, on ne peut pas dire que ce jugement comble pleinement nos espoirs. Dans le cadre de cette affaire la CEDH avait la possibilité d’analyser non seulement le contenu et la légalité de la loi sur les agents de l’étranger, mais aussi le but de son adoption. Malheureusement elle n’a pas utilisé cette possibilité. Elle a statué que « l’objectif de rendre plus transparent le financement des organisations de la société civile peut être compatible avec le but légitime de défense de l’ordre public » et n’a pas examiné si les articles 14 (interdiction de la discrimination) et 18 de la Convention (interdiction de poursuites pour motifs politiques) avaient été violés. Cette décision était prévisible, compte tenu de la pratique habituelle de la Cour ces dernières années, mais elle n’en est pas moins triste. »

La juriste Tatiana Tchernikova est d’accord avec sa collègue :

« Cette décision a une signification importante, car elle confirme la position des défenseurs des droits russes : la loi sur les agents de l’étranger n’est pas conforme au droit international et viole le droit à la liberté d’association. Nous allons exiger l’abrogation de cette loi, en nous appuyant en particulier sur ce jugement. Cependant il est regrettable que ce jugement ait été rendu tardivement, et que la CEDH n’ait pas jugé nécessaire d’examiner l’affaire dans le contexte des articles 14 (discrimination) et 18 (caractère politique des poursuites). »


Photo : à la sortie de l’audience contre le CDH « Memorial » / © Vitaly Maltsev

Sources : https://telegra.ph/ESPCH-zakon-ob-inostrannyh-agentah-ne-sootvetstvuet-mezhdunarodnym-normam-i-narushaet-pravo-na-svobodu-associacij-06-14

Commentaires donnés à Memorial France par Tatiana Glouchkova.

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