Chronique de la Russie qui proteste // 28 janvier – 3 février 2024

Chronique de la Russie qui proteste // 28 janvier – 3 février 2024

En Russie, depuis le début de la guerre en Ukraine, la société est profondément divisée face à l’agression des troupes russes. Alors que certains soutiennent fermement les actions du gouvernement, d’autres manifestent courageusement leur opposition à la guerre et à l’intervention militaire russe dans les affaires ukrainiennes.

Ce projet de publication a pour objectif de documenter ces protestations en publiant des chroniques hebdomadaires en utilisant les réseaux sociaux comme source principale d’information. Nous espérons offrir un aperçu de la dynamique interne de la société russe en temps de guerre, en mettant en lumière les voix et les moyens d’expression de ceux qui se dressent contre la politique étrangère de leur gouvernement.


“ Je ne dors plus la nuit. Je règle mon réveil toutes les deux heures afin d’être sûre de ne rater aucun message. Combien de temps ce cauchemar va-t-il durer ? Je veux que  mon fils rentre à la maison.”

Le 28 février, à Moscou ainsi qu’à Saint-Pétersbourg, a eu lieu la huitième manifestation des proches des personnes mobilisées. Les participants du mouvement “Retour à la maison”, qui luttent depuis plusieurs mois pour le retour de leurs proches du front et pour une démobilisation totale, ont mené leur  action militante hebdomadaire.

A Moscou, les militantes ont à nouveau déposé des fleurs auprès de la tombe du soldat inconnu. Après ça, les militantes se sont rendues au siège électoral de Vladimir Poutine pour y laisser des “doléances”. Devant le bâtiment, elles ont été accueillies par des fauteurs de guerre de la “Compagnie des volontaires”, des membres du Mouvement de Libération Nationale, ainsi que des jeunes cagoulés qui les ont filmé avec leur téléphone.

Une autre manifestation menée par les épouses des personnes mobilisés a eu lieu sur le champ de Mars à Saint-Pétersbourg. En silence, les femmes ont déposé des fleurs devant la flamme éternelle, mais n’ont pas fait de commentaire à la presse. 

Le 3 février, une action a été menée par des membres du mouvement “Retour à la maison” près des murs du Kremlin : des épouses et mères de mobilisés ont déposé des œillets sur la tombe du soldat inconnu. Les signes distinctifs de ces femmes sont leurs vêtements et rubans blancs qui signifient que leurs époux sont toujours en vie. Les femmes plaident pour la démobilisation totale et réclament que les mobilisés soient autorisés à rentrer chez eux. Il s’agissait de leur neuvième action sur la place du manège.

Près de 50 femmes apparentées aux personnes mobilisées ont participé à la manifestation. Ces femmes sont venues de plusieurs régions, dont notamment l’Extrême-Orient. La manifestation a également été soutenue par des sympathisants : l’un d’eux a déployé une banderole sur laquelle était écrit “Ils ont fait leur devoir, est ce que la démobilisation les attend ?”

Des membres du mouvement “Soft Power” ont lancé une pétition intitulée “Manifeste des “femmes pour la vie””. Les auteurs de cette pétition affirment soutenir les proches des mobilisés qui tentent en vain de les ramener chez eux. Les voix de ces femmes ne sont entendues ni par le ministère de la défense, ni par le président, qui tentent d’acheter le peuple avec des “avantages sociaux” qui, selon la pétition, ne peuvent en rien remplacer les fils et les maris vivants.

La ville parle

Le mouvement de la jeunesse démocratique “Vesna” (en français “Printemps”), a publié des photos de messages anti-guerre.

Ces photographies proviennent de Taganrog, Moscou, Krasnoïarsk, Rostov-sur-le-Don et Syktyvkar :


Certains expriment une forme de protestation sur des billets de banque :


La chaîne Telegram du mouvement “Réveillez-vous” a publié des photos de billets de banque tamponnés : “Le pouvoir jette à l’abattoir votre mari, votre frère et votre fils ? Cela veut dire que c’est un pouvoir malade. Pardonne-nous, Ukraine…” 

Le mouvement a également montré un mur tamponné : 

“POUTINE EST EN TRAIN DE DÉTRUIRE NOTRE PAYS 

DITES “NON” AUX ÉLECTIONS

15-17.03.2024”


Tracts contre la guerre et contre Poutine à Omsk :  


Le mouvement pacifiste anti-guerre “Le ruban vert” a aussi publié d’autres photographies contenant des symboles cachés de résistance. Ici, en provenance de Samara :


Kirov :


Novossibirsk :


Ces colombes de la paix ont été fabriquées par des habitants de la ville de Oust-Labinsk, dans la région de Krasnodar. Elles portent les inscriptions suivantes : “Il ne peut pas y avoir de justification de la guerre”; “Qu’est ce que vous soutenez, les Zetovites ? Le meurtre, la pauvreté, la destruction, la faim”; “Si la Russie combatait réellement le nazisme en Ukraine, est-ce-que le monde entier ne nous soutiendrait pas ?”; ainsi que d’autres encore…


Des affiches anti-guerre à Souzdal :

“Paix dans le monde”

Et à Moscou (à la sortie de la station de métro “Kropotkinskaïa”) :

“Poutler kaput”

La résistance noue des rubans verts et fait des graffitis avec le slogan codé “NON À LA GUERRE”! 


