Les musulmans du Nord Caucase dans les prisons de Russie (rapport)

Les musulmans du Nord Caucase dans les prisons de Russie (rapport)

Les musulmans du Nord Caucase dans les prisons de Russie : Droits humains, stratégie d’adaptation, défis de la radicalisation et de la réintégration après la vie carcérale

Rapport réalisé sous la direction d’Ekaterina Sokirianskaia

Ce rapport a été traduit en 2021 par une équipe de traducteurs et traductrices bénévoles en collaboration avec l’association Habitat-Cité et le Comité Tchétchénie.

Auteurs :

  • Ekaterina Sokirianskaia, Directrice du Centre d’analyse et de prévention des conflits, rédactrice et auteure de ce rapport
  • Viktoria Gourevitcha, Chercheuse au Centre d’analyse et de prévention des conflits, auteure d’une partie du rapport

Ont également pris part à la rédaction de ce rapport :

  • Janetta Akhilgova
  • Roustam Matsev
  • Ioulia Orlova

Lien vers la version originale :

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Résumé

Les milliers de musulmans du Nord Caucase détenus dans le système pénitentiaire russe sont, selon les défenseurs des droits humains, l’un des groupes les plus vulnérables et discriminés de la population carcérale russe : ils ont plus de chances que les autres prisonniers d’être passés à tabac, torturés, de se voir privés de leur droit à la liberté religieuse et il leur est plus difficile d’être mis en liberté conditionnelle. Leurs problèmes sont le fruit tant d’une intolérance ethnique ou religieuse que du passé de nombreux employés du FSIN (Service fédéral d’exécution des peines – Note du traducteur) qui sont des vétérans du conflit armé du Nord Caucase et restent suspicieux voire franchement hostiles envers les natifs du Caucase.

Après l’émergence de l’État islamique autoproclamé de l’Irak et du Levant (DAECH), qui mobilisa des centaines de personnes venues de quatre-vingts pays du monde, de nombreux pays furent confrontés au problème de la popularité grandissante des idéologies ultraradicales dans les prisons. DAECH mobilisa plus de trois mille ressortissants russes de divers groupes ethniques, mais comme ceux issus du Nord Caucase constituaient traditionnellement la majorité des condamnations au titre des articles relatifs à l’activité armée ou au terrorisme, le FSIN s’est plus intéressé à cette catégorie de prisonniers.

Les prisonniers musulmans du Nord Caucase ont les mêmes difficultés que les prisonniers d’autres régions et confessions religieuses. La Russie détient l’un des records mondiaux de proportion de prisonniers pour 100 000 habitants. En mars 2021, on comptait presque un demi-million de personnes détenues dans les colonies pénitentiaires, prisons et maisons d’arrêt (SIZO). Pour les défenseurs des droits humains, bien que le FSIN soit l’une des administrations pénitentiaires les plus richement dotées en Europe, en 2018, le coût journalier de maintien en détention en Russie représentait 2,5. contre 128. en moyenne en Europe. Le taux de récidive des prisonniers russes est élevé : 54% des personnes détenues ont au moins une condamnation à leur actif et 36% trois ou plus.

Les défenseurs des droits humains rassemblent des preuves de diverses formes de violation des droits et de traitement inhumain ou cruel subies par les prisonniers. Les violations commencent au moment de l’arrestation : accès à un avocat choisi empêché et désignation d’avocats partiaux, visites des familles et colis refusés, accès insuffisant aux soins médicaux, passage à tabac ou torture. Selon ces militants, la torture est courante durant les enquêtes préliminaires au Nord Caucase, souvent avant même que le détenu soit officiellement enregistré.

La torture et les tabassages sont également courants dans les colonies pénitentiaires et elles ne sont pas le seul fait des employés du FSIN mais aussi de prisonniers, ceux qu’on appelle les « activistes », qui sont mieux traités et bénéficient, en retour, d’avantages octroyés par l’administration de la prison. Un autre moyen de pression et d’intimidation consiste à placer les prisonniers à l’isolement pour des raisons fallacieuses ou sans aucun motif. L’impunité nourrit le recours à la violence illégale : il est extrêmement difficile de protéger les droits des prisonniers et encore plus compliqué de poursuivre les coupables de crimes à leur encontre.

Les associations de défense des droits humains reçoivent régulièrement des plaintes concernant l’insuffisance de soins médicaux, le manque de médicaments, les refus arbitraires de soins médicaux ou les retards considérables dans leur administration. Le personnel médical des prisons dépend des directeurs de celles-ci et refuse donc souvent de notifier le passage à tabac d’un prisonnier qui vient d’arriver ou qui a été battu à l’intérieur de la prison.

