L’affaire Iouri Dmitriev : aspects juridiques
Historien habitant à Petrozavodsk, Iouri Dmitriev est le responsable de la société « Memorial » de Carélie. Depuis la fin des années 1980, il étudie l’histoire de la répression stalinienne en Carélie. Il en établit les listes de victimes et reconstitue la biographie de celles-ci (depuis 1997, sont parus cinq livres du souvenir comprenant de telles listes). Il recherche les lieux de sépulture des personnes exécutées. Parmi les sites de fosses communes qu’il a retrouvés figure Sandarmokh, lieu où ont eu lieu le plus d’exécutions en 1937‑38 en Carélie, devenu grâce à Iouri Dmitriev un lieu mémoriel.
Depuis le mois de décembre 2016, Iouri Dmitriev se trouve en détention provisoire, car il est accusé de crimes de caractère sexuel qu’il aurait commis sur Natacha, la fille adoptive qu’il est allé chercher en 2008 dans un orphelinat alors qu’elle avait trois ans. L’histoire des poursuites engagées contre lui et les détails de l’affaire montrent de façon éloquente que l’accusation a été fabriquée de toutes pièces et qu’il est innocent. En 2017, le centre de défense des droits de l’homme «Memorial» l’a reconnu comme prisonnier politique. Il se trouve depuis trois ans en détention à la maison d’arrêt de Petrozavodsk. Le jugement dans l’affaire devait être prononcé en juillet 2020. Il risque vingt ans de réclusion dans un procès tenu à huis clos.
De quoi est accusé Iouri Dmitriev ?
Des photos de sa fille adoptive nue ont été retrouvées dans son ordinateur personnel (au moment de son arrestation, Natacha avait 11 ans et au moment des photos, 4, 5 et 7 ans). Iouri Dmitriev a expliqué qu’il a pris les photos pour montrer l’état de santé de l’enfant, affaiblie après son séjour à l’orphelinat. Ces photos ont servi de bases à l’accusation
– en vertu de l’article 242.2, par. 2, al. v, du CP de la FR («utilisation d’un mineur afin de réaliser des matériels ou des objets pornographiques»).
Par la suite, sans qu’aucun fait ni argument complémentaires n’aient été ajoutés à l’accusation, se sont rajoutés deux chefs d’accusation :
– en vertu de l’art. 135 du CP de la FR (version du 08.12.2003 de la loi n° 162-FZ et du 21.07.2004 de la loi n° 73-FZ («Réalisation d’actes de débauche sans recours à la violence par une personne ayant atteint l’âge de 18 ans, envers une personne n’ayant manifestement pas atteint l’âge de 16 ans») ;
– en vertu de l’art. 135, par. 3, du CP de la FR (version du 27.12.2009 de la loi n°377-FZ («Réalisation d’actes de débauche sans recours à la violence par une personne ayant atteint l’âge de 18 ans, envers une personne n’ayant manifestement pas atteint l’âge de 12 ans»).
Lors de la perquisition de l’appartement de Iouri Dmitriev a été trouvé le bout non fonctionnel d’un fusil de chasse IJ‑5 à canon scié et un chef d’accusation de plus a été rajouté :
– en vertu de l’art. 222, par. 1, du CP de la FR («possession illégale des principaux éléments d’une arme à feu»).
Le 5 avril 2018, Iouri Dmitriev a été totalement blanchi par le tribunal de ville de Petrozavodsk au titre des articles : 242.2, par. 2, al. v ; 135 ; et 135, par. 3. L’accusation de possession illégale d’une arme a été maintenue, si bien que Iouri Dmitriev devait encore passer quelques mois assigné à résidence.
Cependant, le 14 juin 2018, la Cour suprême de la République de Carélie a annulé cette décision. L’accusation a présenté l’enregistrement d’une conversation où la fille aurait raconté que son père adoptif la touchait et que ce contact avait un caractère sexuel. L’affaire a été renvoyée pour un complément d’enquête concernant tous les chefs d’accusation. Sur la base de cet enregistrement, Dmitriev a été visé par un chef d’accusation de plus :
– en vertu de l’art. 132, par. 4, al. b, du CP de la FR (actes de violence de caractère sexuel à l’égard d’une personne âgée de moins de 14 ans»). Le 28 juin 2018, il a de nouveau été placé en détention provisoire.
Sur quoi est fondée la thèse de l’accusation ?
