Chronique de la Russie qui proteste // 7 – 14 août 2022
En Russie, depuis le début de la guerre en Ukraine, la société est profondément divisée face à l’agression des troupes russes. Alors que certains soutiennent fermement les actions du gouvernement, d’autres manifestent courageusement leur opposition à la guerre et à l’intervention militaire russe dans les affaires ukrainiennes.
Ce projet de publication a pour objectif de documenter ces protestations en publiant des chroniques hebdomadaires en utilisant les réseaux sociaux comme source principale d’information. Nous espérons offrir un aperçu de la dynamique interne de la société russe en temps de guerre, en mettant en lumière les voix et les moyens d’expression de ceux qui se dressent contre la politique étrangère de leur gouvernement.
Des soldats contre la guerre
Selon les données des organisations de défense des droits humains, au moins 1 793 soldats originaires de 22 régions du pays ont refusé de participer aux actions militaires en Ukraine.
Pavel Filatiev, un parachutiste du 56e régiment d’assaut aéroporté des Forces armées de la Fédération de Russie, a enregistré un message vidéo appelant ses camarades à arrêter la guerre. Il a également accordé une interview à Goulagu-net. Selon lui, la moitié des parachutistes ne souhaite pas prendre part à cette guerre et beaucoup ont déjà quitté le régiment.
Dans son message, Filatiev déclare que la Russie éprouvera un jour autant de honte pour la guerre en Ukraine qu’elle en éprouve aujourd’hui pour les guerres en Afghanistan ou en Tchétchénie. Il rappelle que Marguelov, fondateur des troupes aéroportées, est né en Ukraine et s’était opposé à l’envoi de troupes en Afghanistan, et que les parachutistes ayant combattu là-bas considéraient qu’on les avait « simplement utilisés ».
Filatiev a également publié un livre intitulé ZOV, dans lequel il décrit l’état général de l’armée avant la guerre et raconte comment, le 24 février, son régiment a été déployé en Ukraine à l’aveugle. Selon lui, les soldats étaient privés de tout moyen de communication mobile et abreuvés de mensonges affirmant que l’OTAN attaquait la Russie via l’Ukraine.
Pour ses déclarations et sa position civique exprimée publiquement, Filatiev risque de 10 à 15 ans de prison en Russie.
Actions et poursuites liées à une position anti-guerre
Une publication sur les attaques du théâtre d’art dramatique à Marioupol, faite sur Vkontakte par un militant de Nijni Novgorod, Alexeï Onochkine, a servi de prétexte à l’ouverture de poursuites pénales pour « fausses informations » sur l’armée russe.

Des hackers ont publié sur le web un film sur la ville de Boutcha et un épisode de l’émission « FakeNews » révélant de fausses informations sur la guerre données sur le site du cinéma Pobeda à Belgorod. Sur le site sont apparus également les films d’Alexeï Navalni sur Dmitri Medvedev et sur le Palais de Vladimir Poutine.
Le tribunal de Tambov a agréé la version de la police selon laquelle huit étoiles collées sur la vitre arrière d’une voiture signifiaient « non à la guerre ». Son propriétaire, Artiom Kallas, a été condamné à une amende d’un montant équivalent à 2 SMICs.
Le tribunal d’Iekaterinbourg a infligé une amende d’un montant équivalent à 4 SMICs à l’activiste Nadejda Saïfoutdinova pour avoir « discrédité » l’armée en criant « Non à la guerre ! Poutine est un criminel de guerre ! », alors qu’elle passait près d’un rassemblement de « Russie unie ».
Un prêtre de Saint-Pétersbourg, Ioann Kourmoyarov, a été inculpé dans une affaire de « fausses informations » sur l’armée russe. Le motif de la procédure pénale est une vidéo que le prêtre a publiée en mars, dans laquelle il déclare que les militaires russes tués en Ukraine iront en enfer. « Au paradis se trouvent “les artisans de paix”, les pacificateurs, vous comprenez le problème ? En revanche ceux qui ont déclenché l’agression — eux, ils n’iront pas au paradis », a-t-il dit. Le prêtre est en détention depuis le 9 juin.
Dans l’Oural, deux étudiantes d’une université d’arts plastiques ont retiré d’un panneau une affiche de propagande militaire. Le tribunal a considéré cet acte comme un « discrédit » à l’encontre de l’armée russe et leur a infligé à chacune une amende d’un montant équivalent à 2,3 fois le SMIC.

