OVD-Info : comment les autorités russes répriment les manifestations anti-guerre

OVD-Info : comment les autorités russes répriment les manifestations anti-guerre

Deux semaines après l’agression russe contre l’Ukraine, l’ONG OVD-Info a publié un premier rapport sur la manière dont les autorités russes répriment les manifestations anti-guerre. Ce rapport est consultable dans sa version intégrale en russe ici et en version anglaise ici. Nous publions ici le résumé de ce rapport ainsi que la mise à jour du 14 avril.


Résumé du rapport (rédaction du 10 mars 2022)

Mise à jour du 14/04 à lire ici

Au cours des deux premières semaines et demie de guerre en Ukraine et de répression des actions de protestation contre elle, 14 906 personnes ont été arrêtées en Russie dans plus d’une centaine de villes. On compte au moins 170 mineurs parmi les personnes interpelées.

Au moment des arrestations, puis, ensuite, dans les locaux de la police, les agents des forces de l’ordre ont eu recours à la force : des gens ont été poussés à terre, jetés sur les trottoirs, matraqués, étouffés, frappés au ventre, frappés au visage et dans les yeux, on leur a tapé la tête contre les murs, tordu les bras et fait des clefs de bras. De nombreux témoignages en provenance de Saint-Pétersbourg font état de recours à des pistolets à impulsion électrique. À 39 reprises au moins, des personnes ont dû quitter les postes de police en ambulance et être hospitalisées. Les personnes interpelées sont victimes d’actes d’intimidation et de torture de la part des policiers, elles sont accusées de haute trahison, menacées de poursuites pénales pour extrémisme et terrorisme, ou encore menacées de violences sexuelles. Dans les postes de police, on confisque les téléphones portables ; on exige des prévenus qu’ils livrent la liste de ceux de leurs contacts qui sont eux aussi contre l’« opération spéciale » ; sans la moindre justification légale, on relève les empreintes digitales, on photographie, on prélève des échantillons d’ADN et on soumet à des interrogatoires. Les personnes interpelées de nationalité étrangère intéressent tout particulièrement les policiers : elles sont menacées de reconduite à la frontière, soumises à des interrogatoires supplémentaires, menés parfois par des représentants du FSB.

En plus des actes de violence et de torture, les personnes arrêtées sont soumises à des conditions difficiles lors du transport vers les commissariats, puis en détention sur place : certaines personnes sont maintenues des heures durant dans des fourgons pénitentiaires non chauffés et surchargés, sans pouvoir aller aux toilettes ; dans les commissariats, on ne transmet pas toujours à manger et à boire, les couchages manquent en cas de détention prolongée. Il nous a été rapporté que dans certains cas les policiers diffusaient de la musique forte, de nuit, pour empêcher les prévenus de dormir.

Les autorités s’emploient à isoler les prévenus, elles ne les laissent pas s’entretenir avec les avocats et les juristes. Outre la mise en œuvre du plan spécial de sécurité « forteresse », qui interdit les entrées et les sorties des postes de police, les autorités n’autorisent pas les avocats à voir les personnes interpelées, soit en vertu d’un obscur « ordre », soit sans même en expliquer les raisons. Les avocats et les juristes qui assistent les prévenus sont eux-mêmes soumis à des pressions et à des violences physiques.

Les arrestations massives lors des manifestations contre la guerre sont menées parallèlement aux procès des personnes interpelées lors des manifestations et de celles qui sont arrêtées après les faits grâce au système de reconnaissance faciale. Le plus souvent, ce dont on accuse les prévenus est la violation des règles d’organisation ou de participation à un événement public, le refus d’obtempérer à un ordre légitime émanant des forces de police, ainsi que le manquement aux restrictions liées au coronavirus. À la date du 11 mars, on recense au moins 7828 procédures administratives motivées par l’article 20.2 du Code sur les infractions administratives. De même, au 8 mars, on a relevé dans 15 villes au moins l’application à l’encontre de manifestants du nouvel article « Sur les actions publiques visant à discréditer le recours aux forces armées de la Fédération de Russie pour défendre les intérêts de la Fédération de Russie et de ses citoyens, et pour maintenir la paix et la sécurité internationales ». Lors des procès, les affaires des personnes arrêtées lors de manifestations sont traitées à la chaîne, on relève de très nombreux vices de procédure, notamment la violation du droit à la défense, ainsi qu’une tendance très prononcée en faveur de l’accusation. Les prévenus sont condamnés à de la détention et à des amendes très lourdes.

