Voix de guerre #28, Vitali, habitant de Marioupol : « On ne peut ni négocier avec les Russes, ni leur faire confiance »

Voix de guerre #28, Vitali, habitant de Marioupol : « On ne peut ni négocier avec les Russes, ni leur faire confiance »

Vitali Bandrouchkiv est un habitant de la ville tant éprouvée de Marioupol, qui a dû se réfugier à Drohobytch avec sa femme et son enfant. Au cours de la préparation et l’édition de cette interview, notre interlocuteur a réussi non seulement à s’inscrire au bureau d’enregistrement militaire, mais aussi à alle r se battre contre les envahisseurs.


Vitali, dites-nous, que faisiez-vous avant la guerre ?

Je suis ingénieur concepteur de profession, mais j’ai presque toujours travaillé comme enseignant à l’Université technique d’État d’Azov.

Quand avez-vous été en contact avec la guerre pour la première fois ?

En 2014, ma ville a été prise par les combattants de la prétendue « République populaire de Donetsk », sous commandement russe. Il y a eu une phase très tendue jusqu’à la libération de la ville : une phase de guerre au cours de laquelle ils ont essayé de prendre Marioupol et la ville risquait d’être encerclée par des ennemis. Ma femme et moi n’avons pas pu supporter cette situation et nous sommes partis en septembre 2014, avec notre enfant en bas-âge. Nous sommes revenus en 2015. Depuis lors, nous avons vécu à Marioupol en sachant que la ligne de front était proche, mais la ville était toujours sous le contrôle de l’Ukraine.

Nous avons essayé d’ukrainiser la ville par tous les moyens, nous aidions l’armée, et participions activement aux actions en tant que volontaires.

Étiez-vous préparés aux événements du 24 février 2022 ?

Les militaires et les analystes nous avaient prévenus que cela se produirait : nous le savions et étions moralement préparés. Mais il était presque impossible de se préparer physiquement et matériellement.

En décembre et janvier, nous avions déjà le sentiment que quelque chose allait se produire, mais nous n’en étions pas sûrs à 100 %. Et finalement, le 24 février, ce qui avait été prédit s’est produit : attaques à la roquette, frappes aériennes sur tout le pays, etc.

Nous espérions que les Russes comprendraient que nous étions aidés (par les pays occidentaux) et que nous allions résister.

Le matin du 24 février, on a appris que des bombardements avaient lieu dans toute l’Ukraine, puis nous avons entendu nous-mêmes ces bombardements. Les environs de Marioupol étaient bombardés, à savoir le quartier Est, près du village de Shyrokyne et de l’aéroport. Nous savions que la ville était fortifiée, en particulier de ce côté-là, mais nous savions aussi que ce serait difficile et qu’on aurait besoin d’aide. Mais nous ne nous attendions pas à être encerclés. Même si nous savions qu’il y aurait la guerre, nous n’avions pas l’intention de partir, car ma femme et moi avons des parents âgés.

À quoi ressemblaient vos journées avant de quitter la ville ?

Le premier jour, je suis encore allé travailler une demi-journée, le deuxième jour, nous avons essayé d’aller acheter de la nourriture, parce que les problèmes d’approvisionnement avaient commencé : tout le monde faisait des réserves de nourriture, et il s’est avéré plus tard que c’était ce qu’il fallait faire.

Ensuite, j’ai compris que je n’avais plus de travail et que c’était dur de rester chez moi sans rien faire, alors je suis allé voir mes connaissances au centre de volontariat le plus proche et j’ai aidé là-bas à porter des marchandises. On faisait aussi des tours de garde, la nuit, pour surveiller cet endroit. On aidait aussi l’armée et la police : ils avaient commencé à avoir des problèmes de ravitaillement, ils manquaient de nourriture chaude. Les policiers et les pompiers travaillaient en permanence. Alors ils faisaient leur travail et nous, nous les aidions autant que nous le pouvions.

Au bout de trois ou quatre jours, les premiers problèmes d’électricité sont apparus, mais ils ont vite été résolus. Les services publics concernés à Marioupol fonctionnaient toujours.

Mais au bout d’un certain temps, l’électricité a été coupée définitivement, et l’approvisionnement en eau aussi, si bien que nous avons commencé à chercher des ruisseaux. Car nous n’avons pas de points d’eau, comme c’est le cas dans d’autres villes. Les services publics se sont mis à distribuer de l’eau dans de grandes citernes, mais les files d’attente étaient tellement longues que les gens ont essayé de se souvenir des endroits où il y avait au moins des ruisseaux ou des puits, car l’eau était la première nécessité.

