Chroniques de la Russie qui proteste // 4 – 12 décembre 2023

Chroniques de la Russie qui proteste // 4 – 12 décembre 2023

En Russie, depuis le début de la guerre en Ukraine, la société est profondément divisée face à l’agression des troupes russes. Alors que certains soutiennent fermement les actions du gouvernement, d’autres manifestent courageusement leur opposition à la guerre et à l’intervention militaire russe dans les affaires ukrainiennes.

Ce projet de publication a pour objectif de documenter ces protestations en publiant des chroniques hebdomadaires en utilisant les réseaux sociaux comme source principale d’information. Nous espérons offrir un aperçu de la dynamique interne de la société russe en temps de guerre, en mettant en lumière les voix et les moyens d’expression de ceux qui se dressent contre la politique étrangère de leur gouvernement.


Piquets anti-guerre

L’activiste Ivan Gijnevski de Kirov est accusé d’avoir discrédité l’armée. Il a écrit  à la bombe, en rouge, sur la neige « non à la guerre ». Son geste a été relayé par les médias et le 11 décembre, les forces de l’ordre sont venues chez lui et ont dressé un procès-verbal.


La chaîne « la Russie qui proteste » a informé qu’à Volgograd, le 12 décembre, le jour de la Constitution russe, trois retraitées, Galina Tikhenko, Galina Zabolotnova et Natalia Dorojnova, sont venues dans le centre-ville pour exiger des autorités de respecter la Constitution et de cesser la guerre en Ukraine. Galina Tikhenko tenait une pancarte avec des paroles de la chanson « le tocsin de Buchenwald » « gens du monde, soyez trois fois plus vigilants, protégez, protégez, protégez à la paix ». Les femmes ne cachaient pas leur identité et disaient ouvertement ce qu’elles pensaient de ce qui se passe dans le pays . La manifestation a duré près d’une heure. Elles n’ont pas été arrêtées le jour même, mais Galina Tikhenko et Natalia Dorojnova l’ont été le lendemain. Tikhenko a dû s’expliquer et Dorojnova a fait l’objet d’un procès-verbal pour infraction à la loi sur les manifestations.  

Refus de combattre 

Un habitant de la ville d’Omsk de 22 ans a été arrêté, suspecté d’avoir appelé les mobilisés à passer du côté des forces armées de l’Ukraine. D’après le FSB, il planifiait aussi de partir faire la guerre en Ukraine contre l’armée russe. Une action en justice a été intentée contre lui pour appels publics à agir contre la sécurité de l’Etat. 

Diversions et sabotage

Vladimir Zolotarev, chauffeur de taxi de 51 ans, a été condamné à 18 ans de privation de liberté pour avoir mis le feu au bâtiment de la Garde russe à Komsomolsk-sur-Amour. Il devra passer les 5 premières années de sa peine en prison. Zolotarev a expliqué son acte par son opposition à la guerre en Ukraine : « comment peut-on discuter autrement avec vous, avec notre État bien-aimé ? Je n’ai trouvé que ce seul moyen ». 


Dans l’oblast de Moscou, Matveï Melnikov et Iouri Mikheev ont été placés en détention pour tentative de diversion dans une base militaire. Les deux jeunes ont été arrêtés le 10 novembre. D’après les forces de l’ordre, l’un des deux, agissant sur les instructions des services secrets ukrainiens en vue de saper la capacité de défense de la Russie, a pénétré illégalement sur le territoire de la base militaire pour une opération de reconnaissance. L’instruction considère que les mis en examen avaient l’intention de mettre le feu aux véhicules stationnés dans la base militaire et avaient acheté, à cette fin, un liquide inflammable. Mikheev est un antifasciste qui ne soutient pas la guerre en Ukraine et son ami Melnikov a lui aussi pris position contre la guerre. L’organisation « la zone de solidarité » laisse entendre que l’affaire montée contre eux est une provocation des services spéciaux dont les collaborateurs ont réussi à communiquer avec Melnikov en se présentant comme des partisans. 

Poursuites judiciaires 

« Les chauffeurs vont avoir des émotions extrêmes en traversant les territoires occupés ». C’est pour ce commentaire posté sur une chaîne Telegram que Sergueï Arkhanidi, originaire de Krasnodar, a été condamné à une amende de 70 000 roubles. L’homme a été reconnu coupable d’appel à l’atteinte de l’intégrité territoriale de la Russie.


Un procès-verbal  pour discrédit de l’armée a été dressé contre Victoria Sysoeva, une habitante de Vologda, pour des publications contre la guerre sur le réseau social VKontakte.