Du point de vue formel, les arrestations massives sont motivées par le fait que les manifestations n’ont pas été déclarées. La législation de la Fédération de Russie ne prévoit pas les rassemblements spontanés, et dans certaines villes le contexte est encore aggravé par une interdiction totale des rassemblements et des piquets solitaires du fait de la pandémie. Les actions de protestation revêtent pourtant un caractère pacifique, ce dont témoignent même les procédures administratives engagées contre les personnes interpelées. Les quelques cas de violence dont sont accusés certains manifestants sont isolés et ne remettent pas en cause le caractère pacifique de la protestation.

À la date du 12 mars on recensait 21 procédures pénales possiblement liées à la réaction de la population à l’« opération militaire spéciale » en Ukraine. Les figurants de ces affaires sont accusés d’avoir recouru à la violence à l’encontre de la police, de hooliganisme, de vandalisme, de diffusion consciente de fausses informations, d’appel à des actes extrémistes. Cinq au moins de ces procédures pénales ne sont pas liées directement aux manifestations, mais elles ont été engagées pendant les manifestations, et soit elles mettent en cause des activistes, soit elles leur valent le statut de témoin. Par ailleurs, le Parquet général a déclaré que la participation à des actions « illégales » pouvait être qualifiée comme une participation à l’activité d’une organisation extrémiste.

Les parents et les proches des personnes interpelées doivent eux aussi subir des poursuites lourdes de conséquences. Ainsi, des parents de mineurs interpelés font l’objet de procès-verbaux pour manquement à leurs obligations parentales ; on a relevé des cas où, suite à l’arrestation de mères d’enfants en bas âge, les enfants ont été mis en foyer le temps de la détention. Outre les poursuites administratives et pénales, on recense d’autres formes de pression sur les manifestants. On sait que des étudiants sont exclus des universités et que des personnes sont licenciées pour avoir participé à des actions de protestations et à des initiatives contre la guerre. Les personnes et les groupes qui ont signé des pétitions contre la guerre ou qui ont participé à d’autres événements reçoivent la visite de représentants des organes de sécurité, ils font l’objet de menaces par téléphone et d’agressions physiques.

Les arrestations massives et autres formes de persécution des personnes se déclarant contre l’« opération spéciale » s’accompagnent d’une gigantesque campagne menée par l’État pour renforcer la censure et la propagande. Au cours des deux semaines qui viennent de s’écouler des dizaines de médias et d’outils d’information ont été bloqués, de nombreux journaux ont reçu l’ordre de supprimer des articles consacrés à la guerre en Ukraine, un certain nombre de rédactions a choisi de ne pas publier sur ce thème. Les réseaux sociaux Facebook et Twitter ont également été bloqués.

Les autorités adoptent de nouvelles lois visant à établir ou à renforcer la responsabilité pour toutes les formes de diffusion d’informations indésirables. Entre autres, des peines ont été introduites à l’encontre des personnes diffusant publiquement des informations considérées comme trompeuses sur le recours aux forces armées de la Russie, des informations visant à discréditer le recours aux forces armées de la Russie, notamment par des appels à des actions publiques non déclarées, ou bien des informations appelant à mettre en œuvre des sanctions contre la Russie. Le Parquet général a également déclaré que « tout soutien financier, matériel ou technique, consultatif, ou toute aide à l’égard d’un État étranger, d’une organisation internationale ou étrangère ou bien de ses représentants dans une activité dirigée contre la sûreté de la Fédération de Russie » était de nature à relever de la haute trahison et pouvait valoir une peine pouvant aller jusqu’à vingt ans d’emprisonnement. Le 10 mars, les députés de la Douma d’État ont adopté en seconde lecture le projet de loi créant un registre unique des personnes physiques déclarées agents étrangers, dans lequel il est question d’inscrire les collaborateurs passés et présents des organisations déclarées agents étrangers.

