Voix de guerre #26. À deux pas de la mort. Histoire du volontaire Maxim Vaïner.

Voix de guerre #26. À deux pas de la mort. Histoire du volontaire Maxim Vaïner.

Maxim Vaïner travaillait en tant que volontaire dans une brigade internationale engagée dans l’évacuation médicale autour de Bakhmout. Un jour, ils tentaient d’évacuer une femme blessée lors d’un bombardement lorsqu’un missile russe a touché leur véhicule. Maxim a subi de multiples blessures et son coéquipier, le secouriste volontaire américain Pete Reed, a été tué.


Depuis le début de l’invasion, j’ai vécu principalement à Zaporijjia. La plupart des gens qui venaient des territoires occupés passaient par Zaporijjia. Au début, ils arrivaient surtout de Marioupol. J’étais volontaire au centre principal, par lequel tout le monde passait. Il y avait des permanences, une coordination, de l’aide aux personnes. J’ai collaboré avec beaucoup d’étrangers. À l’automne, j’ai participé à une mini-tournée de volontaires : à Kyiv, Lviv, Odessa. Je suis devenu coordinateur et j’organisais beaucoup de choses.

Un gars que je connais est basé à Kramatorsk avec son association qui s’occupe de l’évacuation de civils, et apporte de l’aide humanitaire, des produits de base. Juste après le Nouvel An, il m’a dit qu’une équipe de l’ONG américaine Global Outreach Doctors arrivait, pour prendre en charge le côté médical : assistance et évacuations médicales, autant de soldats que de civils. Ils avaient besoin d’un coordinateur et d’un traducteur. Car dans de si petites organisations, tout le monde fait tout. J’ai alors suivi une formation médicale de base. Et nous avons commencé à organiser des évacuations médicales, à aider les militaires, en coordination avec les médecins militaires. C’était vers Bakhmout, Soledar.

La situation était et reste aujourd’hui catastrophique là-bas, et nous avions donc une ambulance. Deux ambulances modernes, plutôt de bons véhicules. Britanniques, si je ne me trompe pas. Nous parcourions les localités de la région, et pour fournir des soins médicaux, et pour voir ce qui s’y passait.

Nous avons été impressionnés par Seversk, lorsque nous y sommes allés. Il n’y avait plus rien de vivant là-bas, mais des gens continuent à y vivre aujourd’hui, autant que je sache.

Nous y avons trouvé un hôpital qui continuait à fonctionner. Il ne restait plus que le médecin-chef adjoint, un autre médecin et une infirmière, quatre personnes au total. Ils travaillaient dans des conditions très difficiles : sans électricité, sans rien. Il y avait un groupe électrogène, nous leur avons proposé d’apporter du carburant pour qu’il continue à fonctionner, et nous avons également pu leur fournir des médicaments. Des gens héroïques, que dire de plus. Le ministère de la santé ne leur apportait pratiquement aucun soutien. Au fond, ils avaient été abandonnés à leur sort. Bon, il est vrai que je ne connais pas tous les tenants et aboutissants de cette histoire. Peut-être qu’ils auraient dû évacuer, je ne sais pas. Mais ils travaillaient : il y avait là des personnes âgées, une femme avait accouché peu avant.

Dans l’ensemble, plus on se rapprochait de la zone de combat, plus la situation empirait. Il y avait un village où il se passait toujours quelque chose. Des personnes étaient restées y vivre, et puis il y a eu un tel Armageddon qu’elles se sont mises à partir. Ce village s’appelle Paraskoviivka. Nous avons même à deux reprises pris en charge des civils qui marchaient le long de la la route de Paraskoviivka vers Kramatorsk ou ailleurs. Une fois, nous avons rencontré une famille à vélo, ils étaient quatre. Nous leur avons dit : « Attendez ! Laissez-nous vous déposer ». Il y avait un refuge à Sloviansk, dans l’hôpital N°1. Un jour, on a vu un homme marcher la nuit. Ce jour-là, une roquette était tombée sur sa maison, il avait été blessé, pas gravement, mais quand même. Il avait décidé de partir à pied, nous l’avons récupéré.

