Verdict avant la fin de la semaine dans l’affaire des adolescents de Kansk

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Verdict avant la fin de la semaine dans l’affaire des adolescents de Kansk

Photo de couverture © Maria Tourchenkova

Le 7 février, lors d’une audience à huis clos, le tribunal militaire du premier district oriental a achevé l’examen de l’affaire, révélée au public français par un reportage de Benoît Vitkine et Maria Turchenkova pour le journal Le Monde dans laquelle trois adolescents de 16 ans, sont accusés de terrorisme.

L’un des accusés dans l’affaire, Nikita Ouvarov, 16 ans, à qui l’enquête attribue le rôle d’organisateur d’une cellule terroriste, a prononcé son « dernier mot » face à la Cour.

« Les trois jours après la détention proprement dite ont été très difficiles. J’ai perdu le sommeil, j’étais très fatigué. J’ai été menacé, j’ai subi des violences physiques. Mais j’ai essayé de tout leur expliquer, ce qui est visible dans mes déclarations. J’ai répondu à leurs questions au sujet de la correspondance et leur ai expliqué les vidéos. D’ailleurs, certaines phrases ont été ajoutées dans ma déposition…

La pression exercée sur moi a continué après – dans le centre de détention provisoire. Dans le centre de détention provisoire, ma vue s’est fortement détériorée. J’avais des problèmes de mémoire, de poids, j’ai commencé à être rapidement fatigué. En général, ma santé physique, mentale et morale en a souffert. Je suis devenu plus nerveux et moins sociable. C’était dur pour moi. J’ai réalisé que la prison ne corrige pas les gens, ne les protège pas de la rechute. Cela peut seulement gâcher complètement un individu.»

Le verdict dans l’affaire des trois adolescents de Kansk sera rendu avant la fin de la semaine.


L’affaire des adolescents de Kansk

Kansk est une ville de 90 000 habitants située à 200 km de Krasnoïarsk, sur les bords de l’Ienisseï. Ancienne forteresse fondée en 1628, la ville prend un essor industriel dans les années 1950 mais connaît le sort d’autres villes moyennes russes : déclin industriel, absence de travail et de perspectives pour la jeunesse.

Parmi cette jeunesse, cinq garçons âgés de 14 ans, arrêtés durant l’été 2020 pour avoir collé sur un mur du siège local du FSB des affichettes hostiles à l’Etat, demandant la libération des prisonniers politiques, en particulier d’Azat Miftakhov. Ce dernier, doctorant en mathématiques de l’Université de Moscou, militant anarchiste, a été condamné à 6 ans de prison pour avoir brisé la vitre d’un local du parti gouvernemental « Russie Unie » et avoir jeté un fumigène à l’intérieur.

Deux des cinq jeunes ont été aussitôt remis en liberté, les trois autres (Nikita Ouvarov, Denis Mikhaïlenko et Bogdan Andreev) sont accusés d’organisation d’association terroriste, pour laquelle la peine encourue est l’emprisonnement à vie. Par la suite ce chef d’accusation a été requalifié : ils sont alors accusés d’avoir participé à une action « en vue de commettre un acte terroriste », passible de 15 à 20 ans de réclusion. S’ajoutent la « préparation illégale de substances et d’engins explosifs en réunion avec préméditation » (de 5 à 8 années de réclusion), et la « détention illégale des mêmes explosifs » (de 3 à 8 années de réclusion).

Nikita et Denis sont alors placés en détention, Bogdan est assigné à résidence.

Le dossier judiciaire

Tous les trois sont accusés des mêmes chefs d’accusation : action en vue de commettre un acte terroriste, préparation illégale de substances et d’engins explosifs en réunion avec préméditation, détention illégale des mêmes explosifs.

  • Nikita Andreevitch Ouvarov, né le 15 août 2005, vit et étudie à Kansk. Jusqu’à son arrestation il était scolarisé en classe de 8ème (équivalent de la 3ème dans le système français). Il a été détenu du 10 juin 2020 au 4 mai 2021, puis libéré dans l’attente du jugement.
  • Denis Sergueïevitch Mikhaïlenko est né le 13 octobre 2005, il était scolarisé en classe de 9ème (la 2nde dans le système français). Assigné à résidence de juin à novembre 2020, il a été placé en détention pour violation des conditions d’exécution de sa peine (il a eu des contacts par internet), puis libéré avec interdiction de certaines activités le 17 août 2021.
  • Bogdan Evguenievitch Andreev est né le 11 octobre 2005, il suit les cours de 9ème à distance. Il est assigné à résidence du 11 juin 2020 au 17 août 2021, date à laquelle il a été libéré avec interdiction de certaines activités.

