Voix de Guerre #2 : A Slaviansk, des hommes maintenaient les rails avec des barres à mine pour que le train puisse passer…

Voix de Guerre #2 : A Slaviansk, des hommes maintenaient les rails avec des barres à mine pour que le train puisse passer…

Propos recueillis par Taras Viitchuk (Khpg) / © photo Olexandre Viitchuk

Hanna Mykolayivna et sa famille vivaientt à Sérébrianka, un village du district de Bakhmout, dans la région de Donetsk.


Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)

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Comment la guerre est-elle entrée dans votre vie ?

C’était le 24 février. Le matin, je me suis levée, je voulais habiller ma petite fille pour la conduire à l’école. Je suis sortie dans la cour à 5 heures et demie et j’ai entendu tonner très fort là où se trouvait l’école. J’ai téléphoné à l’institutrice et je lui ai dit : «  Dites-moi ce qui se passe là-bas, parce je dois amener la petite à l’école». Et elle me répond : « Non, ne venez pas, j’ai vu sur internet que c’était l’aérodrome de Kramatorsk qu’ils bombardaient. »

Une demi-heure plus tard, j’ai entendu dire qu’ils s’étaient mis à bombarder de Kramatorsk à Slaviansk. Kremennaïa, Roubejnoié, Lisichansk, Severodonetsk, Popasnaïa. Depuis le début des tirs, le 24, ils ne se sont arrêtés que pendant vingt minutes : ils ont bombardé nuit et jour pendant trente-cinq jours d’affilée. Un jour, un avion qui allait vers Popasnaïa a volé si bas au-dessus de notre maison que ma petite fille est restée longtemps sourde d’une oreille. Dieu merci, à présent, tout va bien.

Où vous trouviez-vous pendant les opérations militaires ?

Nous étions presque en permanence dans la cave. Mon fils avait construit la cuisine en briques en raison du froid. Alors nous nous sommes mis au chaud là, dans la cave. Il nous arrivait d’y dormir.

Avez-vous été témoins de la destruction de bâtiments civils ?

J’ai vu brûler l’usine « Zoria » à Roubejnoié. J’ai vu fumer l’usine de carton… Le feu et la fumée étaient si forts qu’on les voyait à vingt-cinq kilomètres. Après ils ont brûlé la raffinerie de pétrole de Lisichansk : on voyait aussi ça depuis chez nous. Le 6 avril, des soldats ukrainiens sont venus chez nous et ils ont contrôlé nos papiers.

Ils entraient dans chaque maison et contrôlaient les papiers pour voir s’il n’y avait pas des gens venus d’ailleurs dans les caves. Alors je suis allée les trouver et je leur ai demandé : « Qu’est-ce que je dois faire ? Comment faire avec la petite ? C’est dur pour moi avec elle dans la cave : il faut faire à manger, la baigner, ça fait un mois qu’elle n’a pas pris de bain, parce que j’ai peur de commencer à la laver et que ça se mette à tirer et que le toit s’envole. »

En 2014, un obus a explosé sous mes yeux. Les fenêtres ont explosé, les vitres, la moitié du toit a été détruite.

C’était dans le village de Sérébrianka, district de Bakhmout, région de Donetsk. J’avais vu tout cela et j’avais peur que la russie se remette à tirer et j’ai un enfant. J’avais très peur pour ma petite fille.

Lorsque nos gars sont venus, ils ont dit : « Vous comprenez, nous vous le demandons fermement, abandonnez cet endroit, quittez ce village, parce que votre enfant va avoir peur. » Je leur dis : « Je comprends tout cela, mais ça me fait mal au cœur de quitter la maison, parce que j’y ai vécu pendant cinquante ans. » Mais la nuit venue, j’ai décidé que pour ma petite fille, il fallait partir.

Comment avez-vous quitté le village de Sérébrianka ?