Les hiérarchies informelles des prisons sont une source supplémentaire de vulnérabilité, de violence et de stress. Dans de nombreuses prisons pour hommes, il existe une hiérarchie stricte qui divise les détenus en catégories ou castes. Les détenus de la plus basse caste sont souvent humiliés, maltraités et forcés de faire la plus grande partie des travaux les plus dégradants. Descendre dans l’échelle hiérarchique carcérale est chose courante et résulte en général de la violation des lois non écrites (informelles) de la prison, mais remonter les échelons de cette hiérarchie est quasiment impossible. Dans les colonies de femmes, il n’y a pas de division stricte en castes, mais certaines détenues ont plus de privilèges que d’autres.

Selon le groupe contrôlant de façon informelle une prison d’hommes, les lieux de détention sont divisés en « noirs » (contrôlés par des prisonniers de droit commun), ou « rouges » (contrôlés par l’administration de la prison ou des prisonniers qu’elle a recrutés). Depuis le début des années 2000, on parle de prisons « vertes » contrôlées par des prisonniers musulmans. Mais on ne sait si l’existence de ces prisons vertes relève du mythe ou de la réalité.

Bien que les détenus en attente de procès soient plus souvent torturés dans le Nord Caucase que dans le reste de la Russie, les colonies pénitentiaires du Nord Caucase sont bien plus vivables que dans le reste de la fédération. Les experts pensent que cela s’explique par le fait que le personnel des prisons est local. S’il y a violence illégale, le personnel pénitentiaire peut être tenu responsable par la famille du détenu et ne se sent pas protégé par un sentiment d’impunité. Par ailleurs, dans les colonies pénitentiaires du Nord Caucase, il n’y a de discrimination ni religieuse ni ethnique et les hiérarchies informelles sont soit absentes soit inefficientes. Ceci montre qu’avec certains mécanismes de contrôle social, il y a automatiquement un certain niveau d’humanisation du système pénitentiaire.

Le rapport se fonde sur des entretiens avec trente prisonniers récemment libérés, d’âge, de milieu socio-économique et professionnel différents, originaires de Tchétchénie, d’Ingouchie et de Kabardino-Balkarie. Ils ont été condamnés à des peines allant de sept mois à dix ans d’emprisonnement pour divers délits, tels que fraude, viol, meurtre, vol, extorsion, aide à la corruption, participation à un groupe armé illégal, achat et possession illégale de drogues, entre autres. Les personnes interrogées ont purgé leur peine dans des établissements et des colonies pénitentiaires ordinaires ou de haute sécurité dans diverses régions de Russie.

Nos entretiens montrent que les premières semaines ou les premiers mois constituent pour les prisonniers la période la plus difficile pour leur adaptation à la vie en prison, car ils doivent s’habituer à la captivité, aux mauvaises conditions de vie, au manque d’intimité et à leur nouveau statut de condamné ou de suspect détenu. Pendant cette période, les détenus s’adaptent également sur le plan émotionnel et apprennent à vivre avec la peur, le désespoir ou la honte. Les femmes détenues ont beaucoup plus de mal à s’adapter car elles perdent leur famille, leurs enfants, presque tous leurs liens sociaux ainsi que leurs biens. L’adaptation psychologique est encore plus difficile pour ceux qui disent avoir été condamnés injustement ou sur la base d’accusations fabriquées.

Toutes les personnes interrogées ont dû tenir compte des hiérarchies informelles, des normes de comportements carcérales et obéir à la loi instaurée par les criminels. Les musulmans du Caucase du nord avaient tendance à rester entre eux, parfois dans des jamaats formées selon des critères religieux, opérant souvent hors du système de hiérarchies informelles parfois même le supplantant. Lorsqu’il n’était pas possible de former une jamaat pour une raison quelconque ou si un détenu ne voulait pas adhérer à une jamaat, la proximité avec d’autres ressortissants du Nord Caucase constituait néanmoins une protection dans l’univers carcéral. Certaines des personnes interrogées ont affirmé avoir été soumises à un traitement cruel voire très cruel de la part des agents du FSIN, à des humiliations systématiques et une femme nous a raconté que le directeur de la colonie pénitentiaire harcelait sexuellement les prisonnières.