La juriste Irina Nelson, de l’oblast de Novgorod, mère de quatre enfants, accusée de commentaires anti-guerre sur les réseaux sociaux, n’arrive plus à trouver du travail. En 2022, elle a été inscrite sur « la liste des extrémistes et des terroristes » du monitoring Rosfin et condamnée à une amende de 300 000 roubles, soit 18 fois et demi le Smic. Dans le magasin « Piatioretchka », Irina n’a pas été prise parce qu’elle n’a pas passé la vérification du service de sécurité et à la boutique de vêtements pour enfants « Kapitochka » où elle avait été embauchée, on lui a demandé une semaine plus tard de démissionner. » La députée Maria Zikiva a envoyé une lettre pour dénoncer l’endroit où je travaillais  et a déclaré qu’il était inadmissible que je colporte des propos anti-guerre sur mon lieu de travail ». 


A Vologda, l’affaire du tableau « La mère Russie veut de la viande » et autres publications anti-guerre a été classée. Une procédure pour discrédit de l’armée russe avait été lancée auparavant contre Victoria Sysoeva. La défense a réussi à convaincre le tribunal que la jeune femme n’avait pas été dûment informée du lieu et de la date du lancement de la procédure.  


« Personne ne m’a attaquée ! Mais le tsar a décidé, par ambitions politiques, de bombarder des villes pacifiques » – c’est pour ce message et d’autres messages de ce type publiés sur WhatsApp que Marina Roudev, de Stavropol, a été condamnée à une amende de 30 000 roubles. Elle a été dénoncée par une des participantes du tchat. Marina Roudev a été autorisée à payer son amende à échéance de trois mois à cause de sa situation matérielle précaire.


« RDK, la Légion et ceux qui combattent le rachisme…. » c’est pour ces mots qu’une perquisition a eu lieu le 8 décembre à Saint-Pétersbourg chez Maxime Prous. Il est soupçonné d’apologie du terrorisme dans la mesure où le tribunal suprême avait qualifié auparavant la Légion « Liberté de la Russie » d’organisation terroriste. 


 « Les Slaves ne veulent pas la guerre » et « Quel choc !  pas un seul document officiel de la Fédération de Russie sur l’opération militaire spéciale en Ukraine ». A cause de ces titres donnés à des enregistrements vidéo, une enquête pénale a été lancée contre Marina Melikhova, à Sotchi, pour discrédit de l’armée. Le 15 décembre, la jeune femme a été condamnée à 10 ans et demi de colonie pénitentiaire.

Autres formes de protestation

Le tribunal n°13 de Moscou a examiné le pourvoi en cassation des avocats d’ Ilya Iachine, qui demandent d’annuler le jugement à son encontre pour propos anti-guerre, jugement qu’ils considèrent illégal et motivé politiquement. Voici le texte du discours tenu par Ilia Iachine au tribunal

« Messieurs les juges !

Comme vous le savez bien, en février 2022, une guerre sanglante a commencé entre la Russie et l’Ukraine que le Kremlin jusqu’à maintenant nommée hypocritement « opération militaire spéciale ». Depuis le premier jour, je considère cette guerre comme un crime contre les peuples de nos deux pays et Vladimir Poutine, qui a donné l’ordre d’envahir l’Ukraine, comme un criminel de guerre. De toutes mes forces, j’appelle le gouvernement et la société à arrêter cette folie, considérant mon activité en faveur de la paix comme mon devoir de citoyen et de patriote. Ma position n’a pas changé depuis, et, avec le temps, la preuve est faite que cette guerre n’apporte que la mort et le malheur.

Poutine promettait que la soi-disant opération militaire spéciale apporterait la paix et la liberté à l’Ukraine et aussi qu’elle garantirait la sécurité de la Russie et renforcerait sa souveraineté. Mais en fin de compte, qu’avons-nous obtenu ?

L’Est de l’Ukraine, où vit une population majoritairement russophone, s’est transformée en ruines avec l’avance de l’armée russe . Poutine a rayé de la carte des centaines de villes et villages ukrainiens, a enlevé la vie à des dizaines de milliers d’hommes et de femmes et des millions de personnes sont devenus des réfugiés. L’idée même de « monde russe » est totalement discréditée. Et même ces Ukrainiens qui autrefois avaient de la sympathie pour la Russie, nous considèrent aujourd’hui comme des assassins et des occupants. Poutine nous a coupé pour toujours des Ukrainiens, en transformant des frères en ennemis jurés.

Cette guerre n’a rien apporté de bon non plus à la Russie. Chaque jour, nos soldats meurent dans les tranchées, eux qui ont fait le serment de défendre la Patrie. Mais au lieu de cela, abandonnés dans un pays étranger, ils ne comprennent clairement pas pourquoi ils se battent là-bas.

Le gouvernement gaspille des ressources financières, brûlant littéralement dans le feu de la guerre des milliards de roubles qui auraient pu être investis dans l’économie, dans l’éducation, dans la santé. Dans les magasins, les prix montent très rapidement, l’inflation consume les salaires et les aides sociales, la population s’appauvrit. Du front reviennent des milliers de combattants traumatisés par les horreurs de la guerre et que l’on retrouve de plus en plus souvent  dans les statistiques criminelles. Poutine, avec son faux sourire, affirme que la Russie est devenue plus forte et plus solide après ces deux années de combat mais c’est un mensonge, notre pays vit une véritable catastrophe et tombe doucement en ruines comme une vieille maison dont les fondations se fissurent.

