Parution : Étienne Bouche, Mémorial face à l’oppression russe.
L’historien Nicolas Werth, président de Mémorial France, spécialiste reconnu de l’histoire de l’Union soviétique et du communisme, a récemment porté son regard attentif sur le livre d’Étienne Bouche intitulé « Mémorial face à l’oppression russe », à paraître le 15 septembre aux éditions Plein Jour.
Correspondant en Russie pour divers journaux et médias français, dont RFI et Libération, de 2013 à 2020, Etienne Bouche nous propose à la fois une série de rencontres avec des personnalités de l’ONG Mémorial et une réflexion sur le rapport de la société russe à son passé.
Son ouvrage « Mémorial face à l’oppression russe » débute par un rappel de la dissidence des années 1970-1980, présentée par l’un des membres fondateurs de Mémorial, Alexandre Daniel, rédacteur en chef des recueils Pamiat ( La Mémoire) entre 1973 et 1982. Rejetant toute approche chronologique, Etienne Bouche emmène ensuite le lecteur dans une série de rencontres avec des responsables de Mémorial « en action » : on fait la connaissance de Lena Zhemkova et d’Irina Ostrovskaia en janvier 2022, au moment où les autorités viennent de dissoudre l’ONG et sont sur le point de saisir les bureaux de Mémorial ; d’Alexei Babyi, responsable de Mémorial à Krasnoiarsk, en train de numériser les archives sur les déportés en Sibérie orientale. On suit l’auteur dans son périple sur l’Iénissei, de Krasnoiarsk à Ienisseisk, où une certaine Irina, enseignante d’histoire, organise des expéditions vers des villages reculés où ont été déportés notamment des citoyens soviétiques d’origine allemande. Un long chapitre est consacré à une autre personnalité de premier plan de Mémorial, Robert Latypov, qui a dirigé, depuis 2010, l’importante branche de Perm avant d’être contraint, en 2022, de s’exiler à Brême. Avec chacun, Etienne Bouche essaie de comprendre les raisons de l’échec de Mémorial à guérir la société russe de sa « maladie de la mémoire ». L’ONG n’a visiblement pas su susciter l’intérêt de la nouvelle génération dans une société totalement atomisée qui ne s’est jamais interrogée sur son passé, et en particulier sur les pages les plus sombres de ce passé. Le traitement de ce passé par le pouvoir actuel est abordé dans un certain nombre de chapitres, comme celui consacré au musée du Goulag, où l’auteur, après avoir longuement interrogé l’ancienne directrice du centre de documentation du musée, fait très justement remarquer que la muséographie laisse entièrement de côté la question fondamentale : qui est responsable de tout ça ? Une question absente aussi du monument aux victimes des répressions ( Le Mur de l’Affliction) érigé par les autorités en 2017. C’est précisément pour faire remonter « de l’intérieur » le déroulement des répressions dont un citoyen soviétique sur cinq a été victime durant la période stalinienne que Mémorial a lancé, il y a plus de vingt ans, un concours à l’attention des lycéens, dirigé par Irina Scherbakova, L’Homme dans l’Histoire, les lycéens étant appelés à rédiger un texte à partir de documents familiaux sur le sort d’un de leurs proches. Un long chapitre est consacré à cette inititave-phare de Mémorial. Etienne Bouche rappelle à juste titre, qu’en dépit de l’emprise croissante des autorités sur l’histoire, de l’élaboration d’une histoire officielle, une « information alternative » circule sur divers réseaux sociaux comme Telegram ou Youtube. L’immense succès ( plus de 20 millions de « vues ») du film sur la Kolyma de Iouri Doud en est la preuve. Pour autant, cette information alternative reste, globalement, sans effet. Sans doute – telle est l’hypothèse de l’auteur, à cause de l’ extrême fragmentation de la société. Dans les dernières pages de cette enquête, Etienne Bouche cite longuement le sociologue Boris Gladarev, l’un des auteurs d’un ouvrage collectif Syndrome du mutisme public : « La population de Russie continue de subir les conséquences du chaos social caractérisant les sociétés en transition (…) Elle évoque davantage un archipel formé d’une multitude de « communautés-îlots » qu’un « continent social ».
L’ouvrage d’Etienne Bouche est un livre foisonnant où le lecteur fait la connaissance des principaux acteurs ayant marqué, depuis trente ans, Mémorial, tout en obtenant de nombreuses clés d’explication sur cette « maladie de la mémoire » qui caractérise la société russe d’aujourd’hui.
Nicolas Werth
ETIENNE BOUCHE. MEMORIAL FACE À L’OPPRESSION RUSSE.
éditions Plein Jour
208 pages, 19 euros
En librairie le 15 septembre 2023
ISBN : 978-2-37067-076-2
Présentation de l’éditeur :
En décembre 2021, tandis que ses troupes se massaient aux frontières de l’Ukraine, le pouvoir russe interdisait Memorial, principal mouvement issu de la société civile né au crépuscule de l’Union soviétique. Depuis la perestroïka, cette organisation mène un travail systématique de mise au jour des crimes du communisme et de défense des droits de l’homme. Un an plus tard, elle recevait le prix Nobel de la paix.
Étienne Bouche a longuement rencontré ses militants, évoqué avec eux leur action devenue aujourd’hui clandestine, et la persécution qu’ils subissent depuis des années, à l’image de l’historien Iouri Dmitriev, emprisonné pour un motif fallacieux depuis 2016. En retraçant leur trajectoire, il dresse à travers eux un portrait unique de la société russe contemporaine, de Moscou, où une jeune classe moyenne a adopté un mode de vie occidental, aux lieux les plus reculés de cet immense territoire.
Il montre aussi que Poutine n’a pas fait par hasard de Memorial son principal ennemi intérieur, tant le mensonge historique, de sa réhabilitation des « grandes réalisations » de Staline à la manipulation de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, est au fondement même de son pouvoir. La vérité, dans le monde qu’il a créé, est devenue inacceptable. Voici l’histoire de ceux qui, malgré la violence dont ils sont l’objet, sont décidés à la défendre jusqu’au bout.
Né en 1988, Étienne Bouche a vécu en Russie de 2013 en 2020, correspondant pour différents journaux et médias français dont RFI et Libération. Il travaille aujourd’hui à Paris.
Crédit couverture : Philippe Lakits