Voix de guerre #18, Zinaïda Kostenko : « Il ne restait plus rien de mon voisin, à part une chaussure »

Voix de guerre #18, Zinaïda Kostenko : « Il ne restait plus rien de mon voisin, à part une chaussure »

Une habitante du village de Moshchun, dans la région de Kyiv, raconte les horreurs des premiers jours de la guerre totale. Sa maison a été complètement détruite, même ses conserves ont brûlé dans la cave.

Je m’appelle Zinaïda Yakivna Kostenko, j’ai 67 ans. Je vis dans le village de Moshchun, dans la rue Vichnevy. J’ai toujours vécu ici. Je suis allée à l’école ici, j’y ai étudié à l’institut de commerce, et après mon mariage, je suis restée travailler ici. Pendant 32 ans, j’ai travaillé comme vendeuse au centre du village. J’étais responsable du magasin. Donc j’ai vécu toute ma vie au village.


COMMENT AVEZ-VOUS VÉCU LE PREMIER JOUR DE LA GUERRE TOTALE ?

Le 24 février, je suis sortie tôt pour aller travailler, j’ai ouvert le magasin à huit heures. Je n’ai entendu qu’un grondement lointain. C’est alors que mon amie qui habitait près de l’aérodrome m’a appelée. Elle m’a dit que c’était la guerre, qu’on nous tirait dessus. Je lui ai demandé : « Comment ça, ils tirent ? ». Ce n’était pas encore arrivé jusqu’à nous, il y avait juste un peu de bruit. Elle a un enfant d’un an et deux mois et un garçon de douze ans. Ils étaient en train de partir précipitamment, parce que leur immeuble était bombardé. Je lui ai dit : « Venez chez nous. Ici, c’est calme ». Ils sont arrivés. Ils sont restés le 25 et le 26 chez moi, parce que d’ici, on entendait juste que ça grondait au loin. Le 25, l’électricité a été coupée. Il y avait encore du gaz, mais pas d’électricité. Son mari a dit : « J’ai appelé des amis, la route d’Odessa est libre, on peut passer ». Eux, ils étaient du district Stanichevsky. Ils ont décidé de partir, ils ne voulaient pas rester là. Quand nous nous sommes levés le matin, des hélicoptères volaient ! Et notre village se trouve dans une cuvette, comme dans une vallée, avec la forêt de chaque côté. Et une rivière au milieu. On était dans la pièce, et le mari d’Oksana me dit : « Tante Zina, regardez, ils arrivent ! ». Il y avait quinze hélicoptères qui volaient vers nous. Et une demi-heure plus tard, nous avons entendu qu’ils bombardaient de nouveau l’aérodrome. Oksana et sa famille sont partis.

ET À CE MOMENT-LÀ VOUS N’AVEZ-PAS PENSÉ À ÉVACUER ?

Et nous, on est resté. Que je quitte ma maison ? Ah non, je ne le voulais pas ! Ma fille aînée est arrivée, parce que la plus jeune était partie, avec son fils de 14 ans. Mon gendre était resté pour soutenir sa belle-mère, et sa mère… Qui donc pourrait nous toucher ? Et puis les roquettes « Grad » ont commencé à tomber.

Ma fille et moi faisions à manger pour la Défense territoriale, ils étaient près de chez nous. Nous préparions des repas : puisqu’on avait du gaz, pourquoi ne pas préparer de la soupe chaude pour les gars ? Je leur ai dit : les gars, on s’occupe du thé et des plats chauds. On les a nourris jusqu’au 6 mars. Et le 6 mars, quand on est sorti pour leur apporter à manger, ils n’étaient plus là. Et le 5, la maison du voisin a brûlé. La voisine est venue avec nous dans la cave. Dès qu’ils commençaient à bombarder, on se précipitait dans la cave. Et on y restait, à attendre que ça se calme, que les roquettes « Grad » arrêtent de tomber. Dès que ça se calmait, on sortait. Parfois on pouvait sortir. Et pour la nuit, on s’était installé une chambre dans la cave : on avait pris tous les coussins des canapés, et on restait là des heures.

