Des archives, un musée et une bibliothèque

Cependant, le mouvement mémoriel connut alors de nouvelles aspirations. Ses partisans se demandèrent si leur rôle n’était qu’obtenir le repentir du gouvernement, en obtenant la promesse de construire un complexe mémoriel aux victimes des répressions ? Était-ce donc aux autorités de l’État de construire un monument, alors que les autorités du même État avaient été les auteurs de ces répressions ? Ces autorités avaient-elles changé à tel point qu’un monument ne puisse se transformer en une injure, un sacrilège à la mémoire des victimes ? Et que serait un monument construit par le parti communiste à ses propres victimes ? Ne serait-il pas un mémorial pompeux aux « fils honnêtes de la patrie, réprimés à tort dans les années de violation de la légalité socialiste », un mémorial en dehors duquel resteraient les millions de paysans dékoulakisés, les victimes de la terreur rouge du temps de la guerre civile, les milliers de dissidents des époques khrouchtchéviennes et brejnéviennes. Pouvait-on faire confiance à un État pour construire un monument dédié à la mémoire du peuple, alors que cet État avait, durant toute son existence menti sur son présent et falsifié son passé ? Comment garantir que ce monument ne soit pas une nouvelle falsification, plus intelligente que les précédentes ?

Enfin devait on demander à l’État de faire une œuvre qui devait être réalisée à partir des forces de toute la société ? En collectant les signatures destinées à demander l’édification d’un tel monument, les membres actifs avaient compris que leur histoire appartenait non pas au gouvernement, mais aux citoyens, qui devaient prendre cette responsabilité, pour l’histoire et pour le pays. Nombreux étaient, vraisemblablement ceux qui, parmi les dizaines de milliers qui avaient signé cette demande, pensaient ainsi. Pouvions-nous reporter cette responsabilité sur les épaules du gouvernement ?

Aujourd’hui, après les longues années passées, ces arguments nous paraissent évidents, mais en 1988, les représentations de la responsabilité civique ne faisait que commencer à se former dans l’opinion. Les maximes de l’éthique des dissidents n’étaient l’apanage que d’un petit nombre de dissidents survivants n’ayant pas quitté l’Union Soviétique. En fait, l’impulsion qui permit une nouvelle prise de conscience des buts du mouvement mémoriel vint de considérations plus simples et plus prosaïques : Les signatures étaient rassemblées, mais que faire, désormais ? Se reposer ?

Au printemps 1988, les groupes mémoriaux eurent ainsi l’intention de mettre à jour eux-mêmes le passé et de célébrer la mémoire des victimes de la répression. Dans les groupes de Moscou, Saint-Pétersbourg et quelques autres, ils organisèrent le recueil de témoignages sur les répressions. A la suite d’un appel de «Memorial» une enquête fut diffusée, toujours par les moyens des samizdats, destinée à permettre aux anciens réprimés, à leurs parents et à leurs proches de mettre sur le papier les informations les concernant eux et les disparus. Des dizaines de milliers d’enquêtes furent ainsi remplies et constituèrent la matière première des futures archives de Mémorial.

De plus en plus de partisans prirent conscience que, si l’édification d’un monument était bien entendu nécessaire, plus importante encore était la révélation de la mémoire. Il fut alors évident que « Mémorial » devait se transformer en une organisation sociale couvrant toute l’Union soviétique, et ayant pour objectif de recueillir de façon autonome, indépendamment de l’état et des autorités, la mémoire historique populaire. Des archives, une bibliothèque, un musée ? Bien entendu ! Mais des archives recueillies par Mémorial, un musée et une bibliothèque constituée par Mémorial. Ces lieux seraient ouverts à tous et d’accès gratuits. Mémorial mènerait ses propres recherches, organiserait des expositions documentaires et artistiques, des soirées-débats, réaliserait des films, éditerait des livres. L’information recueillie ne resterait pas une branche morte mais, au contraire contribuerait à faire de la mémoire de la terreur une partie de la conscience collective.

Le centre « Mémorial » de Moscou devint le coordinateur de ce travail, créant des archives, un musée et une bibliothèque. L’association НИПЦ «Мемориал» développa plusieurs programmes de recherches et soutint des projets analogues dans les diverses régions.

Ordonnace du Collegium militaire de la Cour suprême du 25.12.1936 demandant de fusiller sans délais 6 personnes. – © Memorial International

« Mémorial » et les groupes de recherches des diverses régions entreprirent aussi d’identifier les lieux de crimes de masses et les cimetières des camps. Aux recherches dans les archives s’ajoutèrent des questions posées aux habitants et l’organisation d’expédition sur ces lieux. Une fois identifiés les lieux de sépultures de masse grâce aux matériaux recueillis et vérifiés, une autre question surgit, encore plus complexe : établir les noms de ceux qui y ont été enterrés de façon anonyme dans des fosses communes. Lorsque ce fut possible, parfois, ceux qui n’avaient jamais connu la sépulture de leur père, de leur grand-père, d’un proche, purent enfin déposer des fleurs sur leur tombe.

« Mémorial » chercha à obtenir des autorités locales l’érection de panneaux mémoriaux sur les lieux de sépultures de masse Parfois ce fut un obélisque, voire même un l’ouverture d’un cimetière mémorial. Aujourd’hui, en Russie, en Ukraine, au Kazakhstan ont été érigés des dizaines de telles plaques mémorielles, obélisques ou mémoriaux.

En 1990, Mémorial édifia son propre « monument central », la pierre des Solovki, une roche de granite, apportée du territoire du camp des Solovki, camp à régime spécial. Elle fut déposée le 29 octobre 1990, sur la place de la Lioubianka, en mémoire de toutes les victimes du régime totalitaire. [La place de la Lioubianka, auparavant place Dzerjinski du nom du fondateur de la Tchéka, est un des lieux centraux de la mémoire du stalinisme, puisque ce fut le siège des organes répressif, de la Tchéka au FSB en passant par le NKVD et le KGB. La statue de Dzerjinski, qui trônait au centre de cette place depuis 1958, fut déboulonnée le 22 août 1991, après l’échec du Putsch contre Gorbatchev. Aujourd’hui, aucune statue ne la remplace.

Le 29 octobre devint alors la date mémorielle principale des répressions. Cependant, cette date a une histoire et ce  n’est pas Mémorial qui l’a choisie comme « journée en mémoire des prisonniers politiques ». En 1974 les prisonniers politiques des camps de Mordovie et de la région de Perm décidèrent de faire de ce jour une journée en l’honneur des prisonniers politiques. C’est ce même jour que se tint la conférence préparatoire de Mémorial en 1988, mais ce fut pure coïncidence. En revanche, l’année suivante, le 29 octobre 1991, Mémorial organisa en toute connaissance de cause, une action dont se souviennent nombreux de ses de participants actifs. En grand nombre, ils entourèrent le bâtiment du KGB sur la Lubianka d’une chaîne humaine et allumèrent des bougies en mémoire des millions de victimes.