Tribune de Mémorial France dans Le Monde du 2 juin
Iouri Dmitriev est poursuivi par la justice russe pour ses activités dérangeantes d’historien des répressions staliniennes
Du 6 au 9 juillet se tiendront les dernières audiences du procès d’Iouri Dmitriev, historien russe spécialiste de la terreur stalinienne qui fait face à des accusations infondées. L’historien Nicolas Werth et l’antenne française de l’association Mémorial exigent, dans une tribune au « Monde », qu’il bénéficie d’un procès équitable.
Tribune. L’historien russe Iouri Dmitriev écrivait en 2009 : « Un homme ne devrait pas disparaître sans laisser de traces. Il devrait avoir une tombe. La mémoire, c’est une des choses qui fait qu’un homme est un homme, qu’un peuple est un peuple, et pas uniquement une population ».
Cet homme a consacré sa vie à rechercher les traces et les restes des victimes du système répressif et criminel stalinien en Carélie, au nord-est de la Russie. Il a découvert, en 1997, avec ses confrères Irina Flige et Veniamin Ioffe, le charnier de Sandarmokh où ont été exécutés, dans le plus total secret, près de 7 000 innocents condamnés à mort par les tribunaux d’exception du NKVD[la police politique soviétique, ancêtre du KGB] en 1937-1938. Ce lieu est devenu depuis l’un des plus sites mémoriels les plus emblématiques de la Grande Terreur, paroxysme de la répression stalinienne.
Iouri Dmitriev a, en outre, établi, au terme de vingt ans d’un travail de bénédictin dans les archives de la Sécurité, la liste nominative de plus de 50 000 personnes victimes des répressions staliniennes en Carélie (fusillés, déportés, condamnés à une peine de travaux forcés).
Accusations « totalement infondées »
Depuis décembre 2016, Iouri Dmitriev est incarcéré sans jamais avoir été condamné. A la suite d’une lettre anonyme et d’une « visite » de son ordinateur personnel en son absence, il a été arrêté le 13 décembre 2016 et inculpé en vertu des articles 242.2 (« Utilisation d’un mineur dans le but de fabriquer des matériaux ou objets pornographiques ») et 135 (« Actes de débauche sans violence par une personne majeure sur un mineur ») du code pénal de la Fédération de Russie.
Au terme de seize mois de détention préventive, Iouri Dmitriev a — fait exceptionnel dans les annales judiciaires russes pour ce type d’affaire — été relaxé par le tribunal de Petrozavodsk, qui a reconnu que ces accusations étaient « totalement infondées », les photographies saisies dans l’ordinateur de Iouri Dmitriev — pièce maîtresse de l’accusation — n’étant que des clichés de suivi médical. A la demande des autorités de tutelle et du médecin qui suivait l’état de santé de la fille adoptive de Iouri Dmitriev, celui-ci avait en effet tenu, des années durant, un carnet de santé détaillé de sa fille adoptive (née en 2005) physiquement handicapée, photos du torse, du dos et des membres inférieurs à l’appui. Mais Iouri Dmitriev n’est sorti de prison que pour quelques semaines.
Le 14 juin 2018, la Cour suprême de Carélie, saisie en appel par le Parquet, a cassé le jugement. Le 27 juin 2018, Iouri Dmitriev a été, une nouvelle fois, incarcéré. Cette fois, les charges retenues contre lui sont encore plus lourdes : « violences à caractère sexuel commises par une personne majeure sur un mineur ». Elles sont passibles de vingt ans de réclusion criminelle.
A l’initiative de Poutine
Cette nouvelle accusation s’appuie, selon les informations recueillies par la presse russe, sur l’enregistrement d’extraits d’un « interrogatoire » mené par des représentants de la police et du Parquet de la fille adoptive de Iouri Dmitriev, alors âgée de treize ans, coupée de tout contact, depuis plus de dix-huit mois, avec les membres de sa famille adoptive et isolée, sous la tutelle de sa grand-mère, dans un village reculé de Carélie.
Un très grand nombre d’éléments de cette affaire brièvement exposés ici (sans compter le fait que la juge qui a prononcé la relaxe a été aussitôt rétrogradée) indiquent que les nouvelles accusations, particulièrement infamantes, portées contre Iouri Dmitriev, sont dénuées de tout fondement et que celui-ci est poursuivi pour ses activités dérangeantes d’historien des répressions staliniennes.
Nous en voulons pour preuve la formidable tentative de révision historique engagée, précisément depuis la seconde arrestation de Iouri Dmitriev, à propos de Sandarmokh. Cette opération a été lancée par la Société d’histoire militaire de la Russie, fondée en 2012 à l’initiative de Vladimir Poutine dans le but de « donner un nouvel élan à l’étude du glorieux passé militaire de la Russie et lutter contre les tentatives de dénigrement du patriotisme ».
Doute instillé
En août 2018, la Société d’histoire militaire de Russie a engagé une campagne de fouilles sur le site de Sandarmokh, après avoir reçu cette « lettre de mission » explicite du ministre de la culture de Carélie, Serguei Soloviev : « Les spéculations sur le charnier de Sandarmokh portent tort à l’image internationale de la Russie (…), renforcent dans l’opinion un sentiment de culpabilité injustifié vis-à-vis des soi-disant réprimés et deviennent un facteur de consolidation des forces antigouvernementales en Russie ».
Après avoir exhumé les restes de cinq corps d’une fosse commune, des représentants de la Société d’histoire militaire affirment, lors d’une conférence de presse, que « les preuves étaient réunies que les restes exhumés étaient ceux de prisonniers de guerre soviétiques exécutés par l’occupant finlandais ». Quelques semaines plus tard, de Moscou, Mikhaïl Miagkov, président de la Société d’histoire militaire, tempéra – devant l’indigence des preuves – cette affirmation : « Qui a été fusillé et par qui à Sandarmokh reste, pour l’instant, une question ouverte ».
Mais l’objectif est atteint, le doute instillé. La « version de Memorial », comme la nomment les détracteurs de l’ONG, ne serait qu’« une version parmi d’autres » sur une « question qui demeure ouverte ». Et comment pourrait-on raisonnablement soutenir cette « version » lorsqu’on sait que le découvreur de Sandarmokh n’est qu’un misérable pédophile ?
Des pétitions signées par des dizaines de milliers de personnes, dont de nombreuses personnalités, ont manifesté leur soutien à Iouri Dmitriev [dont la dernière audience du procès se tiendra le 6 juillet]. En mai 2020, l’Union européenne a interpellé à deux reprises le gouvernement russe sur cette affaire rappelant les engagements internationaux de la Russie en matière des droits de l’homme. Alors que le destin de Iouri Dmitriev est sur le point de se jouer, nous appelons les autorités politiques françaises et européennes à peser de tout leur poids pour qu’une justice impartiale soit rendue.
Les signataires de cette tribune sont : Alain Blum, Catherine Gousseff et Luba Jurgenson, membres du bureau de Mémorial-France, et Nicolas Werth, président de cette association, et historien spécialiste de l’histoire soviétique. L’association Mémorial est une ONG russe de défense des droits de l’homme et de préservation de la mémoire des victimes des répressions de l’époque soviétique. Iouri Dmitriev préside la branche carélienne de cette association.
Tribune publiée dans l’édition du Monde datée du 2 juillet 2020 / https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/30/iouri-dmitriev-est-poursuivi-par-la-justice-russe-pour-ses-activites-derangeantes-d-historien-des-repressions-staliniennes_6044703_3232.html
photo V. Ivleva. 2017 – CC-BY-NC