Voix de guerre #25, Valentina Torgonska : « Je connaissais des gens qui sont morts dans les caves de Borodyanka »

Voix de guerre #25, Valentina Torgonska : « Je connaissais des gens qui sont morts dans les caves de Borodyanka »

Valentina Torgonska, une habitante de Borodyanka, se cachait dans une cave avec d’autres personnes lorsqu’un obus a explosé près de leur immeuble. Au crépuscule de sa vie, elle a perdu son logement et ne sait pas ce qui va lui arriver.

Je suis Valentina Fedorivna Torgonska, je suis née le 15 décembre 1953.

Je vivais seule dans l’appartement 30 de cet immeuble, depuis sa construction. J’ai élevé seule mes deux enfants. C’était difficile, mais tout au long de ma vie, j’ai équipé mon appartement et lorsque je suis partie en retraite, j’avais tout ce qu’il faut chez moi. Et puis le malheur s’est abattu sur notre Borodyanka

Je suis Valentina Fedorivna Torgonska, je suis née le 15 décembre 1953.

Je vivais seule dans l’appartement 30 de cet immeuble, depuis sa construction. J’ai élevé seule mes deux enfants. C’était difficile, mais tout au long de ma vie, j’ai équipé mon appartement et lorsque je suis partie en retraite, j’avais tout ce qu’il faut chez moi. Et puis le malheur s’est abattu sur notre Borodyanka


Vous attendiez-vous à une guerre totale ?

Je n’y croyais pas du tout. Je lisais pourtant la presse, je regardais Youtube, ils disaient qu’il y aurait une offensive le 15 février, mais je n’étais absolument pas d’accord avec ça. Non ! Comment était-ce possible ? Le 15 est arrivé… Et rien ne s’est passé. Après, ils ont dit que ça serait le 20, et moi, j’ai dit : « mais non, c’est impossible ! ». On a attendu. Le 20, toujours rien. Et le 24 au matin, ils nous ont attaqués. Ça a été un choc.

Comment s’est passé le premier jour de la guerre ?

Ma fille aînée m’a appelée et m’a dit : « Maman, ils nous attaquent. Ils sont entrés par le Bélarus et ils arrivent ». Ils sont passés par les villages de Shybene, Berestyanka, ils voulaient aller jusqu’à Kyiv. Mais comme ils ont été arrêtés avant, ils ont fait demi-tour et c’est comme ça qu’ils sont entrés dans Borodyanka. Je ne pensais pas qu’ils passeraient par notre village.

Quand sont apparus les premiers tanks ?

C’était le 26 février. On a un lotissement, qui s’appelle « Stariki » ils ont jeté une bombe qui a entièrement détruit un immeuble, faisant 6 morts. Et puis ils ont commencé à aller et venir, et à bombarder les immeubles. Au début, j’étais dans une autre cave. Notre immeuble est au numéro 324, et moi j’étais dans la cave du 332. On était là, et ont entendait les tirs d’armes automatiques : « tuk-tuk-tuk-tuk-tuk… ».

Vous restiez dans la cave jour et nuit ?

Le jour on en sortait, pour se changer, aller chercher de la nourriture. Et après 18h, on redescendait à la cave.

Avez-vous envisagé d’évacuer ?

Non, parce que je ne pensais pas qu’ils iraient jusque là, qu’il y aurait des bombardements aériens. Que des tanks allaient tirer sur des immeubles d’habitation. Ici à Borodyanka, il n’y a aucun site stratégique, rien, juste des infrastructures civiles. On n’aurait jamais pu imaginer qu’ils allaient exterminer la population civile. Le 1er mars, l’électricité a été coupée. Ma fille cadette a dormi dans mon appartement dans la nuit du 27 au 28 février. Comment dormir dans une cave avec un enfant en bas âge ? Lorsque l’électricité a été coupée, ma fille aînée l’a accueillie chez elle. Elles étaient en train de préparer à manger. Mon gendre était coordinateur : il se mettait sur son balcon, comptait les véhicules qui passaient et transmettait les informations aux nôtres. Il ne descendait jamais à la cave. Mais ce jour-là, il a reçu un appel urgent : on lui a dit de descendre. Ils venaient tout juste de se mettre à l’abri qu’un obus est tombé sur l’immeuble voisin, dont toute une partie a été complètement détruite, et leur immeuble a été également touché. Ils se sont précipités hors de la cave avec les deux enfants et ont couru avec d’autres personnes vers les champs. Mon gendre m’a dit qu’il avait eu très peur. L’odeur de la guerre, quand tout brûle, les cadavres… La voiture de ma fille, qui était garée près de l’immeuble, a pris feu : il ne restait que la carcasse et les jantes. La voiture de mon gendre est restée intacte, parce qu’elle était dans le garage. Il l’a sortie, a pris les enfants, et ils sont partis dans le village voisin de Zagaltsy. Quant à moi, après la frappe aérienne, je suis descendue à la cave, mais vers 20h10-15, un obus a explosé près de notre immeuble.

Je ne peux pas trouver les mots pour décrire ce fracas. C’était horrible ! La façade a explosé, ça a fait une poussière épaisse, on ne voyait plus rien. On était entre 12 et 15. On pensait que c’était la fin, qu’on était enseveli.

