Voix de guerre #17, Oksana Stomina : « Une cruauté moyenâgeuse, des ambitions malsaines, morbides et maniaques »
Aujourd’hui, l’endroit dont on parle le plus est Marioupol, la « ville de la Vierge fusillée », comme on l’appelle aujourd’hui en raison de la tragédie qui s’y est déroulée. Marioupol, devenue le symbole de l’Ukrainocide perpétré sur le sol ukrainien par les ruscistes, est appelée la Guernica du XXIe siècle et on la compare à Alep en Syrie, dont la destruction a également été causée par la Russie.
Ça fait vraiment froid dans le dos d’entendre les témoignages des horreurs de cette guerre dans l’une des plus belles villes de notre région d’Azov.
Et il est impossible de se représenter comment notre interlocutrice, petite femme frêle, mais incroyablement courageuse, la poétesse, militante et bénévole, Oksana Stomina, a traversé tout cela.
On voit et ressent en lui parlant, malgré tout ce qu’elle a traversé, un remarquable courage, une force d’âme et de résilience chez cette femme incroyable.
L’histoire d’Oksana est un véritable document de l’époque, un témoignage sur les crimes contre l’humanité commis au XXIe siècle au cœur de notre continent. Et elle vient confirmer le fait qu’il ne peut y avoir aucun pardon pour les crimes de la Russie, ni aucun compromis avec les criminels de guerre de Poutine.
VOUS VENEZ DE DIRE QUE VOUS ÊTES « AVEZ RAPETISSÉ » CES DERNIERS JOURS. QU’EST-CE QUE VOUS ENTENDEZ PAR LÀ ?
Je flotte dans mes jeans. Mais je ne pense pas que ça soit lié au manque de nourriture ni rien de tel. C’est plutôt que j’ai beaucoup vieilli en quelques jours. Comme m’a dit ma fille : « Tout ce que j’espérais, c’est que tu sois toute petite, pour que les impacts ne t’atteignent pas ». Je suppose que c’est pour ça que j’ai rapetissé : pour que ça soit difficile de m’atteindre (sourire). Je ne sais pas pourquoi, mais c’est ce que je ressens intérieurement.
ÊTES-VOUS UNE MARIOUPOLIENNE DE SOUCHE ?
Oui, je suis née à Marioupol. Toute ma famille est de Marioupol, mes grands-parents y sont enterrés. Ma fille est née là-bas. Vous savez, elle m’a beaucoup aidée à traverser ces jours tragiques, c’est comme si elle m’avait tenu la main pendant toute cette période. Et même quand les communications étaient coupées, c’est comme si je la sentais auprès de moi. Puis elle m’a aidée à quitter la ville, à établir l’itinéraire que je devais emprunter, à rechercher les endroits de passage les plus sûrs. Même si en réalité, on ne peut pas parler de sécurité à propos de Marioupol et de la route pour en sortir. Tout se mesure sur une échelle allant de « très dangereux » au désastre total. Voilà comment c’était pour moi.
À QUOI RESSEMBLE MARIOUPOL À PRÉSENT ?
La ville n’est plus que ruines
Nous avions fait beaucoup de choses dans la ville ces dernières années. Nous avions énormément construit. J’aime beaucoup Marioupol. J’ai toujours dit que chaque personne construit sa propre ville autour de soi. J’ai donc construit cette ville toute ma vie, en rassemblant autour de moi les meilleures personnes en qui j’ai confiance. J’étais toujours à la recherche de lieux historiques intéressants et d’informations à leurs sujets.
J’ai fait des choses pour ma ville, et elle a toujours fait des choses pour moi. Et maintenant, on peut dire qu’elle a été rasée. Il ne reste aucun lieu intact : ici un bombardement, là un incendie.
Chaque immeuble a été endommagé, ou presque. La ville n’est plus que ruines…
QU’AVEZ-VOUS ÉTÉ AMENÉE À VIVRE PERSONNELLEMENT ?