Le dossier de l’accusation

Memorial a pu prendre connaissance de l’acte d’accusation du seul Nikita Ouvarov. Ce qui suit se base sur ce document ; mais les trois jeunes étant accusés suivant les mêmes articles du code pénal : articles 205.3, 223.1 et 222.1 il est plus que probable que les actes d’accusation des autres adolescents sont similaires. Nikita est accusé « d’adhésion à l’idéologie anarchiste, d’intention d’effectuer une action terroriste sur le territoire de la ville de Kansk (kraï de Krasnoïarsk), de recherche de moyens de mener une activité terroriste. » Il aurait décidé d’entraîner ses deux amis mineurs, Bogdan Andreev et Denis Mikhaïlenko. Pour cela, il a demandé à Denis de créer un groupe sur le réseau social « VKontakte ». Nikita a ensuite posté une vidéo montrant la fabrication de cocktails Molotov. Les garçons en ont ensuite fabriqué un, en octobre ou novembre 2019, qu’ils ont enflammé sur un terrain vague.

Nikita est décrit comme le meneur, suivi par ses deux amis. En février 2020 les trois jeunes ont trouvé sur internet divers documents expliquant comment fabriquer des engins explosifs : « ABC du terrorisme à la maison », « Manuel de cuisine de l’anarchiste », deux livres figurant sur la liste des ouvrages extrémistes. Ils ont alors posté les procédés sur leur groupe fermé sur « VKontakte » et sur la messagerie « Telegram ». L’acte d’accusation établit que les trois jeunes ont étudié et discuté ces informations soit directement au cours de rendez-vous, soit par l’intermédiaire du groupe ou du tchat pour « mettre en pratique ce qu’ils avaient appris et utiliser leurs connaissances et compétences afin de préparer des dispositifs explosifs artisanaux ainsi que des substances ou autres engins présentant un danger pour l’entourage dans l’intention de les utiliser pour des « actions terroristes en réunion ». »

De mars à juin 2020 les trois garçons ont fabriqué et mis à feu deux cocktails Molotov « dans le but de renforcer et mettre en pratique leurs connaissances théoriques », ainsi que quatre « engins à fragmentation avec dispositif de mise à feu en vue de déclencher une

explosion ». L’accusation soutient que les jeunes perfectionnaient leurs techniques pour fabriquer par la suite des engins plus puissants, toujours dans la perspective d’une action terroriste.

Bogdan et Denis auraient accepté la proposition de Nikita, se seraient procuré des composants autorisés dans des pharmacies ou autres magasins, et auraient préparé des produits ou engins explosifs et les auraient détenus avant de les transporter dans les endroits où ils les ont fait exploser. C’est Nikita Ouvarov qui est accusé de fabrication, détention et transport de dispositifs explosifs, délits visés par plusieurs articles du code pénal.

Les éléments à charge

La défense ne dispose que de l’acte d’accusation de Nikita et non de l’ensemble des pièces : en conséquence elle est dans l’incapacité de dire quelles charges apportera précisément l’accusation.

L’enquête est dirigée par l’officier de police judiciaire S.A. Parkhomenko, directeur adjoint de la division des enquêtes pour l’arrondissement de Kansk, antenne de la direction générale des enquêtes de la Fédération de Russie pour la province de Krasnoïarsk.

Notre analyse

En l’absence de l’ensemble du dossier le Centre des Droits humains « Memorial » a pu prendre connaissance uniquement de l’acte d’accusation contre Nikita. Lui-même nie catégoriquement sa culpabilité. Au cours de son interrogatoire, à la question sur la fabrication de cocktails Molotov et autres engins explosifs il répond : « Avec des amis on a fabriqué des fumigènes et des pétards, c’était des expériences, on ne pensait pas au terrorisme », « mes amis et moi on ne pensait pas faire du mal ou blesser des personnes. J’ai déjà répondu, on faisait plein d’expériences, on s’amusait. On n’avait pas l’intention de faire exploser quoi que ce soit. »

Nikita dit aussi que ses amis ont menti lors de leurs dépositions : certains médias ont rapporté que, dans un premier temps, les jeunes, sous la pression des policiers, ont fait les aveux « nécessaires » à l’enquête. A la question sur ses recherches internet sur les explosifs, sur les groupes et les tchats qu’il avait créé sur « VKontakte » et Telegram, il a répondu qu’il ne se souvenait plus, c’était il y a longtemps, il faudrait qu’il regarde les enregistrements pour fournir des explications.

