Aux portes d’un enfer où l’arbitraire est sans limite

Aux portes d’un enfer où l’arbitraire est sans limite

Aux portes d’un enfer où l’arbitraire est sans limite, ou quelques mots sur les nouveaux amendements à la loi sur les organisations à but non lucratif « agents étrangers ».

Auteur: Tatiana Glushkova (Gestion des affaires auprès de la CEDH auprès du Centre des droits humains Memorial)

Source: https://memohrc.org/ru/blogs/vrata-v-ad-bezgranichnogo-proizvola-ili-nemnogo-o-novyh-popravkah-v-zakon-o-nko-inagentah

Le 10 novembre 2020, le gouvernement de la Fédération de Russie a soumis à la Douma un projet de loi visant à «améliorer la réglementation juridique des activités des ONG exerçant les fonctions d’agent étranger» (couramment appelés « agents étrangers »).
La principale nouveauté est l’introduction d’un contrôle (et cette fois-ci, d’un contrôle préalable) sur les activités des ONG concernées.

Le projet une fois adopté (et, franchement, son adoption ne fait aucun doute), les ONG « agents étrangers » seront obligées d’envoyer au ministère de la Justice « les programmes et autres documents, qui servent de base à l’organisation d’événements (avant le début de la mise en œuvre de ces programmes), ainsi qu’un compte-rendu de la mise en œuvre de ces programmes et de la mise en œuvre (ou l’annulation) des événements prévus.

Le ministère de la Justice, à son tour, sera habilité à interdire la mise en œuvre de tel ou tel programme d’un « agent étranger ». Une telle décision, selon le projet de loi, devra être «motivée», mais il n’est nulle part question d’une liste complète – ou même d’une partie de liste – des motifs potentiels. Le non-respect de cette interdiction entraînera à son tour la liquidation de l’ONG.

De fait, devant nous se tiennent les portes d’un enfer où l’arbitraire est sans limite.

Maintenant, un peu d’histoire:

La loi sur les ONG « agents étrangers » a été adoptée en juillet 2012 et est entrée en vigueur 120 jours plus tard, en novembre de la même année. Ses initiateurs et partisans ont alors souvent répété qu’il n’interdisait rien à personne – les «agents étrangers» pourraient toujours recevoir des financements de n’importe quelle source et se livrer à n’importe quelle activité. Il suffirait d’informer urbi et orbi qu’ils mènent cette activité avec de l’argent étranger (d’où l’obligation se coller partout les labels appropriés), et de rendre compte de cette activité plus souvent que les autres.

C’est d’ailleurs sur cet argument que la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie s’est appuyée en avril 2014, quand elle a reconnu que la loi sur les ONG « agents étrangers » était conforme à la Constitution, puisque ses dispositions (je ne citerai que deux brèves citations du dispositif) «n’impliquent pas une ingérence du gouvernement dans la détermination du contenu et les priorités d’une telle activité» ( «Telle», ici, signifie «toute activité exercée par des ONG avec de l’argent étranger») et «n’empêchent pas les organisations à but non lucratif de rechercher et de recevoir librement de l’argent et d’autres biens de sources étrangères et russes».

Mais, déjà, en novembre de la même année, on interdit aux ONG inscrites au registre des agents étrangers d’être observateur des élections et des référendums.

En mai 2015 est adoptée la loi sur les organisations indésirables , qui, d’un trait de plume, érige en infraction pénale le fait d’interagir avec certaines organisations non gouvernementales étrangères ou internationales. L’application pratique de cette loi a fortement réduit (et continue de réduire) la liste de ceux auprès desquels les ONG russes – qu’elles soient reconnues comme des agents étrangers ou non – peuvent trouver les fonds nécessaires à leur fonctionnement.
En juillet 2018, les ONG « agents étrangers » se sont vues interdire de désigner des candidats à la Commission civile d’observation des lieux de privation de liberté et, en octobre, de mener des expertises en matière de lutte contre la corruption des projets d’actes juridiques réglementaires.

Quand aux formes de pressions et restrictions sur les activités des « agents étrangers » non prévues par la loi, comme les conversations entre le FSB et les lauréats du concours scolaire « L’homme dans l’histoire » (concours de travaux de recherche de lycéens sur l’histoire du XXe siècle), je ne serais même pas en mesure de les énumérer.

Et maintenant, on en est là.

À cet égard, raisonner sur le prochain cycle de pression sur la société civile en Russie ou sur l’hypocrisie de ceux qui sont au pouvoir, franchement, est plus ennuyeux que d’écrire à la main une plainte pour arrestation illégale après une manif. Et ce qu’il y a dans ce projet de loi n’est pas non plus une surprise – en ce sens que personne, bien sûr, ne s’attendait à ce qu’il paraisse le 10 novembre 2020 et qu’il soit formulé de cette façon – mais l’idée elle-même n’est pas nouvelle. Par exemple, en 2018, les sénateurs ont proposé d’interdire la mise en œuvre de tout programme étranger en Russie, à l’exception de ceux qui sont menés conjointement avec des agences gouvernementales russes.

Par conséquent, je noterais simplement à quel point la tolérance générale face à ce genre de nouvelles a augmenté ces dernières années. Je me souviens de la tempête d’émotions provoquée par le tout premier projet de loi sur les organisations à but non lucratif « agents étrangers », je me souviens de l’état de stupeur et du « comment vivre après ça » qu’il avait provoqué – bien que dans sa forme d’alors, il ne faisait effectivement que nuire à la réputation, sans interférer en aucune façon avec le travail de terrain. La réaction au contrôle annoncé sur tout ce que nous faisons est beaucoup plus faible et se résume principalement à quelques interjections obscènes. Une telle augmentation du «seuil de la douleur» était, bien entendu, prévisible, mais ne pas la désigner, ne serait-ce que pour l’analyser, est impossible.