Le politologue Abbas Galliamov a partagé sur sa chaîne Telegram une vidéo d’une œuvre urbaine réalisée à Moscou. Sur un mur relativement peu élevé, un “SOS” a été peint. La lettre “O” se révèle être un cœur brisé et divisé en deux moitiés : l’une peinte aux couleurs du drapeau russe, et l’autre aux couleurs du drapeau ukrainien. “Regardez les belles choses qu’ils peignent. Un cœur brisé comme symbole d’une guerre dont personne n’a besoin.” – a-t-il écrit.


Le 28 janvier, Andrei Chaltsev, un jeune homme de 22 ans originaire de la région de Stavropol vivant à Moscou, s’est rendu sur la place Manezhnaya, a couru vers les policiers en service sur la place et a pulvérisé du gaz poivré sur le visage de deux officiers. Une chaîne Telegram a déclaré que pendant l’attaque, il aurait crié des « phrases de soutien à l’Ukraine ». 

Lors de son arrestation, Chaltsev a frappé les forces de l’ordre à plusieurs reprises avec les pieds et les mains. L’un des policiers a été transporté à l’hôpital pour des blessures et des brûlures chimiques aux yeux. L’agresseur a été placé en détention. Il aurait déjà été détenu pour des actions de soutien à l’Ukraine.


Le 29 janvier, des militants de la région de Samara ont organisé des piquets solitaires pour demander la libération de Sergei Udaltsov. Ils sont descendus dans la rue avec des pancartes « Liberté pour Sergei Udaltsov », « Pourquoi Udaltsov est-il détenu ?! » et « Critiquer le pouvoir n’est pas de l’extrémisme ».

Diversions et sabotage

Un inconnu a tiré sur le major Oleg Stegachev, commandant d’équipage d’un bombardier TU-95. Selon le GUR, Stegachev, qui servait dans l’unité militaire n° 06987 de la ville d’Engels dans la région de Saratov, était impliqué dans des frappes sur des cibles civiles en Ukraine. Le major a été blessé.

Persécutions

Le tribunal municipal de Shakhty, dans la région de Rostov, a déclaré Yevgeniya Mayboroda, 72 ans, coupable de diffusion de « fakes » au sujet de l’armée motivée par la haine politique et d’appels à activités extrémistes. Le tribunal a envoyé la retraitée dans une colonie pénitentiaire pour une durée de cinq ans et demi en raison de deux repost d’articles sur les réseaux sociaux. La femme a plaidé coupable, sauf pour le motif de haine politique. Yevgeniya Maiboroda a expliqué sa réaction par le fait que son frère s’était retrouvé sous les décombres d’un immeuble détruit par un obus à Dnipro.


Fin janvier, des policiers de Carélie ont dressé un procès-verbal contre Alyona Feoktistova pour avoir « discrédité » l’armée russe dans des articles publiés sur les réseaux sociaux près d’un an auparavant. « Sur la base des conclusions de l’expertise linguistique, il a été établi qu’elle aurait prétendu que les forces armées russes ne fourniraient pas de moyens de protection aux soldats, que les soldats et les officiers seraint contraints d’acheter des uniformes, en particulier des gilets pare-balles, avec leur moyens personnels », peut-on lire dans le procès-verbal.


En janvier 2024, les tribunaux russes ont continué d’entendre des affaires pénales concernant des tentatives anti-guerre d’incendier des bureaux de conscription, des armoires-relais et un bureau de conscription pour le service contractuel. 


Selon l’accusation, Viktoria Magarina, une habitante de Maïkop, aurait eu l’intention de lancer un cocktail Molotov sur un bureau de conscription. Le tribunal de Maïkop a condamné Magarina à une amende d’un montant équivalent à deux salaires minimums. En appel, la peine a été alourdie à 4 mois de colonie pénitentiaire, remplacés par des travaux obligatoires.


Un habitant de Kirov a été condamné à deux ans de colonie pénitentiaire pour avoir mis le feu à la tente d’un bureau de conscription mobile pour le service contractuel. 


Un étudiant de 17 ans d’un lycée professionnel d’Ufa a été condamné à une peine de cinq ans de colonie pénitentiaire pour avoir tenté d’incendier un bureau de conscription dans la ville d’Asha. Le tribunal a déclaré le jeune homme coupable de « préparation à un acte terroriste ».