C’était le 8 avril, le jour de l’Annonciation. Nous sommes restés très longtemps à Kramatorsk, à la gare : il y avait plus de trois mille personnes, nous attendions le train Kramatorsk-Lvov. Le soir, on nous a dit qu’on pouvait monter et nous avons pris ce train. Vers 8 heures on a dit que le train ne partirait pas. J’étais avec ma petite-fille, mon fils et il y avait avec nous la femme de mon frère avec trois enfants. Lorsque nous avons appris que le train ne partirait pas, la police a dit que nous devions aller dans le parc. Après, nos soldats sont venus et ont dit que la voie ferrée était endommagée, sans doute à Slaviansk ou à Lozovaïa.

Nous sommes restés là. Au bout de quarante minutes, on est revenus nous trouver et on nous a dit : « Montez tranquillement dans le train. » Le voyage a été dur, parce que le train avançait très lentement. A Slaviansk, nous avons vu par la fenêtre du train des hommes qui maintenaient la voie avec des barres à mine pour que nous puissions passer… Nous avions très peur, mais nous sommes arrivés sans encombre, Dieu merci. Le lendemain des roquettes sont tombées à l’endroit où nous avions attendu. Si nous y étions restés, nous ne serions plus là. Il y avait là-bas des gens de Seversk, c’est près de notre village. Ils ont été tués.

Qu’est-ce qu’est devenu votre village ?

Des gens qui étaient restés là-bas m’ont appelée. Notre village a brûlé de fond en comble, il n’est pas resté une seule maison entière. Ils ont brûlé l’école maternelle où je travaillais. Dans cette rue, il y a une maison démolie et toutes les autres ont brûlé. Nous n’avons plus de village.

Vous avez encore quelqu’un à Sérébrianka ?

Il y a peut-être encore dix ou quinze personnes. Rien que des gens âgés, mais il y a encore des bénévoles qui travaillent là-bas. Hier j’ai appelé un garçon qui nous avait aidés à refaire le toit en 2014. Il a dit qu’il allait aider à évacuer tout le monde parce qu’il n’y a plus ni d’eau, ni de lumière ni de produits alimentaires depuis un mois.

Votre petite-fille souffre encore de traumatismes psychologiques ?

Je pense que oui, mais elle se sent mieux. Quand elle est devenue sourde d’une oreille, elle ne dormait pas la nuit, elle avait peur, elle pleurait, se précipitait dans mon lit et se couchait à côté de moi, elle avait un œil qui sautait. Elle avait très peur de cet avion parce qu’il bourdonnait très fort. Alors je lui disais : « Alionka, mange bien vite, mange bien vite, parce qu’il faut que tu ailles dans le petit coin. » Pendant tous les trente-cinq jours, elle avait un petit coin sur le lit là où y avait trois murs, pour que des débris de la fenêtre ne lui tombent pas dessus. J’avais très peur pour elle. Après cela, elle s’est mise à se frotter tout le temps les mains et à beaucoup s’énerver.

Il y a peu de temps, j’ai été avec elle àl’hôpital (elle avait une intoxication). J’ai discuté avec le médecin, il lui a fait une ordonnance pour des vitamines et il m’a dit que si elle continuait à faire ça, il fallait la soigner, parce qu’elle avait un traumatisme. S’il y avait un bruit quelque part, elle disait tout de suite : « Grand-mère, qu’est-ce que c’est ? »

Même quand des voitures passent sur la route, elle regarde et elle dit : « Grand-mère, ce n’est pas les soldats russes qui arrivent ? » Elle continue à en avoir peur.

Quelle était l’attitude envers les russophones dans votre localité ?