Nous avons vécu avec la guerre tout près de nous pendant 8 ans, et nous y étions en quelque sorte habitués ici. Mais ce que j’ai vu ces dernières semaines est absolument incomparable. C’est un film d’horreur où, au lieu du sanguinaire Dracula, il y a Poutine et ses soldats qui, étrangement, estiment que c’est normal de tuer autant de gens, à une telle échelle. C’est affreux, il s’agit d’une cruauté moyenâgeuse, multipliée par les possibilités modernes et par des ambitions malsaines, morbides et maniaques.
QUAND ET COMMENT AVEZ-VOUS QUITTÉ MARIOUPOL ?
J’ai quitté Marioupol le 16 mars. Et la route a été très longue. Ce n’est que le 20 ou le 21 que je suis arrivée ici.
« Mon mari m’a littéralement poussée dans la voiture »
Nous avons roulé longtemps, parce que nous étions partis à quatre voitures, dont l’une a été abîmée de partout, sans un seul centimètre intact. Il y avait aussi la vieille « Jigouli » de nos parents, que mon mari a donné à une famille pour qu’ils puissent partir. Nous étions assez nombreux, je ne sais pas combien exactement. Il y avait plusieurs familles, beaucoup d’enfants. Nous sommes partis très soudainement. Nous avons mis beaucoup de temps à nous décider, mais à un moment, le frère de mon mari et sa famille n’ont plus supporté tout ça, ils se sont vite préparés, sont montés en voiture et sont venus me chercher. Et mon mari a insisté pour que je parte, il m’a littéralement poussée dans la voiture. Il ne m’a même pas laissé remonter à l’appartement. Je suis donc partie avec très peu d’affaires, avec un petit sac à dos de 5L. J’ai laissé mon ordinateur avec toutes mes notes (je ne suis pas sûre que j’aurais pu passer avec mon ordinateur, si j’avais été arrêtée à un check-point). Mais ce que j’ai pris, et je l’ai toujours sur moi, c’est notre souvenir de Marioupol. C’est une petite réplique d’un tétrapode, comme ceux qu’on utilisait à une époque dans la ville pour renforcer le littoral, puis ces structures grises ont été peintes, et ces tétrapodes sont devenus le symbole de Marioupol, ces petits souvenirs étaient très prisés.
Je serais sans doute restée encore, parce que j’avais l’impression que je devais être là-bas tant qu’il y avait encore un peu d’espoir, tant que je pouvais faire quelque chose pour les autres, pour mes concitoyens de Marioupol…
Mais quand je suis partie, il était évident que tous ceux qui restaient là-bas, je veux dire les civils comme moi, pas les militaires, ne pouvaient plus être utiles en rien, mais au contraire pouvaient d’une certaine façon gêner nos militaires.
AVEZ-VOUS DES NOUVELLES DE PERSONNES QUI SONT RESTÉES À MARIOUPOL ?
Il y a beaucoup de gens dont nous ne savons rien. Il y a quelques jours, nous avons appris une nouvelle, sans en avoir la confirmation, et nous prions en espérant que ça ne soit pas vrai. C’est à propos de la grand-mère de notre belle-sœur, la femme du frère de mon mari, qui m’a fait sortir de la ville. Sa grand-mère était restée chez elle, elle ne sortait pratiquement pas, ne pouvant se déplacer seule. Et alors qu’elle était chez elle, sa maison a brûlé. Pour le moment, nous n’avons pas de nouvelle d’elle…
« Il est mort deux fois »
Il y a beaucoup de nouvelles de ce type. Vous savez, j’ai récemment appris que notre ami Vitia Dedov, un homme super, droit, honnête, juste et très bon, qui travaillait à la télévision locale et pour la chaîne de télévision Sigma, est décédé dans la cuisine de sa propre maison. De plus, il est mort deux fois. Comme les gens n’avaient pratiquement aucune possibilité d’enterrer leurs morts, ils ont laissé son corps dans sa maison pendant plusieurs jours, et deux ou trois jours après sa mort, sa maison a brûlé suite à un nouveau bombardement. À ce moment-là, ses proches qui s’étaient réfugiés dans un abri sont remontés et se sont précipités vers la maison déjà envahie par les flammes, mais n’ont pas pu ouvrir la porte, et le corps de Victor a brûlé …
« C’est comme ça qu’il faut parler de la guerre : en racontant les histoires concrètes des gens, de première main »
Il y a beaucoup d’histoires comme celle-là, terribles. Vous savez, je crois que c’est comme ça qu’il faut parler de la guerre : avec des histoires individuelles, et non pas avec des chiffres généraux, même pas avec avec le nombre de morts. Sinon, pour celui qui ne vit pas entièrement cette information, quand il ne la compare pas avec sa propre vie ou celle de ses proches, alors, la plupart du temps, ça ne le touche pas : dix personnes, une personne, des centaines. Ou même des milliers : il n’a aucune conscience de l’échelle. Mais quand tu racontes la bombe tombée dans le jardin de tes connaissances, ou l’histoire du mari et père de tes amis qui a eu la main arrachée, qu’il l’a ramassée et qui est parti en quête d’un hôpital… Et que plus personne ne l’a revu depuis… c’est une histoire qui parle de personnes connues. Ce sont des faits réels.
