Voix de guerre #46, John Hall, universitaire américain : « Un génocide culturel est difficile à prouver »
John Hall a passé neuf semaines en Ukraine et il en a tiré des conclusions inattendues.
Je m’appelle John Hall. Je suis professeur de droit à la Fowler School of Law à Orange, en Californie.
Je suis venu en Ukraine pour travailler comme volontaire au sein du Groupe de défense des droits humains, mais aussi pour collecter des éléments pour mon propre travail scientifique sur la destruction du patrimoine culturel.
J’enseigne le droit international et le droit de l’art. Depuis un travail que j’ai effectué au Cambodge il y a plusieurs années, je m’intéresse beaucoup à la question de la destruction du patrimoine culturel et des biens culturels. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt des travaux sur la destruction systématique de la culture ukrainienne par les occupants russes. J’ai souhaité faire des recherches sur ce sujet et espère publier les résultats de mes observations.
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Quel est le problème avec la notion de « génocide »
La question du génocide culturel est à la fois très intéressante et très controversée. Lorsque le génocide et la Convention sur le génocide ont été discutés pour la première fois, le projet comportait alors trois éléments clés qui suivaient les idées de Lemkin, à savoir le génocide physique, le génocide biologique et le génocide culturel. Finalement, le génocide culturel a été abandonné pour la convention sur le génocide. Il n’est pas non plus inclus dans la définition du génocide de la CPI.
On se trouve donc dans une situation où le génocide, le « crime de tous les crimes », fait uniquement référence au meurtre de masse d’un groupe de de personnes, en tout ou en partie, aux crimes violents contre les membres de ce groupe et à la mort biologique de ce groupe. Mais la destruction de la culture d’un groupe particulier de personnes, en tout ou en partie, ne fait pas partie de la convention sur le génocide. Cette idée reste très controversée depuis lors.
Ainsi, par exemple, la destruction d’un musée pendant une guerre est traitée de la même manière qu’il s’agisse d’une destruction délibérée d’un bâtiment dans le cadre d’une campagne militaire ou d’une tentative d’anéantissement de la culture. Mais ces deux choses sont évidemment très, très différentes.
L’existence d’un crime de génocide culturel impliquerait une responsabilité juridique plus lourde et un aspect subjectif accru du crime. Autrement dit, il faudrait prouver que cet événement particulier, ce crime, cette destruction d’une église, d’un musée d’art, d’archives, faisaient partie d’une tentative génocidaire d’effacer la culture, et qu’il ne s’agissait pas seulement d’une destruction accidentelle de biens culturels.
Mon expérience au Cambodge a montré que les gens ont été indignés quand, au tribunal de Phnom Penh, les accusés n’ont pas été inculpés de génocide dès le départ. Les gens étaient furieux que le massacre de millions de Cambodgiens n’ait pas donné lieu à des accusations de génocide.
Cela est dû au fait que la définition juridique du génocide est, comme nous le savons, limitée. Je suis très favorable à l’élargissement de la définition du crime de génocide afin d’y inclure explicitement la destruction du patrimoine culturel dans l’intention de détruire une culture entière, en tout ou en partie.
Que peuvent être les preuves de la destruction d’une culture ?
Je pense que la chose la plus importante que les organisations puissent faire à l’heure actuelle est de recueillir des preuves. Nous en sommes maintenant au stade de la documentation de ce qui est en train de se passer. Et c’est important pour plusieurs raisons.
Cela prépare le terrain pour les futurs procès qui seront menés par la CPI ou par le parquet en Ukraine. Si nous documentons ces faits aujourd’hui, nous nous assurons que les Russes et Poutine ne pourront pas prétendre par la suite qu’il s’agit d’une exagération, ou que cela ne s’est jamais produit. Ou encore qu’il s’agit d’un accident, ou que c’étaient de mauvais acteurs.
Nous devons absolument recueillir des preuves de l’ampleur et du caractère systémique des crimes commis. C’est là le plus important. L’étape suivante sera l’engagement de poursuites pénales.
Il sera très difficile de prouver l’intentionnalité de la destruction des biens culturels en Ukraine. Bien entendu, la défense fera valoir qu’il s’agissait d’un accident. Que la cible était en réalité une cible militaire. Qu’il s’agit d’une destruction accidentelle du patrimoine culturel. Ou bien que les Ukrainiens avaient des unités militaires à proximité du site [du patrimoine culturel].
Mais la guerre en Ukraine montre clairement que l’armée russe s’en prend délibérément au patrimoine culturel ukrainien. Le musée Skovoroda est probablement l’exemple par excellence, parmi tous les lieux que nous avons visités.
Il s’agissait d’un musée situé dans la maison ayant appartenu à ce poète et philosophe ukrainien du XVIIIe siècle. Le bâtiment, touché par des missiles russes en 2022, se dresse au beau milieu d’une forêt. Il est très éloigné de tout autre bâtiment. Il n’y avait aucune installation militaire ni aucune cible à proximité, et les petits villages les plus proches se trouvaient à plusieurs centaines de mètres de là.
