Voix de guerre #12, Natalia Vitkovska : Je suis restée dans la ville occupée parce que je ne pouvais pas laisser mon chien

Voix de guerre #12, Natalia Vitkovska : Je suis restée dans la ville occupée parce que je ne pouvais pas laisser mon chien

Natalia Vitkovska et son mari sont restés à Borodyanka pendant l’occupation russe. Un jour, huit soldats russes sont entrés chez eux, recherchant des « banderovtsy » et des « nazis ». Selon Natalia, ils ne semblaient vraiment pas comprendre que personne n’attendait ces « libérateurs ».


Je m’appelle Natalia Fedorivna Vitkovska. Je suis enseignante en lycée. Je vis à Borodyanka, dans la région de Kyiv, je suis restée ici pendant l’occupation russe.


COMMENT AVEZ-VOUS VÉCU LE PREMIER JOUR DE L’INVASION À GRANDE ÉCHELLE DE L’UKRAINE PAR LA FÉDÉRATION DE RUSSIE ?

Nous avons une maison à deux étages, et régulièrement, l’un de nous montait à l’étage pour voir de quel côté ça brûlait, ce qui se passait. Parce que d’un côté, il y a la ville de Hostomel, mais les Russes venaient de l’autre côté, du nord. On entendait des grondements, le bruit d’avions, et puis les explosions ont commencé. Notre famille a organisé une surveillance pour savoir d’où elles venaient. Comme la maison a deux étages et que notre petit-fils de 2 ans était avec nous à ce moment-là, c’était difficile de monter à l’étage chaque fois qu’il fallait courir à la cave, alors nous faisions des tours de garde pour savoir quand le danger arrivait et que nous devions nous réfugier à la cave.

Nous avons également mis des protections métalliques sur les fenêtres, et créé un groupe de discussion sur messagerie avec les voisins pour partager des informations. Mais en fait cela n’a servi à rien, car l’électricité et les communications ont été vite coupées. Je me souviens aussi très bien de ce premier jour, car nous sommes sortis de la maison dans l’espoir d’acheter des provisions, mais les magasins étaient déjà presque tous vides. Nous sommes donc restés dans la cave, en regardant dehors de temps en temps pour voir ce qui se passait, où ça grondait, d’où partaient les tirs.

COMMENT A COMMENCÉ L’OCCUPATION POUR VOUS ?

C’est par les incendies que l’occupation a commencé. Je me souviens que le 7 mars, une de mes collègues m’a écrit que les occupants étaient dans sa rue et fouillaient les habitations. C’était notre dernier échange, après cela les communications ont été coupées. Et c’est le 9 mars que les occupants sont arrivés chez nous, une mini-colonne de ratissage et quelques véhicules sur lesquels des snipers étaient assis. Huit hommes sont entrés dans notre maison : des Bouriates et un Russe. Ils ont fouillé toute la maison, en disant qu’ils cherchaient des banderovtsy. Je leur ai demandé pourquoi ils étaient venus en Ukraine, mais ils répondaient à peine à mes questions. Mais nous avons pu parler avec un officier russe qui, lui aussi, nous a demandé où se trouvaient les « nazis » et a posé des questions sur notre vie quotidienne, et nous lui avons demandé de nouveau pourquoi ils étaient venus, en essayant de leur expliquer que nous n’avions pas besoin d’être libérés, qu’il n’existait ici aucune discrimination à l’égard des russophones. Je leur ai dit que moi-même, j’enseignais le russe. Mais ils ont continué à parler de Bandera et des nationalistes. J’ai eu l’impression qu’ils ne comprenaient vraiment pas que personne ne les attendait ici.

Il y a eu trois vagues. Lors de la première, les colonnes ont juste traversé Borodyanka. Mais vers le 15-20 mars, la deuxième vague est arrivée. Ils n’avaient pas l’air aussi soignés que ceux de la première vague, ils étaient déjà un peu en mauvais état, mal fagotés.

Ils cherchaient des endroits où se réchauffer, prenaient des couvertures dans les maisons et les emportaient dans les caves, où ils installaient leurs abris. Et ceux de la troisième vague, ils étaient en lambeaux. C’était l’horreur, les mots ne suffiraient pas à décrire ça. On aurait dit des sans-abri qui se faufilaient dans les maisons de nos voisins. Nous, ils nous ont plutôt laissés tranquilles, ils ont juste vérifié notre maison. Mais ils ont passé à tabac notre voisin car il fumait à sa fenêtre, une nuit. Ils pensaient qu’il envoyait des signaux aux partisans ou à l’armée ukrainienne, avec le bout allumé de sa cigarette.