À mesure que se renforce la pression sur les médias indépendants, la propagande prend de nouvelles proportions : des cours spéciaux sont organisés dans les écoles et les établissements d’enseignement supérieur, lors desquels on explique les raisons de l’« opération spéciale » en Ukraine ; on organise des manifestations de soutien à l’armée russe ; des symboles militaristes se multiplient dans les établissements publics ou proches de l’État.


Mise à jour du 14 avril

Sept semaines se sont écoulées depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine et quatre semaines depuis la publication de notre rapport sur la répression des manifestations anti-guerre en Russie (résumé en français disponible ici et sur le site de Mémorial France). Depuis le début de la guerre, nous avons pris connaissance de 15 428 arrestations de manifestants, journalistes ou simples passants. Le pic des détentions a eu lieu dans les premières semaines de la guerre, la plupart des personnes ayant été arrêtées pendant les actions du 6 mars — au moins 5558 personnes dans 77 villes de Russie. Les détentions ont été accompagnées de violences policières : des personnes ont été traînées au sol, jetées sur l’asphalte, battues à coups de matraque, étranglées, tabassées au ventre, au visage, aux yeux, frappées contre un mur, les bras tordus dans le dos.

Cela a été suivi d’une vague de poursuites pénales : au 14 avril, nous avions connaissance de 84 personnes mises en cause dans des affaires pénales, dont 26 personnes de 16 régions qui sont accusées ou soupçonnées de « diffusion publique d’informations sciemment fausses sur l’utilisation des forces armées de la Fédération de Russie » (article 207.3 du Code pénal de la Fédération de Russie, introduit en mars 2022). Le nombre d’affaires criminelles ne cesse d’augmenter. Toutes ces répressions ont lieu dans un contexte sans précédent de mesures de répression des médias, de blocage des sources d’information, de la qualification des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme comme « agents étrangers », de la cessation du travail des ONG russes et étrangères, ainsi que du durcissement de la législation, restreignant de plus en plus les droits civils et les libertés en Russie.

Pour présenter l’évolution de la situation répressive à l’encontre des manifestations anti-guerre et de la société civile en Russie, nous avons préparé une mise à jour de notre rapport. En particulier, au cours des quatre dernières semaines depuis la publication de la première version du rapport, nous avons appris à la fin du mois de mars une cinquantaine de nouvelles affaires pénales pour participation à des manifestations ou à des déclarations anti-guerre, la première condamnation concernant une femme condamnée à deux ans de prison pour avoir causé des dommages physiques à des policiers à Moscou. Les gens sont également accusés de hooliganisme, de vandalisme, d’implication dans des émeutes de masse, d’appels à des activités extrémistes ou terroristes, de diffusion de fausses informations, de calomnie, de fraude et d’autres crimes encore.

Une vague d’affaires administratives à l’encontre des manifestants prend actuellement une véritable ampleur. Du 24 février au 12 avril, les tribunaux ont prononcé au moins 960 arrestations en lien avec les manifestations en Russie. Parallèlement à l’article 20.2 du Code des infractions administratives, l’article 20.3.3 adopté en mars est utilisé pour réprimer les manifestations anti-guerre. Le Code des infractions administratives prévoit l’engagement de la responsabilité pour avoir « discrédité » l’armée russe. Selon la police et les tribunaux, l’armée russe est discréditée par des affiches, des badges avec les inscriptions « Pour la paix », « Non à la guerre », des feuilles de papier vierges, des drapeaux de l’Ukraine, etc.  À l’heure actuelle, nous avons connaissance d’au moins 993 affaires engagées en vertu de l’article 20.3.3 du Code des infractions administratives.  Il y a souvent des cas où des détenus lors de rassemblements de protestation sont simultanément inculpés au titre des deux articles: le 20.2 pour avoir participé à un événement public non coordonné avec les autorités et le 20.3.3. pour avoir « discrédité » l’armée russe. En outre, depuis lors, au moins deux affaires administratives ont été engagées pour appel aux sanctions contre la Russie (article 20.3.4 du Code des infractions administratives).