On y est resté jusqu’au 6 mars. Quand on est sorti, on a vu que les gars n’étaient plus là. J’ai dit à ma fille : « Ira, s’ils ont quitté leur poste, c’est qu’il se passe quelque chose ». J’ai essayé d’appeler mon gendre, le téléphone ne fonctionnait pas. Il est arrivé de lui-même en courant et nous a dit : « qu’allons-nous faire ? ». Puis ils ont recommencé à tirer avec des « Grad », nous nous sommes cachés, et quand ça s’est calmé, mon gendre a pris une échelle pour regarder sa maison, et il a vu qu’elle brûlait. Ils s’est précipité là-bas. Je lui ai crié : « attends un peu qu’ils finissent de tirer, tu iras après ! ». Après les premiers tirs, il y a eu une accalmie de 10 minutes, puis ils ont recommencé. Mon dieu, comme j’ai prié pour qu’il puisse se cacher quelque part… Tout brûlait de l’autre côté du village. Je disais « Mon dieu, faites qu’il arrive à se cacher ». Ira m’a dit alors : « Maman, on ne va pas rester là. Prépare tes affaires ! ». Nous sommes remontées à la maison, je me suis habillée, j’ai pris mes documents, mon sac, un peu d’argent. Et j’ai dit : « On y va ! »

COMMENT AVEZ-VOUS PU VOUS SAUVER ?

On est parti par l’autre côté du village. En route, on a pris notre voisine avec nous, car elle était restée seule. Et il y avait un drone qui nous volait autour. Je leur ai dit : « les filles, ne restez pas ensemble. Il ne faut pas que nous restions groupées. Allons-y séparément ». Volodia avait pris sa voiture, il est arrivé par l’autre côté, ils nous a récupérées, et on a traversé le village. Il n’y avait plus personne. On n’a vu absolument personne. Le village était comme une ville fantôme. On avançait, il paraissait mort. Et là, j’ai dit : « Mon dieu, c’est comme au cinéma ! ». Tout était cassé, ici un incendie, là des immeubles avaient disparu. On roulait, et c’était si effrayant ! On quittait notre village et on avait peur. Derrière nous, des obus explosaient. Ce n’était même plus une fuite… C’était vraiment terrifiant ! Et ce drone, qui volait… On aurait pu mourir ! Il était si près de nous qu’on aurait pu le toucher.

QU’EST-IL ARRIVÉ À VOTRE MAISON ?

Ce qui s’est passé chez moi ? Le 14 mars il y a eu comme une accalmie, j’ai demandé à mes enfants d’aller voir ce qui s’y passait. Et ils m’ont montré ces photos : tout est détruit, écrasé, tout a brûlé. Plusieurs cratères causés par des obus, peut-être qu’un obus est aussi tombé sur ma maison. C’est ce que je pense, parce que tout a brûlé instantanément. Même les conserves rangées dans la cave ont brûlé ! Vous imaginez ce qui a pu se passer pour que même les conserves brûlent ! La température qu’il devait faire. J’avais un sous-sol, une cuisine d’été avec un four, une maison, une petite remise pour le bois, un garage. Et tout a été détruit, sans doute d’un seul coup. Dans la maison d’à côté vivait un couple de personnes âgées. Le grand-père avait 86 ans, et la grand-mère 83. Ils avaient dit qu’ils ne partiraient pas, qu’ils étaient vieux et que les Russes n’allaient quand même pas s’en prendre à des personnes de plus de 80 ans. La grand-mère a été tuée dans leur cave, et le grand-père a été retrouvé mort dehors. Visiblement, c’est un obus qui l’a tué. Parce que dans leur cour, il y avait un cratère, comme chez moi, dans lequel on pourrait mettre une voiture.

Le 4 mars, je crois, un gars de la Défense territoriale a été tué. Ils étaient ici, avec leur voiture : ils allaient d’un check-point à l’autre. Sa voiture est tombée en panne, il l’a mise dans la cour pour la réparer. Et les obus ont commencé à tomber. Avec sa mère et son ami, ils se sont cachés dans la cave. Quand ça a eu l’air de s’être calmé, Sacha est sorti et là, il a été déchiqueté par un obus sous les yeux de sa mère. On a entendu des cris, des hurlements, j’ai dit : « Les filles, il s’est passé quelque chose ». La mère hurlait : il ne restait plus rien de son fils. Juste une chaussure par terre. Nous y sommes allées, l’avons emmenée chez nous, lui avons donné des tranquillisants pour qu’elle se calme. Je lui ai dit : « Liouba, ne crie pas ! Les gars vont tout faire comme il faut ». Les gars ont réuni ce qu’ils pouvaient, l’ont mis dans un sac, et l’ont enterré au cimetière.

PENSIEZ-VOUS QU’IL Y AURAIT UNE GUERRE TOTALE ?

