Voix de guerre #23, Ninel Tchernychenko : « En voyant les immeubles s’effondrer comme des châteaux de cartes sous les bombes, elle faisait ses adieux à la vie »

Voix de guerre #23, Ninel Tchernychenko : « En voyant les immeubles s’effondrer comme des châteaux de cartes sous les bombes, elle faisait ses adieux à la vie »

Ninel Tchernychenko, une habitante de Borodyanka, a vu de ses propres yeux les avions russes larguer délibérément des bombes sur des immeubles civils. Elle croit malgré tout à la victoire, à la paix et à la restauration de l’Ukraine.


Comment s’est passé pour vous le premier jour de l’invasion russe à grande échelle ?

Je ne sais pas pourquoi, mais je n’avais pas peur. Dans mon cœur je croyais et je savais que nous allions survivre à tout.

Que s’est-il passé à Borodyanka les premiers jours ?

Les gens, comme moi sans doute, croyaient que tout irait bien, et ils ne voulaient pas quitter leurs logements.

Quand les Ruses sont-ils entrés dans Borodyanka ?

Le 1er mars, ils n’ont fait que passer par ici. Nous habitons sur la rue Centrale, tous les véhicules militaires russes sont passés sous nos fenêtres. Du 1er au 2 mars, nous n’avons pas dormi dans notre appartement. Lorsque nous sommes revenus dans notre rue le 2 mars, c’était une véritable horreur.

Je ne souhaite à personne de voir ça, c’était tellement horrible. Toutes les fenêtres, toutes les portes étaient brisées, tout était cassé, déchiqueté, comme une âme déchiquetée, et c’était affreux à voir.

Il y avait des cadavres qui gisaient, on ne savait pas où mettre les pieds… Ce jour-là, nous avons pris tout ce que nous pouvions dans notre appartement.

Quels ont été les dégâts pour votre immeuble et y a-t-il eu des morts dans l’immeuble ?

Dans notre immeuble, personne n’a été tué, mais dans l’immeuble voisin, qui a été bombardé, un jeune homme est mort. Il faut préciser que toutes les bombes que les Russes ont larguées sur Borodyanka étaient si précises qu’il n’y a eu aucun cratère près des immeubles, mais seulement au milieu des bâtiments.

L’immeuble voisin a été gravement endommagé, et beaucoup de gens y sont morts. Les cadavres gisaient dans la rue, des bras, des jambes et des têtes étaient éparpillés un peu partout. Les chiens ont ensuite traîné les restes jusque dans la cour. Il y en avait vraiment beaucoup.

Les Russes ont-ils commis des crimes contre la population civile pendant l’occupation de Borodyanka ?

Beaucoup de gens ont raconté que les premiers jours, les Russes ont tiré sur des personnes qu’ils avaient repérées par hasard.

J’ai entendu dire que des Russes sont arrivés dans une maison où vivait une famille. Ils ont dit à l’homme qu’ils voulaient sa femme et qu’ils allaient l’emmener. Il s’est mis à protester. Ils l’ont abattu sous les yeux de sa famille. Puis d’autres militaires russes sont venus et ont tué ces deux soldats pour que personne ne sache ce qui s’était passé.

Je me souviens aussi d’une autre histoire : il y a un carrefour à la sortie de Borodyanka, là il y a une maison dans laquelle vivait une famille. Afin de pouvoir contrôler le carrefour, les orcs [Russes] sont entrés dans la maison, ont abattu la famille, ont amené un tank dans la cour et ont déclaré qu’ils s’installaient là. Ils étaient là, à rechercher des nazis, mais ils n’en ont trouvé aucun. Ils ont juste abattu des gens ordinaires.

Selon vous, les Russes ont-ils délibérément bombardé les immeubles résidentiels ?

Oui, je pense que c’était délibéré : ils avaient très peur que les habitants des immeubles leur lancent des cocktails Molotov. J’ai vu leur colonne se déplacer les premiers jours entre les immeubles le long de la rue Centrale. Le canon du premier tank était dirigée vers la gauche, celui du suivant dans la direction opposée. Des véhicules blindés les suivaient et tiraient à la mitrailleuse sur les immeubles.