Toutes les personnes interrogées nous ont dit combien, avant toute chose, c’était la foi, la communication avec les membres de leur famille, la lecture et les colis venus de chez eux qui leur avait permis de supporter l’épreuve de la prison. La majorité d’entre eux ont déclaré que leur foi en Dieu s’était renforcée en prison mais qu’ils n’avaient pas saisi l’occasion d’en apprendre davantage sur leur religion pendant leur incarcération, par paresse ou par manque d’intérêt. La possibilité de prier dans les établissements correctionnels variait d’une prison à l’autre, allant du rejet affiché par l’administration pénitentiaire, du placement en CHIZO (cellule disciplinaire – Note du traducteur) pour non-respect du règlement à la mise à disposition de salles de prière, l’invitation d’imams voire l’organisation de sorties pour la prière du vendredi à la mosquée du village. De nombreuses personnes interrogées dirent que si la lecture était l’un des passe-temps préférés des prisonniers, la plupart des livres disponibles dans les bibliothèques étaient vieux, dataient de l’époque soviétique et le choix était très limité.

La communication avec la famille sous forme d’appels téléphoniques et de visites autorisées par la loi était accessible à tous ceux qui le souhaitaient, à l’exception des personnes placées en cellule disciplinaire pour de longues périodes, où l’accès aux moyens de communication et les visites sont interdits. Certains prisonniers purgeaient des peines à des milliers de kilomètres de chez eux et souvent, ils ne voyaient pas ou peu leur famille car cela représentait une charge financière trop lourde pour elle.
L’écrasante majorité des détenus ne s’intéressent pas aux activités organisées par les administrations pénitentiaires qu’ils considèrent comme inutiles et réalisées « juste pour cocher la case ». En Tchétchénie, des réunions sont régulièrement organisées avec des représentants religieux de l’administration ou des forces de l’ordre mais les personnes interrogées ont déclaré ne pas considérer ces intervenants comme des autorités. Plusieurs personnes ayant purgé leur peine en dehors du Caucase du nord ont déclaré qu’aucune activité n’était organisée dans leurs institutions.

Les experts que nous avons interrogés ont déclaré que le processus de radicalisation vers une idéologie violente en prison est un fait établi, tandis que les anciens détenus ont affirmé que ce problème existe, mais que son ampleur et son importance sont exagérées. Selon les experts du FSIN, la présence de jamaats dans les prisons est l’un des principaux indicateurs de radicalisation dans les prisons. De nombreux anciens prisonniers ayant purgé leur peine dans le Caucase du nord et dans d’autres régions de Russie ont confirmé la présence de jamaats dans les prisons. Cependant, tous ont souligné que les jamaats des prisons sont des associations de musulmans incarcérés pratiquants plutôt que des cellules radicales d’islamistes.

Selon les personnes interrogées, l’un des objectifs de la création de jamaats est le désir de rester ensemble pour se protéger. C’est pourquoi ils attirent des détenus néophytes qui se convertissent à l’islam en prison pour se protéger des hiérarchies carcérales informelles, éviter d’avoir à se soumettre aux chefs criminels et à leur verser des rançons de protection. Toutefois, les experts, y compris les experts indépendants, estiment qu’il peut arriver que ces jamaats se radicalisent. Le plus souvent, la radicalisation dépend des chefs de groupe. Pour la plupart des ex-prisonniers, les facteurs de radicalisation en prison sont similaires à ceux du monde extérieur et les prisonniers musulmans changent rarement d’opinion en captivité : les radicaux restent radicaux, tandis que les autres ne se radicalisent pas.

Les personnes interrogées ont cité comme principaux facteurs de radicalisation la violence, l’injustice, les conflits armés non résolus en Tchétchénie et dans le Caucase du nord, l’ignorance religieuse et le désespoir. Certains chercheurs du FSIN voient aussi dans le problème des violations des droits humains un facteur de radicalisation dans les prisons. Selon les anciens détenus que nous avons interrogés, les plus vulnérables à l’influence des ultraradicaux en prison sont ceux qui ont été condamnés injustement, ceux qui n’ont rien à perdre, ceux qui ne reçoivent aucune 10 aide pour régler leurs problèmes, les jeunes filles qui n’ont pas de famille et qui connaissent mal leur religion. Le plus souvent, les influences religieuses radicales en prison proviennent d’autres détenus ou, dans de rares cas, d’Internet, car l’accès à Internet est limité ou inexistant dans la plupart des établissements correctionnels.