Quand ça s’est un peu calmé, on a cherché à sortir de là. Il y avait deux sorties, de chaque côté. Les gens ont réussi à sortir, et chacun est parti de son côté, mais avec ma voisine, nous sommes restées, parce que nous n’avions nulle part où aller. Nous y avons passé la nuit, et le 2 mars, j’ai pu entrer en contact avec mes enfants qui m’ont dit qu’ils allaient contacter la Défense territoriale pour qu’ils viennent me chercher. Le soir, Michkine, un membre de la Défense territoriale, est entré dans la cave et a crié : « Il y a quelqu’un ? ». « Oui », lui ai-je répondu, et il nous a fait sortir. Moi il m’a emmenée auprès de mes enfants, et il a emmené ma voisine dans l’école maternelle de Zagaltsy, où un point de rassemblement était organisé, et à partir duquel les gens étaient emmenés vers l’ouest. Voilà comment ça s’est passé. Je suis restée là-bas 3 jours, et puis on nous a emmenés dans la région de Khmelnytska. Ma fille était partie plus tôt en voiture en Transcarpatie, avec son mari et ses enfants. Ils y ont passé une semaine, et puis il les a emmenés à la frontière et lui-même est revenu à Teofipol, où vivent ses parents. Nous avons passé presque deux mois là-bas. Borodyanka a été libéré le 31 mars-1er  avril, et nous, nous sommes revenus le 27 avril.

Dans quel état est votre immeuble ?

Oh, que dire… L’immeuble que vous avez pris en photo est en ruines. Chez moi, au 4e étage, les murs porteurs ont été touchés. Les parois sont tombées, et toutes mes affaires, mes meubles, tout a été endommagé. Et les seules choses restées intactes ont été volées par les maraudeurs, les pilleurs, et tous ceux qui entraient dans les appartements. J’avais construit mon intérieur tout au long de ma vie, et sur mes vieux jours, je me retrouve sans rien. Ni logement, ni fourchette, ni cuillère. On a pu racheter certaines choses d’occasion, on se débrouille. Aujourd’hui, je vis dans la maison de ma sœur cadette, au 2 rue Semachko. Elle est à l’étranger, avec sa fille et ses deux petits-enfants. Ma sœur vit en Allemagne et sa fille en Italie. Où irai-je, quand elles reviendront ? Je n’ai nulle part où aller.

Immeuble en ruines à Borodyanka

Quels autres crimes ont été commis par les militaires russes contre la population civile ?

J’ai entendu raconter des choses, mais je n’ai rien vu moi-même, nous restions le plus souvent dans la cave. Nous les entendions juste tirer, se déplacer ici et là. Ils ont fait sauter un immeuble. Une de mes amies était dans une cave rue Semachko, on leur a dit qu’un homme avait été abattu.

Le père d’une amie de ma fille s’est fait tirer dessus, alors qu’il circulait en voiture. Il était sorti pour aller nourrir ses chiens, et ils ont tiré sur sa voiture.

Dans l’immeuble près de chez ma fille, des gens ont été ensevelis. Je connaissais des gens qui sont morts dans cette cave. Artem, de l’appartement voisin, est porté disparu. Personne ne sait où il est. Sa grand-mère vivait au 371, où deux allées ont été complètement détruites. Elle est recherchée elle aussi, mais elle est sans doute morte dans la cave. Je me dis qu’Artem était peut-être aussi avec elle.

Quels sont vos projets pour la suite ?

Continuer à vivre, mais je ne sais plus à quelles portes frapper. Où vivre ? Où chercher un logement ? Où ? Je ne sais pas. Il y a des investisseurs qui viennent ici, et les autorités locales leur disent : « donnez-nous de l’argent, et on reconstruira ». Ils paient, mais l’argent disparaît. Ça fait tellement longtemps qu’on se bat avec notre administration locale ! Ici, on a un maire par intérim. Avant la guerre, le maire avait été renvoyé, et on a un maire par intérim. Mais pendant l’occupation, il ne s’est même pas occupé de l’évacuation des gens, il a juste fui, et aujourd’hui, il est là, à accueillir les délégations et demander de l’argent.

Vos sentiments à l’égard des Russes ont-ils changé ?

Oui ! Ils ont beaucoup changé. Ce ne sont pas des humains, on ne peut pas parler avec eux. J’avais une amie, de Khabarovsk. Elle a vécu ici plus de 20 ans avec son mari, qui était originaire de Borodyanka, et qui est mort il y a 5 ans. L’été, ils venaient toujours passer 3 ou 4 mois ici. Elle voyait bien comment ça se passait ici, qu’il n’y avait rien de mal, aucun fanatique de Bandera ! Aujourd’hui, elle vit à Khabarovsk. Elle m’a appelée.

Je lui ai dit : « Dis-moi, pourquoi vous n’allez pas manifester ? Ici nos immeubles sont bombardés ». elle m’a répondu : « Mais non, nous on est pour Poutine ».

Je lui ai dit : « Liouba, après cette discussion, je ne parlerai plus jamais avec toi. Je ne veux plus te connaître. Ne m’appelle plus et ne m’écris plus ». Ensuite, elle s’est de nouveau mise à m’envoyer des informations disant que tout ça, c’est la faute de l’Amérique, de l’OTAN. Que si eux [les Russes] n’avaient pas attaqué les premiers, l’OTAN les aurait attaqués. Je n’utilise jamais de mots grossiers, mais ce jour-là, j’en ai utilisé beaucoup ! Je lui ai dit : « Je ne te connais plus ! Tu es morte pour moi, c’est tout ! ». Voilà quels sont mes sentiments à l’égard des Russes qui soutiennent Poutine. Il y a bien sûr des gens qui nous soutiennent, mais dans leur majorité, c’est comme ça.

Valentina Torgonska

Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)

Pour en savoir plus sur le projet Voix de guerre, rendez-vous ici