Les chefs d’accusation en vertu des articles 242.2, par. 2, al. v ; 135 ; et 135, par. 3, sont fondés sur l’expertise réalisée le 09 janvier 2017 par les collaborateurs de l’organisation non commerciale autonome «Centre d’expertises socio-culturelles» (c’est-à-dire E. Ia. Boreïcha-Pokorskaïa (critique d’art), N. N. Krioukova (enseignante de mathématiques) et Z. M. Tarassova (pédiatre). Leur analyse a porté sur neuf photos: quatre photos de 2009, quatre photos de 2010 et une photo de 2012. L’absence de professionnels (sexologue, psychologue de l’enfance) au sein du groupe d’experts, et l’indigence de l’analyse et de ses conclusions ont été mises en évidence au cours de l’enquête judiciaire par les experts à décharge (le professeur de sexologie L. M. Chtcheglov, le docteur d’histoire I. A. Levinskaïa etc.). Lors de la contre-expertise des photos demandée par le tribunal (réalisée d’octobre à décembre 2017), l’organisation «Service fédéral d’expertise judiciaire indépendante» a conclu qu’il s’agissait de banales photos sans composante pornographique. Cependant, l’annulation du jugement en juin 2018 a de fait renvoyé le tribunal aux conclusions du Centre d’expertise socio-culturelle, dont l’inanité a été démontrée à maintes reprises.
Le chef d’accusation en vertu de l’article 132, par. 4, al. b, du CP de la FR est fondé sur les dépositions d’une jeune adolescente, séparée de force de la famille qui l’a élevée, qui se retrouve isolée et dans une situation de pressions psychologiques exercées par sa nouvelle tutrice et par les services d’investigation. Ceci étant, au cours de la discussion, les paroles mêmes de la fille ont donné lieu à une interprétation partiale, qui lui a été imposée ensuite comme opinion par l’agent d’investigation.
– Le chef d’accusation en vertu de l’art. 222, par. 1, du CP de la FR est fondé sur l’expertise qui a reconnu le bout d’arme de chasse à canon lisse, découvert dans la rue par Iouri Dmitriev et dépourvu de tout mécanisme de mise à feu, comme une arme fonctionnelle.
Ainsi, les bases sur lesquelles s’appuient des chefs d’accusation aussi graves soit manquent de consistance, soit sont douteuses et demandent une analyse critique approfondie. En outre, au cours des investigations, une multitude d’indices indirects tendent à montrer le caractère téléguidé des accusations.
Indices d’un procès fabriqué et de l’innocence de Iouri Dmitriev
– L’affaire pénale visant Iouri Dmitriev a été engagée sur lettre anonyme. Celle-ci serait parvenue à la police par la poste. Le dénonciateur y faisait état des photos que Iouri Dmitriev avait prises de sa fille adoptive et demandait à la police de prendre les mesures nécessaires. Les services d’investigation n’ont pris aucune mesure pour retrouver l’auteur de la lettre ni pour connaître les motifs de son action. De même, le tribunal a refusé, en dépit de la demande de l’avocat, de le convoquer comme témoin dans la procédure bien qu’un tel témoignage soit d’une importance indubitable pour une bonne administration de l’affaire.
– Iouri Dmitriev a fait savoir à plusieurs reprises aux services d’investigation que quelques jours avant son arrestation en 2016, il a découvert les traces d’une présence étrangère dans son appartement bien que rien n’ait disparu. Cette information n’a pas du tout été prise en considération, alors que si elle avait fait l’objet d’investigations, il aurait pu expliquer beaucoup de choses dans l’affaire.
– L’expertise des photos a été confiée, comme nous l’avons dit, aux collaborateurs du «Centre d’expertises socio-culturelles». Ce choix n’avait rien de fortuit, car cet établissement est connu depuis longtemps pour des pratiques douteuses. Les spécialistes de ce centre ont réalisé dernièrement toute une série d’expertises à charge, véritablement indigentes, pour une série d’affaires d’extrémisme, d’outrage aux sentiments de croyants etc. dictées par des considérations politiques : l’affaire Pussy Riot, les poursuites contre des membres des Témoins de Jéhovah (où parmi les textes considérés comme relevant de publications de nature extrémiste figurait notamment la Bible) etc.
– D’éminents experts n’ont pas considéré comme pornographique la teneur des photos prises par Iouri Dmitriev. De plus, les investigations n’ont pas établi le moindre cas où elles auraient été publiées, que ce soit dans les réseaux sociaux ou ailleurs. De la sorte, l’accusation de diffusion de pornographie visant Dmitriev est manifestement absurde.
– La fille adoptive de Iouri Dmitriev lui était très attachée. Elle le considérait comme son père et a très mal vécu sa séparation avec lui pendant la première année d’investigation et de procédure. Lors des interrogatoires de 2017, elle ne s’est souvenue d’aucun acte étrange ou incompréhensible de son père adoptif à son égard, rien qui ait pu la vexer ou la troubler. Les examens médicaux globaux et psycho-psychiatriques qui ont été pratiqués sur elle n’ont pas fait ressortir de signes de violence à son égard ni de traumatisme psychologique.
