Quand Vladimir Poutine se fait historien

Vladimir Poutine

Quand Vladimir Poutine se fait historien

Le 18 juin 2020, le président Vladimir Poutine a publié un article en anglais intitulé « Les vraies leçons du 75ème anniversaire de la Seconde Guerre mondiale » dans la revue américaine The National Interest. La publication est intervenue quelques jours avant un grand défilé militaire qui devait marquer le point d’orgue des festivités du 75ème anniversaire de la Seconde Guerre mondiale et qui avait été reporté au 24 juin en raison de la pandémie du coronavirus.
Dans cet article aux accents personnels, il présente, archives à l’appui, l’interprétation qui prédomine en Russie concernant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et la contribution de l’Union soviétique à la victoire contre l’Allemagne nazie. Il entend ainsi réfuter ce qu’il considère comme des distorsions historiques et convaincre du bien-fondé de à revenir à l’ordre international issu de la guerre.

Le pacte Ribbentrop-Molotov

Le premier point de son argumentation concerne la conclusion du pacte Ribbentrop Molotov, présenté comme défensif par nature et limité dans ses implications. Le contexte international est mis en exergue plutôt que les calculs des dirigeants soviétiques. Le président russe souligne la responsabilité des pays occidentaux dans la montée des périls en rappelant les conditions imposées à l’Allemagne par le traité de Versailles, la politique d’apaisement choisie par la France et la Grande Bretagne après l’annexion des Sudètes et surtout leur réticence à faire front commun avec l’Union soviétique au cours de l’été 1939. Il réclame la déclassification de documents qui concerneraient des « pourparlers secrets entre la Grande Bretagne et l’Allemagne nazie » au cours de l’été 1939, suggérant que des informations compromettantes seraient dissimulées. Tout en reconnaissant a minima l’extrême violence du régime stalinien, il ne prend en considération ni la méfiance que l’Union soviétique suscitait à Londres et à Paris, ni les conséquences de la purge meurtrière de l’armée rouge sur la préparation de la guerre.

L’annexion de la Pologne

Le second point porte sur l’annexion de la Pologne et vise à dédouaner l’Union soviétique au motif qu’elle aurait pu pousser son avantage plus tôt et plus loin. Vladimir Poutine pointe d’abord les défaillances des dirigeants polonais (ainsi que l’antisémitisme de certains d’entre eux) et les manquements des dirigeants français et britanniques à l’égard de leur allié, puis suggère que l’Union soviétique n’a eu d’autre choix que d’envahir la Pologne pour protéger son territoire. Il affirme, en particulier, que la direction soviétique n’a décidé d’envoyer l’armée rouge en Pologne qu’une fois qu’elle a eu acquis la certitude que la France et la Grande-Bretagne ne viendraient pas en aide à leur allié polonais, de crainte que la Wehrmacht n’occupe tout le territoire polonais et ne se rapproche dangereusement de la frontière soviétique, notamment de la ville de Minsk.

Les angles morts de l’exposé

L’article dit s’appuyer sur des documents d’archives et des mémoires d’acteurs. Vladimir Poutine se fait fort de citer des documents soviétiques récemment déclassifiés qui, en fait, n’apportent pas d’éclairages nouveaux. Il insiste sur les complicités locales des nazis dans l’entreprise de destruction des Juifs, mais passe sous silence un nombre considérables d’événements irréfutables et de crimes de guerre commis par les Soviétiques, comme l’exécution par le NKVD de plus de vingt-cinq mille officiers, soldats et civils polonais dans la forêt de Katyn et dans d’autres lieux au printemps 1940, l’invasion des États baltes par l’armée rouge et la déportation de dizaines de milliers de leurs ressortissants en juin 1941 ou bien encore les déportations indiscriminées de peuples entiers, les « peuples punis » accusés de collusion avec l’ennemi. Ces sujets étant au cœur des conflits mémoriels qui divisent l’Europe orientale, leur omission jette une ombre sur son appel à mener travail collectif entre historiens de différents pays. D’autant que les chercheurs russes et surtout étrangers qui désirent explorer les archives de la police politique et des ministères soviétiques de la défense et des affaires étrangères se heurtent souvent à des obstacles insurmontables.

La défense de l’ordre de Yalta

Dans la dernière partie de l’article, Vladimir Poutine quitte le champ historique pour retrouver celui de la politique. Quelles conclusions politiques tire-t-il de ces « leçons de l’histoire » ? L’Union soviétique a affronté des combats d’une extrême dureté et payé le plus lourd tribut à la victoire : 27 millions de morts, soit 1/7ème de sa population. L’ordre mondial hérité de la conférence de Yalta a permis d’éviter une autre guerre mondiale en dépit de vives tensions pendant la guerre froide. De ces prémisses, il déduit que l’ordonnancement de la puissance qui prévalait en 1945 doit redevenir la norme qui gouverne les relations internationales.
Non seulement il souhaite préserver le droit de véto dont disposent les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité à l’ONU – les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et détenteurs du feu nucléaire –, mais il voudrait en sus les investir d’une mission nouvelle et implicitement supplanter le G7 dont la Russie a été exclue après l’annexion de la Crimée en 2014. Il réitère en conclusion sa proposition de réunir les membres du P5 pour aborder les grands sujets mondiaux, tels que les conséquences économiques de la pandémie ou la lutte contre le changement climatique. Un premier appel en ce sens avait eu lieu en janvier 2020 à Jérusalem, lors d’un autre discours sur les questions historiques, prononcé à Yad Vashem à l’occasion des commémorations de la libération du camp d’Auschwitz par l’armée rouge.