Je suis un homme politique russe qui souhaite à son pays le bien et l’épanouissement. Mon travail et ma mission –  dire aux gens la vérité et appeler les choses par leur nom, sans embellir la réalité. Je faisais mon travail honnêtement avant la guerre et je continue de le faire depuis qu’elle a débuté. Et c’est pour ça que j’ai été emprisonné.

En quoi consiste mon soi-disant « délit » ? Au mois d’avril de l’année dernière, j’ai raconté publiquement sur internet les faits tragiques qui se sont déroulés dans la ville ukrainienne de Boutcha, où suite à l’invasion de l’armée russe sont morts des habitants pacifiques. Mes mots ne collaient pas à la position officielle du ministère de La Défense de la Fédération de Russie, tenue par le général Igor Konachenkov. Et cette divergence a constitué, selon l’instruction, le corps de mon délit pénal que le tribunal de Moscou a évalué à 8 ans et demi de privation de liberté.

Réfléchissez un peu : je suis arrêté uniquement parce que j’ai mis en doute l’information donnée par un fonctionnaire du ministère de La Défense.

Ma question est : quelle loi nous oblige à nous fier à la parole des fonctionnaires du gouvernement ? Qui sont-ils ? Des dieux ou des saints apôtres ? Leurs paroles sont-elles coulées dans le granit ou comparables à des commandements bibliques ?

Au titre de quelle loi, en général, l’Etat nous interdit-il de contester les déclarations des représentants du pouvoir ?

Non, les fonctionnaires ne sont en rien des apôtres. Ils mentent sans cesse et falsifient les faits. Le même général Konachenkov a été plus d’une fois convaincu de mensonge. A en croire ses chiffres, l’armée ukrainienne a déjà été entièrement détruite  plusieurs fois. Et pourtant les  soldats russes continuent de faire face à une opposition sur le champ de bataille. A en croire ses paroles, nos soldats ne commettent jamais de crimes et n’ont pas tué un seul civil. Mais il y a tout juste quelques jours à Volnovakh, deux soldats de l’infanterie de marine, originaires de l’Extrême-Orient, ont tiré sur toute une famille qui dormait dans sa maison. Ils ont cruellement et impitoyablement réglé leur compte à neuf personnes dont deux enfants en bas-âge. Ils ont été arrêtés et mis en détention – le Kremlin a été obligé de reconnaître ce crime de guerre. Mais si les combattants russes ont tiré sur des citoyens pacifiques à Volnovakh, pourquoi sommes-nous privés du droit de poser des questions sur le massacre de Boutcha et nous interdit-on de mettre en doute la version officielle du ministère de La Défense ?

Monsieur le juge, honnêtement avouons le : j’ai été jeté en prison non pas pour un délit réel, mais pour mes opinions et mes convictions anti-guerre. Parce que j’ai osé exprimer mon point de vue sur la guerre, qui n’est pas celui de la propagande officielle.

Ma condamnation –  c’est un châtiment pour dissidence et une tentative d’effrayer tous ceux qui sont opposés à cette guerre barbare.

J’ai été emprisonné au titre de la loi sur la censure en temps de guerre, signée par Poutine juste quelques jours après l’attaque de l’Ukraine. L’idée de cette loi est de fausser la réalité, en un mot de transformer le mensonge en vérité. C’est pourquoi, d’après cette loi, il est interdit d’appeler la guerre par son nom, il convient d’appeler l’occupation, libération et de qualifier les meurtres et les destructions d’héroïsme. Cette loi vient contredire la Constitution, humilie notre société et va à l’encontre des intérêts de la Russie. Jamais, je ne m’y plierai.

Winston Churchill disait qu’il suffit que les gens biens ne fassent rien pour que le mal vainc. La guerre en Ukraine, c’est le mal qui fait du présent un enfer et nous prive tous d’avenir.

Je veux déclarer haut et fort que l’armée russe doit immédiatement rentrer dans ses casernes. L’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine doivent être garanties. La junte militaire avec Poutine à sa tête doit être éloignée du pouvoir et traduite en justice. Tous les prisonniers politiques doivent être libérés et chacun doit se rappeler que la vie humaine n’a pas de prix.


Le projet Chroniques de la Russie qui proteste est réalisé en commun par l’Association Memorial, Le groupe de défense des droits humains de Kharkiv, Memorial Italia, Memorial Deutschland, Memorial CZ, Memoriał Polska et ADC Memorial.
Ont participé à l’élaboration de la version française : Apolline Collin, Marie-Claude Farison, Hélène Gauthier, Adrien Barre, Clémence Brasseur et toute l’équipe de traducteurs bénévoles de l’association Mémorial France. Remerciements à Riva Evstifeeva et Emilia Koustova pour leur travail de coordination et de relecture.
© Memorial / © Memorial France pour la version française.