Voix de guerre #32 : Darryl Patrick Loveless. Un bénévole américain à la morgue de Bucha (Ukraine)
Patrick Loveless est venu à Bucha immédiatement après la libération de la ville par l’armée ukrainienne : il a aidé à trier les corps à la morgue de Bucha, a vu et ressenti les conséquences de ce que les Russes avaient fait. Il a été tellement frappé par ce qu’il a vu qu’il ne peut pas l’oublier.
Je suis Darryl Patrick Loveless. Je viens de l’Arkansas, aux États-Unis. L’année dernière, j’étais ici à Bucha en avril. Juste après le départ des Russes de la région. J’ai travaillé à la morgue, pour la police ukrainienne et pour la Division de recherches criminelles de la « Gendarmerie nationale ».
J’ai travaillé dans les morgues. J’ai vu de mes propres yeux les atrocités commises par les Russes. C’était vraiment difficile. Mon travail consistait à extraire les corps non identifiés de la remorque. Quand ils arrivaient dans des remorques, nous les enlevions et les emmenions dans une tente pour qu’ils soient autopsiés par les médecins français et ukrainiens. J’ai pu constater de mes propres yeux les dégâts causés par les soldats russes qui occupaient la région. Ils ont tué des individus de différentes manières et les ont torturés de différentes manières. Marques de ligature sur les mains. Blessures par balle. Blessures par éclats d’obus. Les Russes ont posé de nombreuses mines par ici et partout dans les parcs pour enfants. Dans les églises et dans les rues, partout où les gens passent. Partout où ils pourraient blesser quelqu’un.
Des centaines de personnes sont passées entre nos mains. C’était vraiment difficile. Les familles étaient présentes.
Beaucoup de personnes n’ont pas pu être identifiées parce qu’elles étaient restées dehors, dans les intempéries pendant si longtemps qu’on ne pouvait pas les reconnaître. Donc, l’équipe française fait venir son spécialiste de l’ADN, pour pouvoir essayer de découvrir qui ils étaient. Nous recevions environ 14 corps par jour, en plus des 2 à 300 que nous avions déjà dans les camions réfrigérés.
Les gens étaient enterrés dans leurs jardins. Nous avons vu des tombes où des personnes ont été tuées et enterrées dans leur propre jardin. Personnellement, j’ai parlé à des membres d’une famille. Ludmilla, son mari, a été abattu par un sniper russe. Juste pour être sorti. Juste être à l’extérieur. Ils l’ont vu, et ils l’ont tué. C’était terrible. C’est probablement la chose la plus difficile que j’ai jamais eu à faire. Je suis un ancien combattant aux États-Unis. J’ai vu, vous savez, des victimes de guerre et des dommages collatéraux, etc. Et ce qui se passe en temps de guerre. Mais cela ne ressemblait à rien de ce que j’avais vu. Et rien que le nombre et le volume de personnes qui ont été tuées et assassinées, je veux dire que c’étaient des homicides.
Je suis resté ici pendant un peu plus d’un mois. Nous travaillions de 12 à 14 heures par jour. Juste pour essayer de comprendre et de déterminer comment ces personnes avaient été tuées, quel type de munitions, etc. La majorité des victimes que j’ai vues étaient des femmes et des personnes âgées. Très peu d’hommes en âge de servir. Pour la plupart, c’étaient des personnes âgées. Femmes et enfants. C’était terrible. Il n’y avait aucune raison pour que ces personnes soient tuées. La plupart des blessures étaient des blessures par balle à la tête. Blessures liées à des exécutions. Ce n’est pas par hasard qu’ils se sont retrouvés fauchés, alors qu’ils auraient été dehors au milieu de soldats qui combattaient. C’étaient clairement des exécutions, des meurtres et des tortures. Beaucoup de dégâts ont été causés aux corps. Des gens brûlés vifs, des individus entiers simplement consumés. Exactement comme ils l’étaient. On leur a versé de l’essence et on y a mis le feu. Cela ne ressemblait à rien de ce que j’avais vu.
En discutant avec certains des employés de la « Gendarmerie », j’ai su qu’ils cherchaient des résidus explosifs afin de déterminer quel explosif, et où il a été fabriqué. Ils ont pu découvrir que la plupart des munitions extraites des corps étaient fabriquées en Russie. Des munitions russes provenant de soldats russes.
Cela fait un an. Je vois toujours ces gens dans mon sommeil. Je rêve encore de ce genre de choses. Cela m’a changé pour toujours. La chose la plus difficile que j’ai eu à faire de ma vie a été d’aider un membre de ma famille à monter dans un camion réfrigéré afin qu’il puisse examiner des sacs remplis de cadavres pour essayer de déterminer où se trouvait son proche.
Des fosses communes. C’était très intense, très déchirant. Et, comme je l’ai dit, cela fait un an, mais tu ressens toujours la douleur.