Je veux raconter que ces gens affreux, ces bêtes sauvages, ne se sont pas contentés de tuer, ils ont visé pour tuer. Quand, par exemple, ils bombardaient le théâtre, la piscine, l’école des Beaux-Arts, tout le monde savait que c’étaient des lieux où s’étaient réfugiés des gens qui n’avaient plus de maisons, dont certains étaient blessés, des enfants et leurs mères, il y avait même des nourrissons, des personnes handicapées venant des quartiers qui avaient été les premiers touchés et qui avaient été secourus : de la Rive Gauche, du quartier Est. Mais là ils ont été visés encore une fois, et encore une fois ils ont tenté de les tuer. De la même façon qu’ils ont tenté, encore et encore, de tuer les gens qui essayaient de quitter la ville.
Une de mes amies, avec qui je travaillais dans un centre de volontaires, a quitté la ville en voiture avec sa famille par un « corridor vert », et un tir a atteint leur voiture : cinq blessés et un enfant toujours en réanimation. C’est une extermination délibérée. Ce n’est pas une guerre, c’est un massacre.
POURQUOI MARIOUPOL ?
« On les a énervés »
Quand tout a commencé à Kyiv, à Kharkiv, je vous le dis franchement, je me suis tout de suite dit : « Que ça tombe sur Marioupol : nous, on est là, on sait comment ça se passe, que ça nous tombe dessus, plutôt que sur toute l’Ukraine. On est ici, près de la frontière, on est prêts, on a renforcé la frontière orientale de la ville et de l’Ukraine ». Mais évidemment, je ne pouvais pas imaginer ce qui arriverait ensuite…
Pourquoi Marioupol ? Nous avions tous conscience que notre ville avait une importance stratégique. Et puis nous les avons aussi sûrement énervés. Parce que nous avons tenu bon, nous continuions à construire même pendant la guerre, la ville s’améliorait et s’embellissait, nous en parlions avec fierté. Vous savez, pendant que tout ça se passait, je me demandais : « qui sont ces gens qui viennent tout détruire ? »
Je suis une habitante d’une ville de bord de mer. J’ai toujours vécu près la mer, alors cette image me vient : il y a des gens, des adultes comme des enfants, qui construisent des châteaux de sable, mais il se trouve toujours quelqu’un qui les détruit. Plus le château est beau, plus est grande l’obstination à le détruire. C’est sans doute dans leur nature, à ces étrangers, sans doute que ce que nous faisions et notre mode de vie ne les laissaient pas en paix…
« Mes premiers livres sur la guerre ont été traduits en plusieurs langues »
COMMENT LA GUERRE A-T-ELLE AFFECTÉ VOTRE TRAVAIL DE CRÉATION ?
J’ai déjà écrit sur cette guerre et publié des livres, qui ont été traduits dans plusieurs langues.
