Chroniques de la Russie qui proteste // 06 – 13 janvier 2024
En Russie, depuis le début de la guerre en Ukraine, la société est profondément divisée face à l’agression des troupes russes. Alors que certains soutiennent fermement les actions du gouvernement, d’autres manifestent courageusement leur opposition à la guerre et à l’intervention militaire russe dans les affaires ukrainiennes.
Ce projet de publication a pour objectif de documenter ces protestations en publiant des chroniques hebdomadaires en utilisant les réseaux sociaux comme source principale d’information. Nous espérons offrir un aperçu de la dynamique interne de la société russe en temps de guerre, en mettant en lumière les voix et les moyens d’expression de ceux qui se dressent contre la politique étrangère de leur gouvernement.
« C’est une affaire classée »
Le 9 janvier a eu lieu l’audience en appel contre les mesures préventives prises à l’encontre d’Evguenia Berkovitch et Svetlana Petriïtchouk, accusées d’ « apologie du terrorisme ». La cour a laissé la mesure préventive inchangée : la détention provisoire a été prolongée jusqu’au 10 mars. Ievguenia Berkovitch s’est exprimée devant le tribunal Zamoskvoretski de Moscou en vers. La transcription de son discours a été publiée par la journaliste et politicienne Marina Litvinovitch : « Je fais l’objet d’une enquête en Russie. Et même si je le souhaite, je ne peux pas échapper à ses filets. Mais j’ai aussi deux enfants malades, qui se retrouvent une nouvelle fois privés de leur enfance. 16 ans d’orphelinat au total pour deux. Une maison, la sécurité, une maman. Ne pouvez-vous donc pas cesser de me torturer et les torturer, eux ? Juste ne pas nous torturer, ce serait déjà beaucoup ».
La ville parle
Le 10 janvier, à Saint-Pétersbourg, des activistes ont réalisé une manifestation artistique. Ils ont dessiné des inscriptions anti-guerre sur des surfaces de givre et de neige : «Non à la guerre », « No war », « Free Navalny », « Paix ».
À Krasnodar une action spontanée de protestation a eu lieu : des habitants ont appliqué des autocollants portant la légende « Russie ! Ramène les mobilisés à la maison » sur des barrières, des murs de maisons et des vitres de voitures. Des dessins d’enfant servent de fond à la légende : sur l’un d’eux une femme étend les bras pour enserrer un homme en uniforme militaire.
Le mouvement démocratique de la jeunesse « Vesna » [Printemps] a publié de nouvelles photos d’activités anti-guerre s’étant déroulées dans la république de Carélie, à Kourgan, à Saint-Pétersbourg et à Moscou.
L’action « Ruban blanc » a reçu le soutien des parents de mobilisés et du mouvement « La force douce » : ils ont appelé les gens à décorer les sapins du Nouvel an de leurs villes respectives avec des rubans blancs. Ceux-ci devaient comporter des inscriptions en signe de soutien au retour des hommes envoyés à la guerre.
Le mouvement pacifiste anti-guerre « Ruban vert» a publié des photos d’une de ses action dans les rues de Moscou
et de Tcheliabinsk :
Les activistes du mouvement ont mené l’action « Du sang sur les mains », badigeonnant des affiches de propagande gouvernementale avec de la peinture rouge comme symbole du sang versé.
Piquets et rassemblements
Le 6 janvier, des actions de contestation ont été organisées en Russie par les épouses et les mères des mobilisés.
À Moscou, des militantes du mouvement « Put’ domoï » [Le Chemin du retour] ont déposé des fleurs sur la Tombe du Soldat Inconnu et ont organisé des piquets individuels près des bâtiments du ministère de la Défense, de l’administration du Président de la Fédération de Russie et de la Cour suprême. Elles étaient vêtues de foulards blancs en référence au mouvement des « Mères de la place de Mai », qui rassemblait des femmes argentines en lutte pour le retour de leurs proches réprimés par la junte.
Extrait de l’annonce de l’action : « Il s’agit d’une action de chagrin et de refus. De chagrin pour nos soldats tombés au combat et de refus d’accepter leur sort. Rappelons-nous pour quelle raison on a construit des monuments commémoratifs. Pour préserver la mémoire et prévenir de nouvelles tragédies. »
A Saint-Pétersbourg, cinq épouses et mères de personnes mobilisées, vêtues de foulards blancs, ont déposé des fleurs devant la Flamme éternelle, sur le Champ de Mars. Elles avaient lié leurs œillets rouges avec un ruban blanc portant l’inscription : « Femmes pour la vie ! »
Lors d’une conversation avec des journalistes, elles se sont déclarées favorables au retour rapide des personnes mobilisées, mais ont annoncé ne pas s’attendre à ce que les autorités répondent à leurs demandes. Avec des actions hebdomadaires en faveur de la démobilisation, ces femmes cherchent à attirer l’attention de leurs concitoyens sur le fait que, outre des militaires professionnels, se trouvent aussi dans les tranchées des centaines de milliers d’ouvriers, d’électriciens, de médecins et d’enseignants de la veille.
L’action de Voronezh organisée par des épouses de mobilisés appartenant au mouvement “Put’ domoï” s’est également terminée par le dépôt de fleurs à la flamme éternelle.
“A Belgorod, des civils meurent sous les bombardements, alors que dans les villes et villages de toute la Russie des pokhoronki (avis de décès) arrivent du front. Des hommes des plus ordinaires, à la place desquels n’importe qui pourrait se trouver”, ont rappelé les proches des mobilisés la veille de l’action. Ils ont appelé les habitants du pays à ne pas rester indifférents à la douleur commune et à exiger que les civils ne soient pas impliqués dans les hostilités.