– Après l’acquittement de Iouri Dmitriev en avril 2018, les relations ont soudain été rompues entre la fille et les proches et amis de Iouri Dmitriev, qui, parce qu’ils connaissaient et aimaient la fille, continuaient de lui téléphoner et de lui écrire. A partir du mois d’avril 2018, personne n’a pu entrer en relation avec la fille de Iouri Dmitriev et sa nouvelle tutrice (sa grand-mère). La fille s’est trouvée complètement isolée. En mai-juin 2018, l’accusation a organisé plusieurs entretiens avec la fille avec la participation d’un psychologue et d’un agent d’investigation, bien que les investigations dans l’affaire soient closes. L’enregistrement du dernier de ces entretiens est devenu une pièce sur laquelle sont fondés l’annulation de la décision d’acquittement et le nouveau chef d’accusation. Manifestement, cette pièce a été établie intentionnellement et préparée avec soin.
– Le nouveau chef d’accusation visant Iouri Dmitriev est apparu de façon véritablement inattendue dans l’affaire, après deux ans d’investigations et à la suite d’une décision d’acquittement convaincante pour les autres chefs d’accusation.
– Dans le cadre de l’entretien de 2018, qui a donné lieu à un enregistrement vidéo, les paroles de la fille ne font pas mention d’actes de violence ou de pervertissement de la part de Iouri Dmitriev. Elle ne parle que de quelques cas d’attouchement, qu’elle-même n’avait pas considérés comme quelque chose qui dépassait le cadre des relations parent-enfant.
– Iouri Dmitriev lui-même explique ces attouchements par la maladie contractée par la petite fille quand elle avait huit ans, pendant laquelle il avait fallu qu’il vérifie périodiquement que ses habits n’avaient pas été mouillés. L’indication de la maladie est confirmée par des pièces médicales, car la fille de Iouri Dmitriev avait alors été hospitalisée.
– L’affaire comprend des pièces d’interrogatoires postérieurs de la fille, où elle aurait fait état d’actes de violence et de pervertissement de son père adoptif. Cependant, ces interrogatoires ont été menés sans enregistrement audio ou vidéo, ce qui conduit à suspecter une falsification des pièces. De fait, l’accusation d’actes de violence et de pervertissement est fondée uniquement sur des procès-verbaux d’interrogatoire, dont l’authenticité n’a en rien été confirmée.
– L’accusation de possession d’arme est fondée sur la découverte lors de la perquisition du domicile de Iouri Dmitriev d’un bout de vieux fusil de chasse. L’arme était brisée, elle n’était pas fonctionnelle. Il était même absolument impossible depuis des décennies de trouver des cartouches pour ce type d’arme.
– Le procès se déroule à huis clos. Le grand public et la presse n’y a pas accès. Aucune information ne filtre sur son déroulement.
– Au cours de l’automne 2018, la juge Marina Nossova, qui a rendu la décision d’acquittement dans l’affaire de Iouri Dmitriev, a été privée de promotion : après avoir occupé le poste de vice-présidente du tribunal de ville de Petrozavodsk, elle aurait dû devenir juge à la Cour suprême de Carélie, mais sa candidature n’a pas été retenue et elle a été rétrogradée au rang de simple juge au tribunal de ville. Parallèlement, Elena Askerova, la procureure de Petrozavodsk, qui était l’accusatrice principale dans le procès de Iouri Dmitriev à l’issue favorable pour celui-ci, a quitté son poste soi- disant à sa demande pour travailler dans le privé. De cette manière, tant l’accusation que la juge, qui ont abouti à la décision d’acquittement en 2018, ont été pratiquement éliminés de la scène et privés de la possibilité de faire carrière dans la profession qu’elles exerçaient.
– En juin 2017, le centre de défense des droits de l’homme « Memorial » a reconnu Iouri Dmitriev prisonnier politique sur la base d’une analyse juridique de l’affaire.
Quelle est la cause réelle des poursuites engagées contre Iouri Dmitriev?
La logique qui sous-tend les poursuites de Iouri Dmitriev est évidente. Ces dernières années, l’attitude des autorités face à l’héritage du stalinisme a considérablement changé. L’organisation « Memorial », qui s’attache à reconstituer le souvenir de la répression stalinienne, a été déclarée « agent étranger » et frappée d’amendes d’un montant total de plusieurs millions de roubles (soit des dizaines de milliers d’euros). Ses militants, présents dans diverses régions, font l’objet de poursuites pénales. Les lieux liés au souvenir de la répression, sont placés sous le contrôle de l’Etat. Les endroits qui ont une dimension internationale suscitent une attention particulièrement agressive. Les exemples les plus éloquents en sont les sites mémoriels de Katyn et de Mednoïé, où en 1940, ont été exécutés des officiers polonais.