À Saint-Pétersbourg, un tribunal militaire a condamné l’infirmier Maxim Asriyan à huit ans de colonie pénitentiaire pour avoir tenté, en vain, d’incendier un bureau de conscription.  Une connaissance d’Asriyan, Tatyana Limenya-Osipova, a été condamnée à une amende pour « non signalement d’une infraction imminente ».


La cour d’appel militaire de Vlasikha a confirmé la peine prononcée à l’encontre de Mikhail Filatov, un habitant d’Uryupinsk. La cour a condamné l’homme à 12 ans de prison. Selon l’accusation, Filatov aurait fabriqué 11 cocktails Molotov et les aurait lancés à l’intérieur d’un bureau de conscription. 


Dmitry Prokhorenko, un habitant de la région de Briansk, a été reconnu coupable de « sabotage » et de « trahison d’État » et condamné à 13 ans de colonie pénitentiaire. Selon l’Accusation, l’homme aurait mis le feu à une armoire-relais de chemin de fer dans le district de Surazhsky. Il aurait également transmis des informations secrètes à l’Ukraine.

Refus de combattre

« Bonjour ! Je suis un combattant du 26ème régiment de fusiliers motorisés, nous nous trouvons sur la rive gauche de l’oblast de Kherson. Je ne peux pas donner plus de détails sur mon identité pour des raisons de sécurité personnelle. Je suis contre la guerre, je me joins à votre flash mob. »

Le projet « Non à la guerre » a effectué un flash mob adressé aux combattants russes, les invitant à former les mots « Non à la guerre » avec des cartouches, des obus, des grenades, ou des douilles ; puis d’envoyer la photo sur le bot du projet.

« S’il est difficile de faire une telle photo sans se mettre en danger, écrivez « Non à la guerre ! » sur une feuille, du carton ou autre ; prenez en photo cette inscription sur fond de terrains ou de matériel militaires, (sans quoi la propagande nous accusera de faire partie du Centre des opérations informatives et psychologiques d’Ukraine [ЦИПСО], ou autres balivernes). Nous vous assurons toute confidentialité », écrit-on dans le canal Telegram du projet. L’administration du canal a précisé qu’avant d’être diffusées, les photos seraient photographiées à nouveau, afin que les agents du renseignement ne puissent pas retrouver les métadonnées d’origine.

« Notre mission est de mettre fin à la guerre et de ramener les soldats russes en Russie, de sauver des milliers de vies et de familles. Et c’est en 2024 que nous atteindrons cet objectif. Ensemble. Ensemble contre la guerre ! » écrivent les fondateurs du projet.

Culture

Le groupe « Médias Partisans » [«Медиа Партизаны»] a publié un nouveau poème anti-guerre:

ramener ne serait-ce qu’un veau
contre des millions de billets.
sur le bitume j’ai trouvé un carton,
j’y dessine le mot « paix ».

Autres formes de protestation

La ressource internet « Aktivatika », destinée à l’activisme citoyen, a publié un article recensant le nombre d’actions anti-guerre de l’année 2023 :

« Au cours de l’année 2023, nous avons enregistré 3658 actions dans la Fédération de Russie. Le 24 février, anniversaire du début de l’invasion massive des troupes russes en Ukraine, 82 actions anti-guerre se sont déroulées en Russie. Le projet de défense des droits humains « OVD-Info » [ ОВД-Инфо]  a à ce jour-là recensé 59 arrestations .

L’action « Février dure un an » [Февраль длится год] s’est déroulée dans 45 villes. Des piquets anti-guerre se sont tenus à Moscou, Barnaoul, Irkoutsk, Vyksa, Perm, Saint-Pétersbourg, Samara, Vladivostok, Korolev, Magnitogorsk, Rostov-sur-le-Don, Khabarovsk, Iaroslav, Noïabrsk. Dans de nombreux cas, ils se sont terminés par des arrestations. 

Pour l’anniversaire de l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie, 73 députés d’assemblées locales ont signé une déclaration exigeant du président de la Russie qu’il mette fin à la guerre. Une des plus importantes actions symboliques de 2023 pourrait bien être « Colombe de la paix » [Голубка] à Petrozavodsk. Le 1er février, le blogueur et artiste-photographe Igor Podgorny a dessiné avec les habitants de la ville une copie de la « Colombe de la paix » de Picasso sur la glace du lac Onega.


Le projet Chroniques de la Russie qui proteste est réalisé en commun par l’Association Memorial, Le groupe de défense des droits humains de Kharkiv, Memorial Italia, Memorial Deutschland, Memorial CZ, Memoriał Polska et ADC Memorial.
Ont participé à l’élaboration de la version française : Apolline Collin, Marie-Claude Farison, Hélène Gauthier, Adrien Barre, Clémence Brasseur et toute l’équipe de traducteurs bénévoles de l’association Mémorial France. Remerciements à Riva Evstifeeva et Emilia Koustova pour leur travail de coordination et de relecture.
© Memorial / © Memorial France pour la version française.