Chez nous, on parlait surtout un mélange de russe et d’ukrainien, mais la plupart des gens parlent russe. Ma petite-fille parle très bien les deux langues. Dans le village il y avait beaucoup de gens qui ne parlaient pas du tout ukrainien, mais personne ne leur faisait du mal. Personne n’était obligé à rien. Personne ne méprisait les autres. En 2014 on nous a branché une chaîne russe. La Russie racontait que les bandéristes étaient venus dans le Donbass pour exterminer les russophones. Cette chaîne a tellement fait peur aux gens qu’ils ont cru que les bandéristes étaient venus tuer les russophones et ils ont eu très peur. Ensuite, quand les soldats ukrainiens sont arrivés et qu’ils n’ont fait de mal à personne, ils ont compris que cette chaîne mentait.

A présent, on nous a aussi branché des chaînes russes et on nous a de nouveau dit « Les bandéristes arrivent, il faut les exterminer tous, nous allons tous les éliminer avec des frappes ciblées. »

J’ai regardé la télé et j’ai vu que c’était un militaire qui racontait ça. Alors il y a des gens qui sont restés pour attendre la « paix russe ». Mais quand ils ont vu que la « paix russe » se mettait à leur tirer dessus, alors ils ont quitté le village. Voilà comment ça s’est passé chez nous. Il y a même des gens qui sont venus me voir et m’ont demandé : « C’est vrai qu’il y a des soldats ukrainiens qui sont arrivés chez nous et qu’ils vont nous tuer ? Vous, vous venez bien d’Ukraine occidentale ? » Je suis née dans la région de Lvov, dans le district de Sokolovo, ils me demandaient ça, parce que je connais les gens de là-bas, et moi je leur disais : » Souvenez-vous pour toujours qu’un soldat ukrainien ne vous fera jamais de mal, c’est là-bas que j’ai grandi et je sais que ce sont des gens honnêtes et justes. Ils donneront leur dernier morceau de pain, leur dernière chemise, je les connais, ces gens-là. » Ils m’ont crue et nous avons vécu comme ça pendant huit ans. Nos soldats étaient cantonnés là et mais personne ne leur disait rien de désagréable..

Est-ce qu’il y avait des gens qui attendaient la venue des troupes russes ?

Les gens se posaient des questions. Ils ne savaient pas où aller. Au début, ils ne comprenaient pas qui nous tirait dessus. Mais il y avait aussi beaucoup de gens qui attendaient la russie. Ils disaient même que nous aurions de l’argent russe. Les gens se sont divisés : les uns étaient pour la russie, les autres pour l’Ukraine. Tout était comme ça en février quand la guerre a commencé. Certains disaient : « Les Russes vont venir et ça ira mieux pour nous les prix vont baisser, les pensions augmenter. » 

Ils y ont cru jusqu’à ce qu’ils voient voler les roquettes, qu’ils comprennent de qui venaient les tirs, qui détruisaient Kramatorsk, Lisichansk, Severodonetsk. Beaucoup de gens venaient de là-bas et arrivaient chez nous pieds nus, en guenilles, affamés. Nous avons aidé les personnes déplacées. Il y a même eu un jeune qui est venu chez moi avec femme et enfant. Ils pensaient que la Russie viendrait et que tout irait bien. J’ai parlé avec eux et je leur ai dit : Tu comprends ce qui se passe et de qui viennent les tirs ? » Et lui, il dit : « J’ai tout compris maintenant. »

Comment la guerre a-t-elle changé les idées de la population pro-russe du village ?

Je pense qu’après cette guerre, ils doivent comprendre qui est l’ennemi. Comprendre pas seulement en paroles mais au fond de leur cœur que l’Ukraine est notre terre natale. S’ils veulent être russes, ils n’ont qu’à partir en Russie. Mais s’ils vivent en Ukraine, qu’ils comprennent que c’est la Russie qui nous a attaqués et pas l’Ukraine qui a commencé à tirer. Où est la logique ? L’Ukraine ne tire pas sur ses citoyens, elle ne tue pas les enfants, c’est la Russie qui a attaqué et qui bombarde. Je pense qu’après cette guerre et toutes les horreurs qu’ils ont vues, ils comprendront tout. Je pense que tout ira bien.


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