Puis quelques jours plus tard, le gaz a été coupé. Pas instantanément, mais d’abord dans les zones où les conduites avaient été bombardées. Les gens ont commencé à avoir froid. Heureusement, notre quartier a été l’un des derniers à ne plus être approvisionné en gaz. En ce qui nous concerne, la famille de ma sœur et la mienne vivions dans la même maison, mais nous avions des entrées différentes. Quand il s’est mis à faire froid, nous nous sommes tous installés dans une seule pièce pour nous réchauffer et garder la pièce au chaud. Nous avons vécu comme ça pendant trois ou quatre jours, puis la température a baissé et nous nous sommes tous installés chez mes parents, qui vivent à la périphérie de Marioupol. Ils ont un poêle, et on pouvait encore trouver du bois à cette époque.

Quand le gaz a disparu, tous les habitants ont pris en main des scies et des haches et se sont mis à scier et couper du bois pour pouvoir préparer à manger et se chauffer. C’était plus difficile pour ceux qui vivaient dans des immeubles, car tout le monde essayait de scier et cuisiner dans la cour. J’ai rendu visite à des amis qui, à l’intérieur des appartements, portaient des bonnets et des manteaux : la température dans les pièces était proche de zéro. C’était un froid inhabituel pour Marioupol : pendant une semaine, il a fait de -6 à -10 degrés toutes les nuits…

Quand l’électricité a été coupée, les communications ont été perturbées, les gens ne pouvaient plus recharger leurs téléphones. C’était plus facile pour ceux qui avaient des groupes électrogènes. Il fallait chercher des connaissances et des endroits où charger les téléphones. Moi, je rechargeais le mien au centre de volontariat.

Puis il n’y a plus eu de réseau. Au début, on a pensé que les antennes relais ne fonctionnaient plus, mais les militaires nous ont dit qu’il y avait des « brouilleurs » autour de Marioupol, ce qui expliquait l’absence de réseau. À certains endroits, le réseau réapparaissait de temps à autre, et les gens le signalaient aux autres, alors tout le monde se réunissait pour lire les nouvelles, savoir ce qui se passait autour, car le blocus de l’information avait déjà commencé. Aujourd’hui, on le sait, le blocus est total et ce sont les médias russes qui sont sur place.

Dans le même temps, les émissions de radio en provenance d’Ukraine ont cessé d’être transmises, seules les stations de radio de la « République populaire de Donetsk » ont continué à l’être.

Marioupol en ruines. Photo : Pavel Klimov, Reuters

Comment avez-vous quitté la ville ?

Nous sommes tous partis dans ma voiture : quatre adultes et trois enfants. Il nous a fallu 11 heures pour aller de Marioupol à Zaporijjia. Ce n’était pas facile : je n’avais pas prévu de conduire en hiver, et la voiture était dans mon garage avec des pneus d’été, sans réserve de carburant. Mais malgré le gel et la neige qui commençait à tomber, nous sommes arrivés jusqu’à Zaporijjia avec les pneus d’été. Par miracle, nous avons eu suffisamment de carburant, même si pour les derniers mètres, le voyant d’essence était au rouge.

À Zaporijjia, nous avons été accueillis et nourris dans le magasin « Épicentre », et nous avons passé la nuit là-bas.

Mon beau-frère nous attendait à Dnipro depuis déjà quinze jours. Nous y sommes restés près d’une semaine. Nous cherchions des solutions pour trouver à la fois un travail et un logement dans un endroit plus sûr, n’importe où en Ukraine.

Grâce à des connaissances, nous avons trouvé des logements temporaires à Sambir et à Drohobytch. Puis nous avons loué un logement dans votre ville. Et aujourd’hui, nous sommes tous les sept à nouveau réunis.

Comment était Marioupol lorsque vous avez quitté la ville ?

Lorsque nous sommes partis, c’est un miracle que nous n’ayons pas été touchés par les tirs d’obus : nous étions indemnes et la voiture était intacte. Mais nous avons vu tout ce qui tombait autour de nous. Nous avons vu des blessés et des gens qui partaient dans leurs voitures défoncées, nous commencions à distinguer les sons, et savions quand un projectile tombait à proximité.

Ce qu’on a vu ? Des immeubles détruits dans le centre-ville. Nous vivions justement dans le centre. Mes parents, eux, vivaient dans le village de Pishchane, derrière le port.

La ville était alors bombardée tous les jours et on voyait les cratères d’obus. 