La pratique de la législation sur les « agents étrangers » ne cesse de se développer et de s’aggraver. Début avril, le Ministère de la Justice a reconstitué pour la première fois une liste d’ individus « agents de l’étranger », en y ajoutant deux journalistes qui auraient reçu des fonds de l’Ukraine. Auparavant, les individus étaient reconnus par les médias comme des « agents étrangers » et la liste spéciale était demeurée vide pendant près d’un an et demi. De plus, l’établissement de listes d’« agents étrangers » par des particuliers, des médias et des ONG ne cesse de se multiplier. Au début du mois de mars, le parlement russe a adopté une loi pour l’établissement d’une liste unique d’individus « agents étrangers », qui peut inclure un large éventail de personnes plus ou moins « associées » aux  activités d ’ONG et de médias reconnus eux aussi comme « agents étrangers ».

Début avril, une décision de justice visant à liquider le Centre des Droits Humains Memorial est entrée en vigueur. Memorial International ayant été précédemment liquidée, en violation de la loi sur les ONG, elle a été exclue par le Ministère de la justice du Registre d’État unifié des entités juridiques, de sorte que l’organisation ne peut pas utiliser ses comptes et ses biens pour s’acquitter de ses obligations. En outre, le 8 avril, le ministère de la Justice a fermé les bureaux de représentation d’Amnesty International, de Human Rights Watch, du Carnegie Endowment en Russie et de douze autres organisations étrangères et internationales.

Les actes d’intimidation des défenseurs des droits de l’homme et des journalistes sont devenus massifs, y compris avec l’utilisation des symboles de « l’opération spéciale » russe sous la forme des lettres Z et V : des inconnus inscrivent ces symboles sur les portes des maisons, sur lesquelles ils jettent des têtes de cochon, projettent de la peinture sur les gens, etc.  En ces temps de guerre, la rhétorique des policiers et des juges est également devenue militariste : les manifestants et ceux qui défendent leurs droits ou publient des documents à leur sujet sont qualifiés de traîtres. Les autorités appellent à la dénonciation et les encouragent quand il s’agit de personnes exprimant des sentiments anti-guerre.

Depuis le début de la guerre, nous avons enregistré environ cent cinquante cas de non-admission d’avocats pour aider les détenus dans les postes de police. La pression sur les avocats et les juristes qui tentent d’assister les personnes persécutées pour des discours et des manifestations anti-guerre se poursuit. Après que la police a tabassé un avocat au poste de police de Saint-Pétersbourg dans la nuit du 7 mars, on a appris plusieurs cas de détention d’autres avocats et de perquisitions de leurs appartements.

Selon les données du projet de défense des droits « Roskomsvoboda », les autorités russes ont bloqué environ un millier et demi de sites depuis le début de la guerre. De nombreuses éditions sont obligées d’arrêter leur travail en Russie et restent inaccessibles aux lecteurs sans l’utilisation de VPN et d’autres moyens de contourner le blocage. Depuis le 24 février, nous avons connaissance de la détention d’au moins 94 journalistes. Les blocages médiatiques et les pressions sur les journalistes surviennent dans un contexte de propagande continue dans les écoles et les universités, dans les déclarations des responsables et dans les médias d’État et affiliés à l’État.La répression des manifestations anti-guerre et de la société civile en Russie s’accompagne de l’adoption constante de nouvelles lois restrictives. Ainsi, à la fin du mois de mars, la loi interdisant la diffusion d’informations « sciemment fausses » sur les activités des organes de l’État russe à l’étranger, puis début avril, la responsabilité administrative a été introduite s’agissant de l’identification publique du rôle de l’URSS et de l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. La Douma d’État a présenté des projets de loi sur les possibilités supplémentaires d’invalider l’enregistrement de tout média, de priver les journalistes d’accréditation, d’interdire le travail des médias étrangers en Russie; des projets de loi sur la responsabilité pénale des dirigeants d’organisations commerciales et autres pour la mise en œuvre des sanctions contre la Russie, ainsi que sur l’élargissement de la liste des motifs de résiliation de la citoyenneté russe, sont en cours d’examen.


* Au 14 avril, en vertu de l’article 207.3 du Code pénal de la Fédération de Russie, le nombre d’affaires et d’accusés est le même, car il n’y a pas d’affaires collectives. Il convient de signaler l’affaire lancée contre Irina Bystrova, qui, en plus de “diffuser délibérément de fausses informations sur les actions de l’armée russe”, est également accusée de” justifier publiquement le terrorisme”, ainsi que l’affaire contre le journaliste ukrainien Dmitry Gordon, qui est accusé d’actions commises en dehors de la juridiction russe.