AVEZ-VOUS ÉTÉ TÉMOIN DE CRIMES COMMIS PAR LES MILITAIRES RUSSES ?

 Oui, par exemple, ils ont vidé la maison d’un voisin au 7 de la rue Novaya. Ils entraient dans les maisons par les fenêtres, se servaient et chargeaient leur butin dans leurs voitures.

AVEZ-VOUS VU DES MILITAIRES RUSSES TORTURER OU TUER DES CIVILS ?

Non, parce que nous ne sortions presque pas de chez nous, et nous sommes restés dans notre rue.

POURQUOI N’AVEZ-VOUS PAS QUITTÉ BORODYANKA LORS DE L’ÉVACUATION ?

Tout d’abord, nous n’avions plus de carburant. Nous avions tout donné à nos enfants pour qu’ils puissent partir. Deuxièmement, nous avons un chien, un Berger d’Asie Centrale, nous ne pouvions pas l’abandonner. Troisièmement, nous ne voulions pas nous imposer chez quelqu’un, que cette personne nous nourrisse, alors que nous avions nos biens et nos provisions. Enfin, et c’est le plus important, il s’agit de ma terre : pourquoi devrais-je céder devant quelqu’un qui envahit mon territoire ?

ET AVANT LA GUERRE, AURIEZ-VOUS PU PENSER QU’IL Y AURAIT UNE INVASION À GRAND ÉCHELLE ?

Je me rendais compte que les relations avec la Russie se détérioraient, mais jamais, jusqu’au dernier moment, je n’aurais cru qu’ils iraient jusque là.

VOUS ÉTIEZ-VOUS PRÉPARÉS EN VUE D’UNE ÉVENTUELLE INVASION À GRANDE ÉCHELLE ?

La veille de l’invasion, mon mari et mon fils ont commencé à dire qu’il faudrait préparer quelques bagages, et dès le 24, j’avais une petite valise prête, et tous mes documents. Mais avant cela, je ne m’étais pas particulièrement préparée.

QUE POUVEZ-VOUS NOUS DIRE SUR LES BOMBARDEMENTS DE BORODYANKA PAR L’AVIATION RUSSE?

C’était l’horreur ! Je n’avais jamais entendu le bruit d’un avion qui s’approche pour bombarder. C’était effrayant, nous courions à la cave. Et quand nous étions dans la cave, tout tremblait à l’intérieur. Les bombes tombaient à 400 mètres de nous, les déflagrations étaient fortes. Ma belle-fille recouvrait son enfant de son corps, je ne peux pas vous dire à quel point c’était effrayant. Puis nos enfants et petits-enfants ont été évacués, et mon mari et moi nous sommes adaptés à cette vie, en quelque sorte.

Borodyanka, conséquences des frappes aériennes

DANS QUEL ÉTAT SONT VOS BIENS ?

Ils sont partiellement endommagés. Dieu merci, notre maison est restée debout, mais le toit a été touché par des éclats d’obus, des ardoises ont été cassées, l’annexe a été endommagée et il y a des fissures partout. Nous avons encore un toit sur la tête, mais les ondes de choc ont provoqué des fissures près des fenêtres. Je ne sais pas comment on va passer l’hiver. Mais par rapport à d’autres personnes sinistrées qui ont tout perdu, Dieu nous a épargnés.

QU’AVEZ-VOUS RESSENTI LORSQUE BORODYANKA A ÉTÉ LIBÉRÉE ?

Un immense bonheur ! Mais l’anxiété demeure : les Russes sont venus, ils ont piétiné notre terre et causé de grands malheurs.

VOS SENTIMENTS À L’ÉGARD DES RUSSES ONT-ILS CHANGÉ ?

Même si je connais des gens là-bas, des proches de mes amis, je ne sais pas ce que je ferai plus tard, mais pour l’instant, je ne veux pas leur parler. Je ne sais pas encore ce qui devrait se passer pour que je puisse m’asseoir à la même table qu’eux. Je plains les mères des soldats russes, mais d’un autre côté, si elles ont laissé leurs fils partir pour venir nous tuer, elles ne méritent pas la sympathie. Qu’ils ne reposent pas en paix.

Natalia Vitkovska, Borodyanka


Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)

Pour en savoir plus sur le projet Voix de guerre, rendez-vous ici