Chronique de la Russie qui proteste // 21-27 janvier 2024

Chronique de la Russie qui proteste // 21-27 janvier 2024

En Russie, depuis le début de la guerre en Ukraine, la société est profondément divisée face à l’agression des troupes russes. Alors que certains soutiennent fermement les actions du gouvernement, d’autres manifestent courageusement leur opposition à la guerre et à l’intervention militaire russe dans les affaires ukrainiennes.

Ce projet de publication a pour objectif de documenter ces protestations en publiant des chroniques hebdomadaires en utilisant les réseaux sociaux comme source principale d’information. Nous espérons offrir un aperçu de la dynamique interne de la société russe en temps de guerre, en mettant en lumière les voix et les moyens d’expression de ceux qui se dressent contre la politique étrangère de leur gouvernement.


File d’attente en soutien au candidat anti guerre

Boris Nadejdine est le seul candidat pour les présidentielles en Russie affichant une position anti-guerre et critiquant ouvertement la politique de Vladimir Poutine. 

Dans de nombreuses villes russes, des files d’attente se sont formées pendant des heures pour apposer sa signature sur les listes de soutien indispensables à l’enregistrement de la candidature  de Nadejdine.

Dans certaines régions, les collecteurs de signatures ont rencontré une résistance : selon Novaïa-Europa, il y a eu au moins dix tentatives de perturbation du processus.

La ville parle

 Des militants anonymes ont distribué des tracts « électoraux » à Omsk, appelant à voter « pour n’importe qui sauf Poutine » afin de « vivre en paix » et « sans interdire l’avortement ». Quelques exemples d’inscriptions sur ces tracts : « Non à la guerre ! », « Ouvrez les yeux sur un monde sans guerre », ou encore : « Un jour vous vous réveillerez et réaliserez que vous avez participé à un spectacle grandiose. Qui visait à tester votre humanité. »


Le 27 janvier, le politologue Abbas Gallyamov a posté sur sa chaîne Telegram une vidéo donnant à voir certains graffitis dans les rues de Moscou : d’immenses « SOS » dont la lettre « O » représente un cœur brisé. « Un cœur brisé comme symbole d’une guerre dont personne n’a besoin », a commenté Gallyamov.


 Vesna [« Printemps », Mouvement démocratique de la jeunesse basé à Saint-Pétersbourg] a publié des tracts et des graffitis anti-guerre à Krasnoïarsk, Novossibirsk, Moscou et Krasnodar.

Photo: « Printemps »

À Saint-Pétersbourg, des militants ont sorti des sacs poubelles avec des inscriptions anti-guerre : « Non à la guerre », « Ce ne sont pas mes déchets ! C’est ma ville contre la guerre ! », « La Corée du Nord est notre avenir », « La dévastation dans nos esprits ».


Collage sur un mur à Saint-Pétersbourg : « POUTINE DÉTRUIT NOTRE PAYS ! DITES « NON » AUX ÉLECTIONS DU 15 AU 17/03/2024 ».

Photo : https://t.me/wakeup_russia/9284

Piquets solitaires et rassemblements

À Barnaoul (région de l’Altaï), la militante Olga a tenu seule un piquet qui affichait « Liberté pour les prisonniers politiques ». Pendant son action, des policiers se sont approchés d’elle et ont vérifié son passeport.

Photo : RusNews

 Le 22 janvier, à Khabarovsk, une militante prénommée Marina est sortie sur la place Komsomolskaïa pour défendre Sergueï Fourgal et tous les prisonniers politiques. Sur sa pancarte figurait : « Que vaut Thémis ? Que valent un juge et son indépendance ? Pour combien croyez-vous qu’on puisse acheter l’honneur et la conscience d’un jury ? »


Le 25 janvier, un militant du village de Siverski (région de Léningrad), nommé Alexandre Pravdine, a tenu un piquet de grève pour soutenir la journaliste de RusNews Maria Ponomarenko. Il brandissait une pancarte avec la mention : « Honte ! La journaliste de RusNews, Maria Ponomarenko, a été condamnée à 6 ans de prison. Pour avoir dit la vérité ». Il y a près d’un an, un tribunal a condamné Maria Ponomarenko à six ans de prison après l’avoir reconnue coupable de diffusion de fake news sur l’armée russe. La journaliste avait parlé du bombardement du théâtre dramatique de Marioupol sur les réseaux sociaux.

Photo: Siverskaïa Vorona [Corbeau de Siverski]

Le 27 janvier, un autre habitant de Novossibirsk, Rashid Zamanov, a tenu seul un piquet pour défendre Maria Ponomarenko et exiger sa libération.

Photo : RusNews

Actes de diversion et de sabotage

Le 26 janvier, la Cour suprême de la République d’Adygée a condamné Viktoria Magarina, une habitante de Maikop (République d’Adygée), à 4 mois de travail obligatoire avec une déduction de 10% de son salaire au profit de l’État pour avoir tenté d’incendier le bureau d’enrôlement militaire de la ville. Le tribunal a conclu que Magarina s’était entendue avec une personne non identifiée pour mettre le feu au centre de recrutement militaire et au bâtiment de la Maison des officiers en échange de 500 000 roubles. Dans la soirée du 31 juillet 2023, Magarina a lancé une brique à travers la fenêtre du bâtiment du bureau de recrutement militaire, mais elle n’a pas eu le temps de lancer une bouteille contenant un mélange inflammable, car elle a été arrêtée par la police.