Le Mouvement Féministe Anti-Guerre (FAS) mène une campagne nationale intitulée « Tu n’as pas mis au monde ton fils pour la guerre ». Les militantes du FAS laissent de tels messages sous les fenêtres des maternités : « En ce moment même, l’État enlève à des milliers de mères leurs fils, en les trompant, les achetant ou les persuadant de partir mourir dans une guerre insensée et criminelle. Nous ne voulons pas faire porter aux femmes enceintes ou venant d’accoucher la responsabilité de cette guerre, mais nous voulons exprimer par des mots cette peur universelle pour les enfants, qui plane dans l’air, et rappeler que si rien ne change dans notre pays, un jour, les fils nés en 2022 pourraient eux aussi être broyés par la machine d’Etat », déclare le FAS.
Le tribunal municipal de Taganrog a condamné Vitali Michine, un habitant local en situation de handicap, à cinq ans de prison avec sursis. Michine a été jugé dans le cadre d’une affaire pénale pour diffusion de fausses informations sur l’armée russe, en raison d’un commentaire publié sur les réseaux sociaux. Il a écopé d’une période probatoire de deux ans, s’est vu interdire l’administration de ressources en ligne, et a été contraint de rembourser les frais de justice. Vitali Michine est un vétéran de la guerre de Tchétchénie, ayant perdu la jambe gauche au combat.
Un agent du Centre de lutte contre l’extrémisme (Centre « E ») a dressé un procès-verbal contre Faïrouza Kanafeeva, habitante d’Almetievsk, pour « discrédit » à l’encontre des forces armées russes. Cette action est motivée par les publications anti-guerre de l’accusée sur VKontakte. Selon le procès-verbal, deux de ses messages comportaient le slogan « Non à la guerre », tandis que dans un troisième elle posait la question suivante : « Que se passe-t-il dans la tête des gens qui, il y a encore six mois étaient contre Poutine, utilisaient le « Vote intelligent », et aujourd’hui soutiennent sans réserve un dictateur qui massacre la population civile d’Ukraine ? » Dans une quatrième publication, elle appelait les Tatars à ne pas soutenir la guerre et à ne pas laisser utiliser le nom de leur peuple « au profit du militarisme moscovites et de l’impérialisme russe ».
Sur le quai du Théâtre d’art dramatique d’Iekaterinbourg, des inconnus ont peint une sphère aux couleurs du drapeau ukrainien.

À Iaroslavl, les forces de l’ordre ont surpris un jeune homme de 22 ans qui tentait de décoller une lettre Z de la pelouse municipale. Ils ont enregistré une vidéo dans laquelle le jeune homme change d’attitude envers la guerre et présente des excuses publiques. Un procès-verbal pour « discrédit » à l’encontre des forces armées de la Fédération de Russie a également été dressé contre lui.
L’avocat Alexandre Salamov s’est présenté devant le Kremlin avec un drapeau ukrainien et une pancarte portant l’inscription « No war » (« Non à la guerre »). Le tribunal du district de Tverskoï à Moscou l’a condamné à une amende équivalente au montant de 5 SMICs.
Un monument, récemment érigé à Koursk, en hommage aux morts de « l’opération militaire spéciale », a été la cible de dégradations. Des parents et veuves de soldats tombés ont signalé que des vandales dispersaient les couronnes ainsi que les objets funéraires, et déchiraient les rubans portant des inscriptions.

Marina Ovsiannikova, ex-rédactrice de la « Première chaîne » (Pervy Kanal), qui avait brandi en direct une pancarte appelant à la fin de la guerre, a été placée en résidence surveillée. Elle attend la fin de l’enquête et un éventuel jugement dans une affaire pénale pour diffusion de « fausses informations » sur l’armée russe — un chef d’accusation pouvant lui valoir jusqu’à 10 ans d’emprisonnement. La procédure a été déclenchée par le piquet de protestation solitaire qu’elle a tenu le 15 juillet. Rappelons que ce jour-là, Ovsiannikova s’était tenue sur le quai Sofiïskaïa, au centre de Moscou, avec une pancarte disant : « Poutine est un meurtrier. Ses soldats sont des fascistes. 352 enfants sont morts. Combien d’enfants doivent encore mourir pour que vous vous arrêtiez ? ». Elle a également été condamnée à une amende équivalente au montant de 3 SMICs pour une publication anti-guerre sur Facebook, en vertu de l’article sur le « discrédit » à l’encontre de l’armée.
Gennadi Vladimirov, un habitant de Primorsko-Akhtarsk, a publié une vidéo où il brûle son uniforme militaire ainsi que son livret militaire. Le tribunal l’a condamné à une amende équivalente à 3 SMICs pour « discrédit » à l’encontre de l’armée.
Le député du conseil municipal d’Omsk, Dmitri Petrenko, a été placé sous mandat de recherch dans le cadre d’une affaire pénale pour « fausses informations » sur les forces armées russes, avec les circonstances aggravantes d’« abus de fonction » et de « haine politique, idéologique, raciale, nationale ou religieuse ». La procédure a été engagée à la suite de publications sur les réseaux sociaux contenant des photos et vidéos de Marioupol détruite et d’enfants victimes des bombardements. Dmitri sera placé en détention dès son arrestation. Pour l’instant, on ignore où il se trouve.
À Iekaterinbourg, le tribunal a infligé une amende équivalente au montant de 3 SMICs au chanteur du groupe Kourara, Oleg Iagodin, pour une déclaration anti-guerre faite lors d’un concert. Pendant sa performance, Iagodin avait dit « Non à la guerre, non aux conneries — ni pour toi, ni pour moi. Portez-vous bien. Réfléchissez, réfléchissez, réfléchissez. » Toutefois, dans le procès-verbal pour « discrédit » à l’encontre de l’armée russe, la police a indiqué que l’artiste avait dit « Poutine est un voleur. »

À Oufa, Ilmira Rakhmatullina a tenu un piquet de protestation solitaire avec une pancarte « La paix pour eux, la liberté d’expression pour nous ». Elle a été arrêtée et conduite au commissariat de police n°6.
Le projet Chroniques de la Russie qui proteste est réalisé quasiment exclusivement par des bénévoles.
Ont en particulier participé à l’élaboration de la version française l’équipe de bénévoles de Mémorial France ainsi que des des étudiants en russe des universités de Strasbourg, Toulouse, Paris, Besançon, Grenoble, etc…
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