Voix de guerre #15, Nadejda Bratachevska : « Mes petits-enfants pleuraient en disant qu’ils ne voulaient pas mourir »
Nadejda Bratachevska, habitante de Kharkiv, se rappelle les deux mois passés dans une cave avec son mari : « Pour aller chercher l’aide humanitaire, on priait Dieu tous les demi-mètres. Au besoin, on se collait au mur pour attendre le passage ou l’explosion d’un obus ».
Le 24 février, à 4h30, nous avons été réveillés par de fortes explosions. L’immeuble a tremblé. Nous avons couru vers les enfants, nous avions tous très peur, mais nous ne comprenions pas encore ce qui se passait. Nous avons regardé par la fenêtre, il y avait des flammes et beaucoup de fumée. Et puis ça s’est calmé, mais nous avions compris que la guerre avait commencé. Nous avons préparé les affaires des enfants, parce qu’on comprenait bien que ça allait commencer… Nous avons fait partir nos enfants et nos petits-enfants, et nous sommes restés tous les deux, mon mari et moi, nous ne voulions pas quitter notre logement.
OÙ VOUS CACHIEZ-VOUS LORS DES BOMBARDEMENTS DE LA VILLE ?
Dès le premier jour nous avons eu peur, et nous sommes allés à la cave car les bombardements pouvaient survenir à tout moment sans avertissement. Nos enfants sont partis et nous sommes restés dans la cave. Nous y avons passé deux mois : on avait peur de monter à l’appartement : tu remontes, et là l’immeuble se met à trembler sous les bombardements, tu t’arrêtes près de la cage d’ascenseur, tu entends un obus tomber, tu descends d’un étage, et tu attends… Et le temps de descendre du 6e étage à la cave, tu vois passer la moitié de ta vie. C’était un peu plus calme à la cave, mais ça faisait peur quand même. Il y avait de plus en plus d’explosions. Et ça faisait peur de rester dans la cave, parce que l’immeuble pouvait s’effondrer sans qu’on puisse en sortir.
AVEZ-VOUS RENCONTRÉ DES DIFFICULTÉS POUR ACHETER DES PRODUITS ALIMENTAIRES ET DES MÉDICAMENTS ?
On avait faim, bien sûr. Il y avait des distributions d’aide humanitaire, mais là aussi on avait peur d’y aller. On priait Dieu tous les demi-mètres. Au besoin, on se collait au mur pour attendre le passage ou l’explosion d’un obus. On allait chercher les colis alimentaires, et on revenait en courant dans la neige et sur la glace. Tu cours en priant Dieu de pouvoir arriver jusqu’à une cave. Au début, un magasin était ouvert, et il y avait beaucoup de gens qui faisaient la queue, pendant environ deux heures.
Et puis ils se sont mis à bombarder ce magasin justement. Une fois, un obus lui est tombé en plein dessus. Deux personnes ont été tuées : un homme et une femme, je crois, et il y a eu beaucoup de blessés.
Bien sûr, le magasin a fermé, parce qu’il fallait éviter les rassemblements. J’avais peur aussi d’aller à la pharmacie. Tu viens d’entrer, et les bombardements commencent. Tu ne sais pas quoi faire : s’allonger, courir. Soit les fenêtres peuvent te tomber dessus, soit l’immeuble peut s’écrouler.
AVEZ-VOUS ÉTÉ TÉMOIN DE DESTRUCTIONS DANS VOTRE VILLE ?
Bien sûr. Ils ont détruits de nombreux immeubles, magasins, kiosques. Tout est en ruines, il y a des débris de verre partout. J’avais même peur d’aller pour 5 minutes dans mon appartement, pour me changer ou me faire un thé.
COMMENT AVEZ-VOUS ÉTÉ ÉVACUÉS ?
D’abord ils ont annoncé qu’il y avait des bus d’évacuation pour aller à la gare. Mais on continuait à espérer que ça allait s’arranger. Mais ensuite, l’approvisionnement en eau et en électricité a été coupé. Les services communaux ont essayé de réparer ça, mais au bout de quelque temps, les Russes ont à nouveau bombardé les infrastructures, et il n’y avait plus rien. Sans eau, ni électricité, ni gaz, on n’a plus eu le choix. On nous a emmenés jusqu’à la gare en voiture, parce que les chauffeurs de bus avaient peur de transporter autant de personnes. Des volontaires en voiture ont apporté leur aide : le matin, vers six heures ou sept heures, ils ont tenté de passer en voiture et d’emmener les gens à la gare.
VOUS ÉTIEZ-VOUS PRÉPARÉS EN VUE D’UNE GUERRE ?
On avait lu les informations et entendu dire qu’il y avait des troupes russes à la frontière, mais on n’y a pas cru jusqu’au dernier moment. On se disait qu’il y aurait de nouveau des combats dans le Donbass, mais pas que toute l’Ukraine serait bombardée. J’ai de la famille a Belgorod, comme beaucoup de mes amis. Aucun de nous ne voulait y croire, mais malheureusement…
Et puis à 4h30 du matin, le 24 février, la guerre a commencé. Je me souviens que les enfants ont eu peur et se sont mis à pleurer.
Mon gendre s’est penché sur les enfants comme pour les protéger au cas où quelque chose arriverait, et ma petite-fille lui a dit : « Papa, on ne veut pas mourir ! »
Je ne peux pas me rappeler tout ça. Presque toutes les familles ont vécu cela. Je ne m’inquiétais pas pour moi, seulement pour mes enfants et mes petits-enfants. Quand on entend parler de la guerre à la télé, c’est une chose, mais quand c’est là, tout proche, quand tout tremble et que du plâtre vous tombe sur la tête, c’est vraiment effrayant.
Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)
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