Il n’y avait rien sur ce territoire, à part ce bâtiment entièrement détruit par des missiles russes en mai 2022. C’était très loin des lieux où se déroulaient les combats.
Par conséquent, il pourrait s’agir soit d’un accident, ce qui semble plutôt insensé, soit d’une attaque délibérée contre cet élément très important du patrimoine culturel ukrainien.
« J’ai été choqué par l’ampleur des crimes »
À l’époque où j’étais avocat, on nous enseignait à être impartiaux, à essayer d’examiner une situation juridique avec une certaine distance, sans avoir à choisir un camp. Même si, en tant que militants des droits humains, nous avons toutefois tendance à prendre parti.
Mais j’ai été choqué par l’ampleur des crimes commis par les Russes pendant l’occupation. Il ne s’agit pas seulement d’un mauvais comportement de soldats en situation de combat ou d’après-combat. Il s’agissait là d’une maltraitance systématique à l’égard du peuple ukrainien.
Viols de masse, viols d’enfants, meurtres en masse, destruction délibérée de bâtiments et d’infrastructures civils. Il ne s’agissait pas de cas exceptionnels. C’était partout. Partout où il y a eu une occupation russe, en particulier après l’invasion de 2022, les gens ont été maltraités.
J’ai parlé avec des victimes, par exemple avec une femme âgée dans un village près de Boutcha. Elle m’a raconté que les Russes tiraient au hasard sur les gens lorsqu’ils les voyaient dans les rues. Elle, son mari et la plupart de ses voisins ont donc passé plusieurs mois dans les caves.
Son mari apportait de la nourriture à une voisine âgée lorsqu’un Russe l’a abattu. Son corps est resté dans la rue pendant plus de deux semaines avant qu’elle ne puisse le récupérer. Lorsque les Russes se sont finalement retirés, ils ont incendié sa maison ainsi que de nombreuses autres.
C’est comme si les Russes traitaient les Ukrainiens comme des sous-humains. Et ça, c’est impardonnable. Pour moi, c’est là qu’a été le plus grand changement : la prise de conscience de l’ampleur des crimes commis par les Russes et un sentiment croissant de haine pour ce qu’ils ont fait.
Je pense que le risque est que les médias occidentaux fassent de ce conflit une guerre de missiles et de bombes, et qu’elle devienne très lointaine. Les violences des troupes russes à l’encontre de la population civile ne sont pas suffisamment couvertes.
Impressions sur l’Ukraine
J’étais venu en Ukraine en 2013-2014 pour une conférence, j’avais donc déjà un peu vu Kyiv. Même s’il est évident que la situation était complètement différente de celle d’aujourd’hui.
Avant de venir ici, je m’attendais à voir un pays complètement dévasté par la guerre. Je pense que c’est dû à la couverture médiatique en Europe et aux États-Unis, avec les champs de bataille, les missiles, la souffrance. Et je m’attendais, même à Kyiv et à Kharkiv, à voir cet aspect de la guerre. Et bien sûr, ce n’est pas ça que j’ai vu.
Tout était plus qu’ordinaire. Et je pense que c’est ce qui m’a frappé : la normalité de la vie des gens. Les gens vivent simplement leur vie, comme ils doivent la vivre. Ils vont travailler, font des courses, s’occupent de leur famille.
La deuxième chose qui m’a frappé durant mon séjour ici, c’est la force des gens. Cela peut paraître un peu banal, mais en deux mois, je n’ai jamais entendu personne dire que l’Ukraine risquait de perdre cette guerre.
Les gens sont pleins de détermination. Ils aspirent à la victoire, à l’indépendance et à un avenir démocratique. Il n’y avait aucun cynisme. Il n’y avait pas de : « Oh, quelque chose ne va pas ». Non, il y a une volonté totale des combattre les envahisseurs.
Vous savez, on m’a expliqué que les Ukrainiens naissent avec une tige d’acier dans la colonne vertébrale. Et je crois que c’est vrai ! Ils font face et travaillent ensemble pour la victoire. C’est une chose incroyable.
Bien qu’ils aient souffert de la brutalité russe, les Ukrainiens ne sont pas des victimes par définition. Ce sont des gens forts qui luttent pour leur indépendance contre un envahisseur.
Poutine répondra-t-il de ces crimes ?
Comment pouvons-nous traduire en justice les auteurs de ces actes ? C’est l’éternel problème du droit pénal international. Comment traduire, par exemple, un chef d’État en justice ?
Certains disent que c’est impossible. Qu’il ne faut pas s’attendre à ce qu’un chef d’État comme Poutine comparaisse un jour devant un tribunal pénal ou devant la CPI. Je ne serais pas si catégorique.
L’histoire prouve que même des personnes qui semblaient intouchables ont fini par être traduites en justice. Je pense donc que c’est tout à fait possible.
Denys Voloha, 6 septembre 2024
Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)
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