Sur la Place Rouge de Moscou, un homme non identifié a crié « Gloire à l’Ukraine » et « Les voix dans ma tête sont du côté de l’Ukraine ». Dans la vidéo, on entend des voix en dehors du champ crier « Gloire à la Russie ! ». La police a arrêté le militant.
À Moscou, Sergueï Kozlov a organisé un piquet de soutien aux prisonniers politiques près de la tombe du soldat inconnu dans le jardin Alexandre. Les forces de l’ordre en civil ont photographié l’affiche et dressé un procès-verbal.
Le 6 janvier, une série de piquets solitaires a eu lieu à Novosibirsk. Le militant Rashid Zamanov tenait un portrait de la journaliste Maria Ponomarenko, reconnue coupable d’avoir diffusé des « fausses informations » sur les forces armées, qui a été condamnée à six ans de prison en février 2023 pour un article sur les personnes tuées à Marioupol.
Le militant Alexandre Pravdine, du village de Siversky, dans la région de Leningrad, a manifesté dans la rue avec une affiche « Liberté pour Vladimir Kara-Murza ».
Plus tard, il a tenu un piquet en soutien aux prisonniers politiques Yevgueniï Berkovich et Svetlana Petriichuk. Sur son affiche figure une citation du discours de Berkovich au tribunal : « En tant que citoyens, nous comptons sur “L’heure du tribunal », mais à chaque fois, c’est le Jour de la marmotte« .Le 8 janvier, Magomed Magomedov, rédacteur en chef de « Chernovik », a organisé un piquet dans la capitale du Daghestan, Makhachkala, pour soutenir son collègue Abdulmumin Gadjiyev, qui a été reconnu par l’organisation « Memorial » comme prisonnier politique.
Détournements et sabotages
Le 11 janvier, un bâtiment du 70e régiment de fusiliers motorisés de la Garde dans la ville de Chali (République de Tchétchénie) a brûlé. L’incendie a détruit tous les documents à l’intérieur du bâtiment, ainsi que les voitures garées à côté. Des soldats sous contrat de toute la Russie sont amenés dans cette ville. Les soldats de ce régiment ont refusé de participer à la guerre en mai 2022.
Persécutions et poursuites judiciaires
Daria Kozireva, étudiante à l’université d’État de Saint-Pétersbourg, a été expulsée de l’université après qu’une procédure administrative pour « diffamation » a été engagée en décembre dernier à la suite d’un post dans lequel elle critiquait la guerre et les lois répressives. Mme Kozireva a déclaré que c’était là la raison de l’expulsion, l’université, elle, s’est référée à la clause de sa charte sur l’inadmissibilité de la violation de la législation russe.
Le 13 janvier, lors d’une session du tribunal ecclésiastique, Alexei Ouminski, l’ancien abbé de l’église moscovite de la Trinité vivifiante à Khokhy, a été démis de ses fonctions au ministère. Auparavant, il avait été démis de ses fonctions d’abbé et interdit de ministère en raison de ses positions anti-guerre.
Culture
Le mouvement « Réveille-toi ! » a publié une sélection de poèmes anti-guerre de l’artiste Vladimir Kouznetsov de Penza.
Autre
Les journalistes du journal “Viorstka” [Mise en page] ont étudié les données de sociologues indépendants et pro-Kremlin. Ainsi, le nombre de Russes favorables à une fin rapide de la guerre contre l’Ukraine sans atteindre les « objectifs de l’Opération Militaire Spéciale » a dépassé pour la première fois le nombre de partisans de la guerre « jusqu’au bout ».
De plus, les Russes pensent que la guerre a un impact négatif considérable sur leur vie. C’est ce que confirment les enquêtes sociologiques menées dans l’intérêt de l’administration présidentielle. Une source de « Viorstka »a rapporté que 80 % des Russes ne veulent pas participer aux manifestations contre la guerre. Seuls 10 % des personnes interrogées sont prêtes à protester ouvertement.
Les participants au mouvement « Réveille-toi ! » ont créé un site « Le calculateur de guerre », où chacun peut calculer ce à quoi les fonds dépensés par le gouvernement russe pour la guerre contre l’Ukraine auraient pu servir. Le site génère un ensemble d’avantages sociaux et de biens civils dans un ordre arbitraire.
« Les autorités prévoient d’allouer près de la moitié du budget de l’État de l’année 2024 à la défense et à la sécurité. Au moins 40 % des régions russes ont lancé de nouvelles productions de drones de combat. Ces entreprises produisent déjà 2 500 appareils par mois et planifient de multiplier les volumes par dix. Proposons ensemble où l’argent pourrait être dépensé », écrivent les auteurs du site.
Le projet Chroniques de la Russie qui proteste est réalisé en commun par l’Association Memorial, Le groupe de défense des droits humains de Kharkiv, Memorial Italia, Memorial Deutschland, Memorial CZ, Memoriał Polska et ADC Memorial.
Ont participé à l’élaboration de la version française : Apolline Collin, Marie-Claude Farison, Hélène Gauthier, Adrien Barre, Clémence Brasseur et toute l’équipe de traducteurs bénévoles de l’association Mémorial France. Remerciements à Riva Evstifeeva et Emilia Koustova pour leur travail de coordination et de relecture.
© Memorial / © Memorial France pour la version française.