Maxim Vaïner, volontaire

Nous sommes allés à Bakhmout. Pas l’équipe complète, nous étions juste 4. Peter, moi, et au bout de quelques semaines, un autre gars, Roma, nous a rejoints. Et puis une fille aussi, une secouriste américaine, Ray. Nous avions aussi un autre coéquipier : un Australien, chauffeur. Nous sommes allés à Bakhmout, pour faire le point sur la situation. Pour commencer à mettre en place une infrastructure médicale, car il n’y avait absolument rien pour les civils. S’il t’arrive quelque chose à Bakhmout, si tu es un civil, la seule chose sur laquelle tu puisses compter, c’est que quelqu’un te sorte de là. Et c’est tout. Souvent, les militaires ne peuvent pas le faire, pour une raison ou une autre. Ça peut arriver qu’il n’y ait personne autour et que personne ne sache qu’il t’est arrivé quelque chose. Je voulais donc faire quelque chose pour aider.

Nous nous trouvions dans l’un des « points d’Invincibilité », qui existaient déjà à l’époque. Il y en avait cinq. Je ne sais pas combien il y en a aujourd’hui. Celui-ci se trouvait à la gare routière de Bakhmout. Nous étions en train de régler diverses questions, de discuter, quand un officier militaire ukrainien est arrivé en courant et a dit qu’il y avait eu des bombardements à proximité, que des civils avaient été blessés. « S’il y a des médecins ici, aidez-nous ». Nous y sommes allés, et à part nous, il y avait trois personnes d’une autre équipe de médecins étrangers : deux Norvégiens et un Estonien. Nous avions deux voitures : l’une avec moi, Pete et Ray, et la seconde était un mini-bus dans lequel se trouvaient l’Australien et Roma. Nous sommes arrivés sur les lieux du bombardement. En effet, il y avait une femme âgée allongée sur le bord de la chaussée, elle devait avoir dans les 70 ans. Elle saignait. Un homme [civil] d’une cinquantaine d’années était assis à côté d’elle. Visiblement, il n’était pas trop gravement blessé et il essayait de l’aider.

L’Australien a garé le mini-bus un peu plus loin. Nous, nous avons garé notre Mercedes Vito tout près d’elle. L’Estonien a déposé les Norvégiens et est allé se garer plus loin, car il ne faut pas que toutes les voitures soient garées ensemble. D’ailleurs, lorsqu’il est passé, sa caméra embarquée a enregistré plusieurs images du moment où le missile a frappé. Nous sommes tous sortis de la voiture : les secouristes Pete, Ray, et quelqu’un d’autre. Les Norvégiens sont immédiatement allés aider cette femme. Il y avait quatre ou cinq personnes autour d’elle, et ça ne servait à rien que j’y aille moi aussi, alors je me suis mis un peu à l’écart, juste pour observer ce qui se passait.

Et c’est littéralement à la seconde suivante que ça s’est passé : ils ont lancé un missile sur nous. Ce n’était pas un tir de mortier, mais un missile « Kornet ». Un missile guidé antichar russe.

Il est tombé en plein sur notre voiture. C’est cette explosion qui a tué Pete. Je n’ai pas compris sur le coup, mais ensuite on m’a dit qu’ils avaient tiré aussi une dizaine d’obus de mortier. Voilà.

Moment de la frappe du missile, capture d’écran d’une vidéo réalisée par Erko Laidinen, volontaire de l’organisation Frontline Medics.

J’ai perdu connaissance pendant environ une demi-seconde. Je ne suis même pas tombé, je me suis juste plié en deux. Quand je suis revenu à moi, j’ai compris qu’il s’était passé quelque chose de grave. J’ai tout de suite compris que j’étais touché à la jambe, ça saignait. Je saignais aussi de l’épaule et du visage. C’était un état assez intéressant (entre guillemets). J’ai commencé à tenter de comprendre ce qui se passait autour de moi. J’ai compris que nous avions été touchés par un missile. J’ai vu que l’Australien était indemne, près de notre deuxième véhicule, un peu plus loin. Et j’ai vu qu’il y avait un mort, c’était Pete. J’ai appris plus tard que le civil était mort lui aussi. J’ai vu que Roma était vivant. Ray était également en vie. Je leur ai fait signe d’aller au minibus pour que nous puissions nous rassembler, parce que l’objectif était de faire sortir de là tous les survivants. Tout le monde est monté dans le bus. J’ai demandé à Roma ce qui était arrivé à Pete, il m’a confirmé qu’il était mort.