Presque tous les anciens prisonniers que nous avons interrogés ont déclaré que les personnes ayant des idées religieuses radicales ont une vie très difficile en prison : ils sont isolés longuement et « préventivement » dans une cellule disciplinaire sous des prétextes spécieux, inscrits sur un registre spécial, transférés dans une prison de plus haute sécurité et font l’objet d’une surveillance constante. Dans le même temps, aucun des prisonniers que nous avons interrogés qui avaient été condamnés en vertu d’articles liés à la participation à des groupes armés illégaux n’a pu parler d’un quelconque travail de déradicalisation mené avec eux dans l’établissement pénitentiaire. Après leur sortie de prison et dans une certaine mesure, les hommes originaires du Caucase du nord se réintègrent plus facilement que les détenus des autres régions de Russie. Ils retrouvent une famille élargie qui les attend avec impatience et rétablissent assez rapidement des liens sociaux. Toutes les personnes interrogées, sauf une, avaient un endroit où retourner, un endroit où vivre, et l’attitude de la société à leur égard était plutôt loyale.

Pour les femmes, la situation est beaucoup plus compliquée. Le mari a généralement une nouvelle famille. S’il y avait des enfants, ils ont une attitude critique vis-à-vis de leur mère. Il arrive que des parents rejettent leur fille. L’entourage social disparaît. Les femmes qui viennent de sortir de prison comprennent vite que le seul environnement stable dont elles disposent est la prison. Au-delà des limites de la prison, elles ont du mal à survivre et n’ont parfois nulle part où aller. Selon les observations des experts, pendant cette période, de nombreuses femmes tombent dans une profonde dépression et certaines tentent même de se suicider.

Pour presque tous les ex-détenus, l’emploi constitue le principal problème de la période de réinsertion : il est extrêmement difficile de trouver un emploi quand on a un casier judiciaire. Le problème est exacerbé par le fait que les détenus condamnés pour des crimes graves ou qui ont eu des condamnations par l’administration durant leur peine subissent une décision de surveillance administrative, ce qui limite leur lieu de résidence. Le tribunal décide de la circonscription où le détenu peut vivre et sortir des limites de ce territoire n’est possible qu’avec l’autorisation des fonctionnaires de la police dans des cas exceptionnels. Parmi les hommes interrogés, ceux qui s’en sont le mieux sortis sont ceux qui ont été capables de créer leur entreprise, seuls ou avec des proches.

L’État n’offre presque rien en termes d’assistance sociale aux ex-détenus et quand elle existe, ils ne sont pas au courant car il existe très peu d’associations aidant les prisonniers récemment libérés. Par conséquent, reprendre sa vie peut être très 11 difficile. Nos interlocuteurs nous ont raconté que l’absence d’emploi mène à une situation où l’euphorie de la libération cède le pas à la crise et la dépression, ce qui pousse même certains ex-prisonniers à récidiver. Dans le Caucase du nord, la question des relations des prisonniers qui ont purgé une peine pour participation à des groupes armés illégaux avec les forces de l’ordre se pose avec acuité juste après la libération.

Les personnes de cette catégorie qui ont répondu à notre enquête avaient très peur d’être arrêtés de nouveau, torturés et qu’on ouvre de nouveau contre elles une affaire pénale. Ceux qui ont survécu à la torture pendant l’enquête préalable au procès ont déclaré que la crainte pour leur sécurité avait dominé leur vie pendant les premiers mois suivant leur libération.

Un tiers des ex-prisonniers interrogés ont déclaré qu’ils auraient eu besoin d’un soutien psychologique, mais aucun d’entre eux n’en a bénéficié. Cela s’explique en partie par le fait que de nombreux hommes pensent que l’aide psychologique est un signe de faiblesse, tandis que d’autres disent qu’il n’y a pas de spécialistes professionnels dans la région.
Aucun des hommes condamnés en vertu d’articles relatifs à la participation à des groupes armés illégaux n’a pu parler ni d’un quelconque travail de déradicalisation, ni d’une aide à la réintégration après leur libération. En outre, ils estiment que les autorités n’ont pas pour objectif de les aider à changer d’attitude ou de se réintégrer dans la société. Elles s’emploient plutôt à châtier et contrôler.

Viser la resocialisation, la déradicalisation et le développement personnel est l’enjeu le plus importante du système pénitentiaire moderne. Dans la réalité russe, on en est très loin, du moins en ce qui concerne les nombreux prisonniers musulmans du Caucase du nord.

Pour placer les questions analysées dans ce rapport dans un contexte international et présenter au lecteur certaines tentatives pour les aborder en Europe, en Asie, en Afrique et dans le monde arabe, on trouvera dans les chapitres III et IV un résumé de certaines approches et programmes internationaux liés à la resocialisation, au soutien familial, à la déradicalisation, à l’aide à l’adaptation et à la réinsertion des détenus après leur libération.


Un projet réalisé par

Conflict Analysis & prevention Center

Association Habitat-cité
Comité Tchétchénie