Le tribunal militaire du district central a condamné un résident de la région de Chelyabinsk à 5 ans de colonie à régime général pour avoir tenté d’incendier un centre de recrutement militaire (partie 1 de l’article 205 avec application de la partie 1 de l’article 30 du code pénal) ; la sentence est déjà entrée en vigueur. En juin 2023, German K., un collégien de 17 ans, a été arrêté pour avoir tenté d’incendier un centre de recrutement militaire dans la ville d’Asha. Lors de son interrogatoire, il a déclaré qu’il avait agi ainsi pour protester contre la guerre en Ukraine.

Persécutions

L’opposant Ilya Yashin, qui purge une peine de 8 ans et demi dans une colonie pénitentiaire pour des « fakes » concernant les crimes de l’armée russe à Bucha, est poursuivi dans le cadre d’une deuxième procédure pour absence de marquage de la mention « agent de l’étranger » (partie 4 de l’article 19.34 du code des infractions administratives). Si les deux premières décisions de justice relatives aux amendes protocolaires entrent en vigueur, une troisième infraction menace Yashin d’une procédure pénale assortie de sanctions pouvant aller jusqu’à deux ans de prison.


Le ministère de l’intérieur a inscrit l’écrivain Boris Akunin (Grigory Chkhartishvili) sur la liste des personnes recherchées. En décembre 2023, il a été poursuivi pour « fakes » sur l’armée et appels au terrorisme et a été inscrit au registre des « agents de l’étranger ». Au cours de l’enquête, les forces de l’ordre ont perquisitionné la maison d’édition Zakharov, qui publiait ses livres. Des théâtres ont commencé à annuler les représentations basées sur les œuvres d’Akounine et des librairies ont retiré ses livres de la vente. M. Akounine a quitté la Russie en 2014 et s’est prononcé à plusieurs reprises contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie.


Un tribunal de la ville d’Apsheronsk, dans le territoire de Krasnodar, a condamné Svetlana Lukashenko à une amende de 30 000 roubles (1,85 fois le salaire minimum) pour avoir publié des messages sur les médias sociaux « visant à priver et à miner l’autorité et l’image de l’armée russe ».


Le musicien-activiste de Vladivostok Sergei Tokhteyev a été condamné à une amende de 120 000 roubles (7,39 fois le salaire minimum) pour discrédit répété de l’armée dans 5 tweets anti-guerre. Il s’est également vu confisquer un téléphone portable « avec l’utilisation duquel il a commis des actes criminels » et il lui a été interdit d’administrer des sites web pendant trois ans. Tokhteyev a été inculpé en juin 2023 et, en août, il a été placé dans un hôpital psychiatrique pour y être évalué.

Culture

Le 25 janvier, des membres du groupe « Bi-2 » ont été arrêtés en Thaïlande. La version officielle est qu’ils ont été arrêtés pour infraction à la loi migratoire, en particulier pour une absence de visa de travail, mais la vraie raison pourrait être les opinions anti-guerre des artistes. Les musiciens ont été emmenés au centre de détention de la police des migrations sur l’île de Phuket. Selon l’homme politique Dmitri Goudkov, le consul général de Russie à Phuket, Vladimir Sosnov, a appelé le département des migrations et a demandé à ce que les musiciens soient renvoyés en Russie. Le 28 janvier, Bi-2 a écrit sur Instagram : « Nous savons que les raisons de cette pression sont notre créativité, nos opinions, notre position ».

Divers

Un étudiant de l’université d’État de Saint-Pétersbourg a dénoncé à la police sa professeur qui s’était prononcée contre la guerre en Ukraine lors d’une conversation avec lui ; elle a été arrêtée par les forces de l’ordre et a fait l’objet d’un rapport administratif pour « discrédit » public de l’armée en raison de la présence d’un petit drapeau ukrainien sur son sac à dos (5 x 3 cm).


Les agents du FSB ont arrêté l’artiste Anastasia Diudiaeva et son mari, le bijoutier Alexandre Dotsenko, dans le village de Taïtsy, dans l’oblast de Léningrad. On les accuse d’avoir enfreint l’article relatif aux appels au terrorisme à cause de tracts contenant des phrases en ukrainien dans le magasin « Lenta ». Le tribunal a placé les époux en détention provisoire jusqu’au 29 février. Ils risquent jusqu’à 5 ans de prison. L’année dernière, Anastasia et Alexandre ont organisé une exposition contre la guerre, qui a été interrompue par la police. Anastasia publie depuis des années des photos de soutien aux prisonniers politiques.


Le projet Activatica.org, qui parle des actions de protestation à travers la Russie, a publié ses statistiques pour 2023. Activatica a enregistré 664 actions contre la guerre et 1 022 contre la répression au cours de l’année.


Le projet Chroniques de la Russie qui proteste est réalisé en commun par l’Association Memorial, Le groupe de défense des droits humains de Kharkiv, Memorial Italia, Memorial Deutschland, Memorial CZ, Memoriał Polska et ADC Memorial.
Ont participé à l’élaboration de la version française : Apolline Collin, Marie-Claude Farison, Hélène Gauthier, Adrien Barre, Clémence Brasseur et toute l’équipe de traducteurs bénévoles de l’association Mémorial France. Remerciements à Riva Evstifeeva et Emilia Koustova pour leur travail de coordination et de relecture.
© Memorial / © Memorial France pour la version française.