Nikita Ouvarov. Photo HRC Memorial

D’après les documents en notre possession, il est possible d’affirmer que :

Pour l’accusation il est fondamental d’établir l’existence d’intention de commettre des actes terroristes : c’est l’accusation la plus grave (article 205.3). Or, s’il est répété à maintes reprises que le but était de mener une action terroriste, aucune preuve n’est apportée, comme l’enquête l’a établi, que le but des actions de ces jeunes était bien celui-là. En outre, alors que le dossier décrit en détail les circonstances (où, quand, comment) de la fabrication des explosifs, sur quels sites internet ils ont trouvé les ressources, il paraît étrange que rien ne soit écrit sur le fait que le but final était une action terroriste.

L’affaire Minecraft

Il est à noter que les trois garçons ont d’abord été poursuivis dans ce qu’on appelle « l’affaire Minecraft », un jeu vidéo très populaire de construction, exploitation et transformation de ressources naturelles : d’après les médias les jeunes ont été accusés d’avoir voulu faire exploser le bâtiment (virtuel) du FSB qu’ils avaient « construit ».

Une reconstitution du bâtiment de la Loubianka comme on en trouve facilement dans Minecraft

Les téléphones saisis contenaient le jeu, ce qui a suffit à les accuser d’association de malfaiteurs terroriste, crime passible de la prison à perpétuité (article 205.4 du Code pénal). Au bout de quelque temps, l’absurdité de l’accusation et l’écho de cette histoire auprès du public ont amené à suspendre l’affaire en raison de l’absence d’infraction constatée. Pour chacun d’entre eux, le droit à la réhabilitation a été reconnu.

Il faut bien comprendre que « l’affaire Minecraft » est apparue après la saisie des téléphones des jeunes – qui a eu lieu à la suite du collage d’affichettes en soutien à Azat Miftakhov – quand les policiers ont eu connaissance des projets virtuels de destruction du bâtiment du FSB.

VIDEO Reconstitution anonyme de l’explosion d’une copie virtuelle de la Loubianka dans le jeu Minecraft.

Une vidéo, comme on peut en trouver sur internet, reconstituant le projet non réalisé par les adolescents de Kansk et pour lesquels ils ont été mis initialement en détention.

L’enchaînement des événements

Azat Miftakhov est poursuivi illégalement. Ouvarov, Andreev et Mikhaïlenko expriment alors leur désaccord en affichant, de manière sauvage, des tracts de soutien à l’étudiant en mathématiques. Ceci entraîne leur arrestation, les policiers fouillent leurs téléphones pour trouver un motif de poursuite et ils tombent sur les projets de destruction du bâtiment du FSB dans le jeu vidéo. Ils engagent des poursuites et, de manière totalement disproportionnée, privent de liberté les trois garçons : Ouvarov en centre de détention, Andreev et Mikhaïlenko assignés à résidence. L’affaire devrait s’arrêter là mais les représentant des forces de l’ordre refusent catégoriquement de reculer. Et c’est ainsi qu’apparaît l’accusation actuelle qui ressemble à une tentative de condamner à tout prix ces jeunes dans le seul but de « sauver la face » des enquêteurs et de faire passer un message à la société : aucune prise de position contre le gouvernement n’est admise.

Ce qui précède nous fonde à voir dans l’accusation et la privation de liberté pour Nikita Ouvarov, Denis Mikhaïlenko et Bogdan Andreev des indices de motivation politique, or ces indices figurent aux points 3.2 c/ et d/ du « Guide international de définition de prisonnier politique » sur lequel se base Memorial*

La rigueur et la durée de peines de prévention – 9 mois de détention pour Ouvarov, 5 mois pour Mikhaïlenko, 9 mois d’assignation à résidence pour Andreev – sont manifestement disproportionnées au vu de l’âge des jeunes accusés et aux actes qui leur sont reprochés. Au moment où les infractions ont été commises les garçons étaient âgés de 14 ans, leurs actes n’ont pas eu d’incidence et relèvent plutôt d’expériences adolescentes. Le danger pour la société est très faible et ne justifie en aucun cas de telles mesures de privation de liberté. Autre fait révélateur, l’incarcération de Mikhaïlenko pour non-respect des conditions d’assignation à résidence est intervenue après qu’il est revenu sur ses premières déclarations.


Le texte intégral du dernier mot de Nikita Ouvarov en russe est disponible sur le site du journal Novaya Gazeta.

Texte inspiré de sources diverses : https://memohrc.org/ru/special-projects/delo-kanskih-podrostkov // Novaya Gazeta // Internet

* Pour la définition de prisonnier politique, voir ici : https://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-XML2HTML-FR.asp?fileid=19150&lang=FR

1 Comment

  1. […] le millième prisonnier politique sur la liste que l’organisation tient rigoureusement depuis 2009 (voir notre page pour l’explication de la démarche), accompagnée d’une équipe de volontaires. Ce statut n’est attribué qu’après un examen […]

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