Non, je n’y croyais pas. Mon dieu ! Cette Russie aurait donc trop peu de terres ? Elle en a tant ! Bossez et travaillez autant que nous, Ukrainiens. Travaillez, et vous aurez tout ce dont vous avez besoin. Qu’êtes-vous venus faire chez nous ? Que venez-vous faire sur ce territoire qui n’est pas à vous ? Je n’y croyais pas ! Parce que d’abord, mon père est Russe. Après la seconde guerre mondiale, il s’est marié avec ma mère, Ukrainienne. C’est ma grand-mère russe qui m’a élevée. Je ne croyais pas que ces Russes iraient attaquer un peuple comme eux. Ils ne savent même pas que Kyiv est plus ancienne que Moscou. Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous vouliez prendre le pouvoir ? Combien y a-t-il de kilomètres de Poushcha-Vodytsia à Kyiv ? Sept kilomètres ? Ils pensaient qu’ils allaient passer. Des gars nous ont dit que des cartes des années 70 avaient été trouvées sur des soldats russes. Ils n’avaient même pas de cartes normales. Où qu’ils aillent, ils tombaient sur des zones habitées et des gens. Soit des datchas, soit des lotissements. Tant d’années avaient passé. Ils pensaient passer par la forêt, mais non ! Où qu’ils mettent le nez, tout est urbanisé, avec des nouveaux quartiers partout. C’est la vie qui continue. Et eux ils pensaient que ça serait facile.

VOUS ÉTIEZ-VOUS PRÉPARÉE À LA GUERRE ?

Le 16 février ma fille, qui travaille à l’hôpital, m’avait dit : « Maman, la situation est assez confuse. Rassemble le nécessaire ». Je lui ai dit : « le plus important, ce sont les documents, il ne faut pas qu’ils brûlent ». Je n’imaginais pas qu’ils allaient tout brûler. Je pensais qu’ils allaient guerroyer un peu, et c’est tout. Mais pas qu’ils allaient brûler le village. J’ai mis la plupart de mes documents dans un bidon, je l’ai bien fermé et déposé à la cave. Et les documents principaux (passeport, carte d’identité), je les ai mis dans un dossier à part. Je n’allais pas me trimballer un sac sur l’épaule… Tous mes documents restés à la cave sont intacts, seuls les coins des dossiers ont un peu brûlé. Je disais à ma fille : « J’ai 67 ans, qui viendrait m’embêter ? Est-ce que j’ai un pistolet ou un fusil ? Je n’ai rien du tout ! S’ils ont faim, qu’ils viennent manger ! ».

Beaucoup de gens sont venus de Kyiv se cacher ici. Beaucoup d’enfants sont arrivés ! Car il y avait la peur que Kyiv soit prise. Mais quand ils ont commencé à tirer avec des « Grad », j’ai dit : « Mon dieu, partez ! Partez le plus loin possible ! ». Merci aux volontaires, qui sont venus avec des minibus et qui ont emmené les gens. Les gens sont partis en masse. Ils ont emmené les enfants et sont partis de plus en plus loin.

QUELS SONT VOS PROJETS D’AVENIR ?

On n’a pas d’argent. D’ici à pouvoir en gagner suffisamment, on verra bien quelle sera la situation. Pour construire quelque chose, il faut de l’argent. Ça nous a pris des années à construire cette maison, ces bâtiments, à faire les travaux. Là, il ne s’agit pas seulement de blanchir des murs à la chaux. Nos parents ont survécu à la guerre et la guerre nous est tombée dessus à nous aussi. Alors nous surmonterons ça !

VOS SENTIMENTS À L’ÉGARD DES RUSSES ONT-ILS CHANGÉ ?

Oui. On n’avait jamais prêté attention à leur stupidité, à leur impuissance, à quel point ils ne comprennent rien. Sur Internet, on a vu cette histoire du fils qui appelle sa mère : « Maman, je suis prisonnier ». Et elle lui répond : « Il aurait mieux valu que tu sois tué, j’aurais eu plus d’argent ». C’est la vérité. Est-ce une femme ? Non, ce n’est pas une femme… Même une chienne lèche son chiot, mais elle, elle dit ça. C’est irréel ! Qu’ils ouvrent les yeux. Qu’ils voient ! La vie est si belle… Qu’est-ce que vous venez faire ici ? Vous avez tout. Vous avez des terres, de la santé, de la raison, agissez avec humanité. Vous écoutez Poutine et alors, quoi ? Qu’est-ce qu’il vous a apporté ? Rien du tout ! Juste du mal, sur toute la planète. Vous êtes devenus des ruscistes ! À présent, même si un Russe est malin, intelligent, on se méfiera toujours de lui, après une guerre comme celle-là.

Zinaïda Kostenko

Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)

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