Nous avons quitté Bakhmout, en passant par le premier checkpoint à l’entrée de la ville. De là, nous avons été escortés jusqu’à l’une des brigades qui était basée à proximité. Ils nous ont rafistolés. Fait intéressant, Pete et moi étions venus cinq jours avant cet incident pour des questions de coordination. Ils nous ont soignés, et nous ont immédiatement emmenés à Kramatorsk, où ils nous ont également prodigué des soins et le lendemain ils nous ont emmenés à Dnipro. Ça s’est produit le 2 février. Et le 4, j’étais déjà à Dnipro.

—  Excusez-moi, mais avez-vous pu récupérer le corps de Pete ?

— Oui, il a été récupéré plus tard.

— Plus tard ou tout de suite ?

— Le jour même peut-être, dans la soirée. Une fois que tout s’était calmé.

Quand le missile a touché la voiture, celle-ci a pris feu. Ce n’était pas beau à voir. Le corps de Pete a été emmené, et sa femme, Alex, est arrivée. Nous nous sommes rencontrés lorsqu’elle allait de Kramatorsk à Kyiv avec le corps de Pete pour l’incinérer, conformément à sa volonté. Elle s’est arrêtée à Dnipro, nous nous sommes rencontrés, nous avons parlé. Puis ils sont partis pour Kyiv et l’ont incinéré. Et ils sont rentrés en Amérique avec ses cendres.

Pete Reed, crédit photo : page de Global Outreach Doctors

Personne ne vient en Ukraine pour l’argent, car il n’y a pas d’argent ici. Ils gagneraient bien plus avec n’importe quel emploi dans leur pays d’origine. J’ai personnellement discuté avec eux, ce sont pour la plupart des personnes vraiment motivées.

Ils sont soucieux de tout ce qui se passe et sentent qu’ils peuvent apporter leur contribution. C’est pour cela qu’ils viennent ; beaucoup de gens meurent, les pertes sont très lourdes. Tant parmi le personnel militaire que parmi les volontaires humanitaires. Surtout parmi ceux qui travaillent dans le Donbass.

Comment se sont déroulés les soins pour vous ? D’après ce que j’ai compris, ils sont toujours en cours ?

Oui. J’ai eu une blessure principale à la cuisse gauche, un éclat d’obus l’a traversée de part en part. Il y avait une grande plaie et une fracture du fémur. Mais ce n’est pas si grave. L’os guérira assez rapidement. La plaie est toujours en cours de cicatrisation, mais le processus se déroule plus ou moins normalement. C’est juste une grosse plaie, c’est tout. Ma jambe gauche et mon épaule droite présentent également diverses blessures dites aveugles. Mais tous les os sont intacts, il ne manque qu’un morceau de chair qui guérira bientôt. J’ai aussi un barotraumatisme de l’oreille droite : des trous se sont formés dans le tympan à cause des chocs acoustiques. J’ai été opéré hier, et les trous ont été rebouchés.

Avez-vous encore aujourd’hui des problèmes d’audition ?

J’entends encore du bruit, mais c’est parce que je viens tout juste d’être opéré. Mais d’ici un mois, ça devrait revenir à la normale. Tout ira bien.

Quels sont vos projets ?

Continuer, sans doute. Je suis déjà appelé à aller ici ou là par les camarades. On verra.

Avez-vous pensé que vous aviez été à deux pas de la mort ?

Littéralement à deux pas de la mort. J’aurais pu mourir.

Vous n’avez pas pensé à tout arrêter ?

Tout arrêter, non. Je continuerai à aider la cause commune en Ukraine et la société ukrainienne, et si ce n’est pas de cette façon, alors j’en trouverai une autre. C’est sûr à 100 %. Aujourd’hui par exemple, c’est moi qui suis en charge de la traduction ou de la coordination, il y a les téléphones, les ordinateurs portables. Je n’ai pas besoin d’être présent physiquement. Mais on verra.


Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)

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