Quand ça a commencé en 2014, ce n’est qu’un an après que j’ai pu commencer à écrire : pendant presque un an, je suis restée sidérée, je ne pouvais plus écrire de poésie. Aujourd’hui encore, je n’écris pas de poésie, mais de la prose. J’ai commencé à écrire dans l’abri anti-bombes, dans l’obscurité totale : on économisait tout, il n’y avait plus rien dans la ville, c’était et ça reste une vraie catastrophe écologique. Nous économisions les lampes de poche et les piles pour les alimenter. Nous économisions les bougies. La plupart du temps, nous étions dans le noir complet et c’est dans ces conditions, souvent à tâtons, que j’écrivais, parce que je pense que c’est très important. Mais pour le moment, j’écris uniquement en prose.
POUVEZ-VOUS NOUS EN DIRE UN PEU PLUS SUR VOS LIVRES, S’IL VOUS PLAÎT? JE SAIS QUE CERTAINS D’ENTRE EUX ONT ÉTÉ ILLUSTRÉS PAR ANASTASIA PONOMAREVA.
Mes livres sont tous différents. J’ai des livres sur la guerre, y compris des recueils de poèmes, en ukrainien et en russe. Et puis des livres pour enfants. Et Nastia a illustré mes guides — un sur Mariupol, un autre sur l’Ukraine. J’aime beaucoup l’histoire, j’ai même participé à des fouilles archéologiques à Marioupol. Et je voulais vraiment faire savoir au plus grand nombre de gens possible que Marioupol est une ville très intéressante, en particulier à ceux qui viennent ici en visite, et aux enfants qui grandissent ici et qui ne connaissent pas grand-chose de leur ville natale. Nous avons donc créé des guides ludiques, des livres dans lesquels vous pouvez prendre des notes, compléter une page, dessiner…
Interview menée par Leonid Golberg
BIOGRAPHIE
Oksana Stomina est une poétesse de Marioupol et une activiste militante. Ses poèmes ont une place importante dans sa vie, elle est toujours souriante et pleine d’idées, inspirant les autres par sa capacité d’empathie et à tout faire avec sincérité et engagement.
Aujourd’hui, elle est contrainte de vivre à Truskavets. Les parents d’Oksana lui ont inculqué l’amour de l’harmonie du rythme poétique et de la littérature. Elle a grandi avec les merveilleux poèmes de sa mère. Le premier livre qu’Oksana a publié avec sa sœur Yulia était un recueil des comptines de sa mère, qu’elles connaissaient par cœur et qu’elles ont pu reproduire facilement. Le père d’Oksana écrit une prose légère et ironique. Il est l’auteur d’un livre très intéressant sur son premier voyage à l’étranger, en Israël.
Oksana Stomina est, de formation, enseignante en école primaire, mathématicienne et psychologue. Enfant, elle rêvait d’être enseignante, mais, comme elle dit : « l’humain imagine, Dieu décide… ». Et de fait, elle a également travaillé dans les assurances et la publicité.
Elle vit très douloureusement les événements de la guerre dans le pays : en 2014 et l’actuelle invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. Elle travaille actuellement à la rédaction d’un livre dans lequel elle souhaite raconter ce qu’elle a vécu et vu, ainsi que les tragédies vécues par les gens qui l’entourent. « Nous sommes dans l’Histoire, et elle doit à tout prix être documentée », dit l’écrivaine, qui tente d’apporter sa contribution à notre victoire, et de façon plus générale, à la victoire de la paix.
Chacun de nous dans l’univers n’est qu’un atome.
Je le sais. Mais ces yeux, ces deux profondeurs…
Mon Dieu, si tu as besoin de lui comme soldat,
Donne-lui une chance de revenir de cette guerre.
Mon Dieu ! Entraînés dans la folle rotation de la terre.
Peu importent les notions ou les raisons.
Tu sais, s’il se trouve à un pas de la mort.
Fais qu’elle ne remarque pas ce jeune homme !
Derrière le talus des rêves, se taisent des coucous,
Et sous les décombres de la foi, il n’y a pas de soleil.
Mais que les balles et les fusils l’épargnent !
Seigneur, envoie un ange gardien pour veiller sur lui !
Si tout cela est vraiment nécessaire, que peut-être
Il ne soit pas puni par ta main droite ?
Qu’il tire le premier, mon Dieu,
Et… laisse-le partir quand tout sera fini.
Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)
Pour en savoir plus sur le projet Voix de guerre, rendez-vous ici