La première semaine, par exemple, mes parents sont à Pishchane, il n’y avait plus de réseau, je suis allé leur rendre visite pour vérifier s’ils n’avaient pas été bombardés, eux aussi… C’était assez calme. Mais quand trois jours plus tard j’ai ramené la grand-mère de ma femme, j’ai déjà vu des traces d’impacts d’obus. Ils avaient donc bombardé un village où il n’y avait pas d’installations militaires.

De plus, jusqu’à notre départ, le port n’avait pas été bombardé, mais le village, également connu pour son festival, l’avait déjà été massivement. En particulier, les Rascistes (Les Ukrainiens appellent les Russes « Rascistes » en raison de la combinaison des mots « russe » et « fasciste ») avaient frappé la centrale électrique, ce qui signifie un bombardement direct depuis la mer.

Le 15 mars, j’ai préparé du bois et de l’eau pour la maison de mes parents, car ils étaient 11 personnes à y vivre. Le lendemain, la veille de notre départ, nous avons vu un convoi de voitures quitter la ville. J’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’un convoi humanitaire organisé, mais que les gens s’étaient organisés pour partir. Plus tard, des check-points russes sont apparus à cet endroit.

J’ai emprunté la rue Metallurgiv, qui traverse toute la ville. J’ai vu que tous les bâtiments de mon université avaient été bombardés par l’artillerie et qu’il était extrêmement difficile de circuler dans le centre. Je me déplaçais à vélo, les rues étaient couvertes d’éclats de verre, dans certains bâtiments il n’y avait plus de vitres du tout, ça et là des immeubles à moitié ou complètement détruits. Bref, tout le centre de Marioupol était détruit. J’ai vu un cratère de dix mètres de large et de quatre ou cinq mètres de profondeur à l’emplacement d’un ancien passage souterrain.

C’était le 10 (mars, Ndlr). Plus tard, on m’a dit que des avions ennemis avaient commencé à bombarder le centre de notre ville.

Lorsque je suis allé au centre de volontaires pour m’informer des dernières nouvelles, la police m’a dit que les gens quittaient la ville à leurs risques et périls. Je me suis donc renseigné sur un itinéraire possible. À ce moment-là, un homme est entré, il arrivait du théâtre dramatique, qui avait été touché par un obus…

Nous avons décidé d’essayer de quitter la ville, bien qu’il soit risqué de conduire en territoire occupé.

Malgré les problèmes de réseau, nous avons reçu un message indiquant qu’il y avait un corridor pour les transports privés via un itinéraire spécifique.

En fait, en quittant la ville, j’ai vu la ville en ruines et j’ai appris par la suite que 70 % des habitations avaient alors déjà été détruites….

Qui vous reste-t-il à Marioupol ?

Mon père et ma mère, ma sœur est avec eux, car mes parents étaient malades l’année dernière. Et la grand-mère de ma femme. Le père de ma femme vivait dans le village de Talakivka, mais nous avons perdu le contact avec lui le 26 février, et nous n’avons pas eu de nouvelles depuis lors…

Pourquoi les occupants font-ils cela à Marioupol ?

Visiblement, ils n’ont pas pu prendre notre ville aussi rapidement qu’ils le voulaient, parce que nos militaires la défendaient. Les envahisseurs ne sont entrés que dans les faubourgs, ils ont été repoussés.

C’est pour cela qu’ils se sont mis à bombarder la population civile, afin de semer la panique, d’inciter les gens à quitter la ville et de faire pression sur les militaires ukrainiens, qui ont également des proches parmi la population civile. Des militaires et des civils ont reçu des SMS de numéros russes leur disant de se rendre.

Les Rascistes ont déclaré qu’ils bombardaient la base militaire « Azov », mais en fait, les premières cibles « militaires » qu’ils ont bombardées étaient une école et un immeuble de neuf étages situés près de la base des Forces de défense territoriale.

Et c’est difficile de dire si cela a été fait intentionnellement ou par erreur, puisque 90 % des écoles de la ville ont été détruites, ainsi que les sept universités de Marioupol.

Vaut-il la peine de discuter et de négocier la paix avec les Russes ?

Je connais assez bien l’histoire et depuis 2014, je l’ai étudié plus en profondeur, donc je pense qu’il est impossible de négocier avec eux. Les négociations en cours actuellement sont purement stratégiques et diplomatiques, mais on ne peut en aucun cas leur faire confiance.

Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)

Pour en savoir plus sur le projet Voix de guerre, rendez-vous ici