A Sandarmokh, les victimes étaient d’un grand nombre de nationalités. Parmi les personnes exécutées, figurent un nombre très important de Finlandais, d’Ukrainiens et de Polonais. Iouri Dmitriev s’est attaché à entretenir le souvenir national des victimes. Il a pris de lui-même contact avec les représentants des diasporas. Il les a invités à célébrer la mémoire de leurs compatriotes. Chaque année, le 5 août, il organisait à Sandarmokh un rassemblement consacré au souvenir des victimes de la Grande terreur. Des gens de divers pays, dont des délégations nombreuses d’Ukraine et de Pologne s’y rendaient.
A partir de 2014 et du début des hostilités dans l’Est de l’Ukraine, les pouvoirs locaux ont manifesté un mécontentement croissant face aux visites d’étrangers à Sandarmokh, aux rassemblements et aux discours libres sur la situation politique en Russie. Iouri Dmitriev lui-même s’est prononcé ouvertement contre la guerre en Ukraine. En 2005, il n’a pas été autorisé à prendre la parole. Parallèlement, la Pologne lui a décerné une décoration officielle, la Croix d’or du mérite, ce qui constituait un défi étant donné la grave dégradation des relations entre les pays.
En 2016, les médias d’Etat ont diffusé activement l’hypothèse selon laquelle ce ne sont pas des victimes de la Répression qui ont été enterrées à Sandarmokh, mais des prisonniers de guerre soviétiques, exécutés par les Finlandais pendant la Seconde guerre mondiale. Au même moment, Iouri Dmitriev a été arrêté. Après son arrestation, des fouilles ont commencé à Sandarmokh pour rechercher « les sépultures de prisonniers des camps de concentration finlandais et de prisonniers de guerre de l’Armée rouge ayant péri dans les combats contre les occupants finlandais en Carélie entre 1941 et 1944 ». Les fouilles étaient menées par la Société russe d’histoire militaire, organisation patriotique progouvernementale, sans la moindre base scientifique sérieuse. (Les autorités finlandaises ont transmis depuis longtemps à la Russie et publié les données d’archives sur les sépultures de l’ensemble des 19 000 prisonniers de guerre soviétiques ayant péri alors qu’ils étaient en captivité aux mains des forces finlandaises, mais ces informations n’ont pas été prises en considération).
Ainsi, l’affaire Dmitriev s’inscrit de façon évidente dans une stratégie globale adoptée par les autorités pour étouffer l’activité de l’opinion publique et faire oublier le souvenir d’événements gênants du passé.
L’accusation de crimes de nature sexuelle, un moyen de répression
Les particularités des accusations faites à Iouri Dmitriev rendent particulièrement cruelle cette affaire. Iouri Dmitriev n’est pas la seule victime de ces poursuites, qui durent depuis plus de trois ans, mais aussi sa fille, qui est privée de la famille qui l’aimait. Alors qu’elle devient adolescente (elle a maintenant 15 ans), elle se retrouve isolée dans un village reculé de Carélie, dans une situation de méfiance totale envers les gens, dans le cadre d’un procès interminable, qu’elle ressent elle-même comme une humiliation publique.
La possibilité de défendre Iouri Dmitriev est rendue particulièrement difficile parce qu’un examen public des détails de l’affaire causerait un préjudice de plus à l’enfant. Le caractère des chefs d’accusation est extrêmement commode pour les auteurs de l’affaire, car le procès se déroule à huis clos. La justice russe ne rend pratiquement jamais de décision d’acquittement dans les affaires de crimes sexuels. En outre, ce type d’accusations implique une atteinte à la réputation de la personne visée et jette une ombre sur l’œuvre essentielle de Iouri Dmitriev, la reconstitution du souvenir de la Répression.
Heureusement rares sont ceux qui ont cru à la culpabilité de Iouri Dmitriev. Ces trois dernières années, des milliers de gens ont exprimé leur soutien en sa faveur. Des centaines de personnalités de la culture, écrivains, musiciens, acteurs et chercheurs, ont pris sa défense par des appels spéciaux.
Le procès n’est pas encore terminé, mais les poursuites ont déjà fait des victimes : Natacha, la fille adoptive de Iouri Dmitriev, dont on ruine la vie cyniquement et à dessein, et Iouri Dmitriev lui-même, qui a 64 ans fin janvier 2020 et dont l’état de santé s’est beaucoup dégradé en raison de trois ans de détention provisoire.
Memorial International, Janvier 2020, Juin 2020