Un des immeubles a été bombardé parce qu’un jeune homme avait publié sur internet des photos de véhicules militaires russes à Borodyanka. Ils ont identifié que les photos avaient été prises de cet immeuble et l’ont bombardé

Puis il y a eu cet avion. Il volait très bas, ses moteurs rugissaient très fort. Tu es là, tu fais tes adieux à la vie. Dans ces moments, tu comprends que dix pas à gauche, dix à droite, et tu meurs. Il n’y avait d’espoir qu’en Dieu.

Nous avons vu des bombes tomber sur l’immeuble voisin par la fenêtre. Il s’est effondré sous nos yeux, et en trois secondes il avait disparu. C’était si effrayant que je ne peux même pas le décrire.

Et puis le même avion est revenu, mais dans l’autre sens. Et de nouveau, tu es là, tu fais tes adieux, l’immeuble tremble… Ce jour-là, ils ont bombardé l’immeuble 371. Ils l’ont fait délibérément, ce n’était pas un hasard ! Les huit immeubles qui ont été touchés ont été bombardés comme ça.

Dans quel état sont vos biens ?

Mon appartement est détruit, l’appartement de ma fille a été réduit en cendres, la voiture, le garage, tout est détruit. Nous nous sommes retrouvés à la rue, la seule consolation est que nous sommes en vie. Aujourd’hui, nous commençons à réaliser notre chance d’avoir survécu.

Des Russes ont-il pillé ou vécu dans les appartements de votre immeuble ?

Quand je suis revenue chez moi, j’ai vu, pardon, que les toilettes étaient sales. Ils ont emporté mon linge, et ont laissé leur linge sale. Compte tenu de leur taille, il était clair que ces hommes étaient petits. Peut-être des Bouriates. Il y a eu beaucoup de pillages. Leurs officiers vivaient dans l’immeuble voisin, et en face, dans une maison particulière, les soldats. Évidemment, toutes les portes des habitations étaient ouvertes : entre et fais ce que tu veux.

Les outils de construction de mon mari ont été volés, ainsi qu’un grand nombre de chaussures et de vêtements. Ils ont même pris des choses qui, pour nos concitoyens, n’ont aucune valeur.

Recevez-vous une aide de l’État aujourd’hui ?

Après notre retour d’évacuation, nous avons obtenu le statut de personnes temporairement déplacées, puisque nous avions perdu notre logement. Nous avons fait les démarches et nous recevons maintenant 2000 hryvnias par mois. On nous a dit que c’était temporaire, jusqu’à ce qu’on nous fournisse un logement.

Quelles étaient vos émotions, lorsque vous êtes revenue chez vous après l’évacuation ?

Pendant les quatre premiers mois, je ne faisais que pleurer. Mon mari et moi sommes arrivés dans l’appartement et avons pensé que nous aurions pu y vivre, si seulement le plafond n’était pas détruit et si les murs ne s’effondraient pas. Mais je voulais aussi dire que les orcs ne savent pas à quel point les Ukrainiens sont des travailleurs acharnés.

Nous allons tout reconstruire, tout ira bien. Et nos militaires vaincront tous les ennemis.

J’ai toujours su que la victoire serait à nous, que la Crimée serait à nous et que tout serait à nous. Mais jamais je n’aurais pu imaginer que cela se ferait à un tel prix.

Vos sentiments à l’égard des Russes ont-ils changé ?

Je ne sais même pas comment la terre les porte. Il y a un Dieu sur terre. Il y aura un retour de bâton, car on ne peut pas s’en prendre à des gens pacifiques impunément, violer des enfants. Je pense que nous gagnerons au printemps. Qu’on fera la fête, qu’on se réjouira et qu’on reconstruira tout. Tout ira bien. Que Dieu nous vienne en aide !

Ninel Tchernychenko, habitante de Borodyanka, dans la région de Kyiv

Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)

Pour en savoir plus sur le projet Voix de guerre, rendez-vous ici