Ma femme Sarah et moi avons récemment déménagé en Ukraine. Pas l’année dernière, mais il y a quelques semaines. Nous cherchons à obtenir le statut de résident. Nous aimerions rester dans le pays et soutenir l’Ukraine de toutes les manières possibles. J’enseigne actuellement l’anglais au lycée MAUP de Kiev, qui est une très grande université financée par le secteur privé. Je travaille avec des élèves de quatrième, sixième, 10e et 11e années qui apprennent l’anglais. Des gens formidables. Ma femme est psychologue. Elle prépare sa maîtrise en ce moment. Elle travaille actuellement pour une entreprise en Amérique. Via Internet, en ligne. Mais nous avons fait le choix de revenir depuis l’année dernière. J’ai dû alors partir subitement, mais je ne voulais pas. Et je sens que j’ai un lien avec Bucha et avec les gens d’ici. C’est une ville magnifique. Et nous avons décidé, au lieu de simplement venir, de déménager ici. Nous sommes donc arrivés ici il y a environ trois semaines, le 2 mai nous sommes arrivés à Kiev. Et nous avons un appartement ici à Bucha, et je suis allée dans de nombreux endroits, à la morgue et dans d’autres endroits où j’étais allé la dernière fois et, vous savez, j’ai toujours l’impression que je peux encore sentir l’odeur de la mort dans l’air.
Je peux encore sentir l’odeur de brûlé, même si cela fait un an. Et je sais que ce qui m’est passé par la tête est toujours là. Ce que j’ai vu à Bucha, l’année dernière. Eh bien, c’est gravé à jamais dans mon esprit. Je n’ai jamais rien vu de tel. C’est difficile. Les personnes qui ont commis ces crimes, les soldats russes qui étaient là, doivent être tenus responsables. Vladimir Poutine doit être tenu responsable. Parce qu’en fin de compte, ça s’arrête à lui. Il est, vous savez, le commandant en chef des forces armées russes, et il est tout aussi responsable de ce qui s’est passé que n’importe quelle autre personne présente.
Comme je l’ai dit, nous avons déménagé ici. Nous avons déménagé à Bucha. J’adore cette ville. J’adore Bucha. C’est incroyable.
Les gens d’ici sont tellement merveilleux. Les Ukrainiens sont les personnes les plus fortes que j’ai rencontrées de ma vie.
Et ils font un travail fantastique sur le champ de bataille, et je me suis senti attiré par cet endroit. Leur force me donne de la force. Et je veux simplement soutenir l’Ukraine et soutenir Bucha et ma communauté de toutes les manières possibles. Qu’il s’agisse d’enseigner l’anglais, de combattre, d’aider à reconstruire ou de transporter des médicaments sur les lignes de front… De quelque manière que ce soit, je veux servir l’Ukraine. C’est pourquoi je suis ici. Je suis heureux de pouvoir être ici, de m’enraciner avec de ma femme et de faire de l’Ukraine mon foyer. Слава Україні!
Peu de personnes dans le monde doivent travailler 14 heures par jour au traitement des données des victimes non identifiées de meurtres qui n’auraient jamais dû se produire. Mais, vous savez, tout ce que j’ai vu indique à 100 % que l’armée russe a assassiné tant de civils ici. Comme je l’ai dit, il s’agissait de personnes âgées, de femmes et de filles de 14 ans. Je veux dire, devoir sortir une fille de 14 ans d’un sac mortuaire avec son visage presque méconnaissable, savoir qu’elle était jeune et devoir la mettre sur une table et la voir être autopsiée, c’est… Waouh… Je veux dire, c’est… On n’oublie jamais quelque chose comme ça. Sa vie a pris fin si jeune, mais ce n’était qu’un des nombreux enfants et jeunes adultes que j’ai vus sur cette table. Comme je l’ai dit, avec des signes évidents d’abus, de torture, de blessures par balle et de mines aveugles qui, vous savez, chaque zone, chaque terrain de jeu, etc.
Je veux dire, vous savez, marcher sur une mine dans un terrain de jeu, ça ne devrait jamais arriver.
Beaucoup de personnes dans les médias disent que c’est faux, puis les Russes diront que c’est faux. Ce n’est pas faux. Je l’ai vu de mes propres yeux. Je ne peux pas vous dire combien de corps j’ai vu. Nous en recevions tellement chaque jour. Les corps de gens qui n’étaient pas dans l’armée, qui étaient des gens ordinaires. Vous savez, des personnes âgées de 65 à 85 ans. Ils ne constituaient clairement aucune menace, mais ils ont été assassinés chez eux par l’armée russe. Et les preuves ont été documentées par la gendarmerie et la police nationale en Ukraine. Ils ont tout documenté. Tous les meurtres.
Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)
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