Discours de Sergueï Kovalev lors du premier meeting de Memorial, le 25 juin 1988. – © Memorial International

La pose de la pierre des Solovki fit du 29 octobre une date de mémoire. Une année après, au moment de la promulgation de la loi sur la réhabilitation, le Soviet suprême de la Fédération de Russie déclara officiellement le 29 octobre « jour de mémoire des victime des répressions politiques ». Ce jour-là, dans de nombreuses villes, se tiennent désormais des rassemblements funèbres, organisés par les différents Mémorial locaux. A Moscou, le 29 octobre, les membres de mémorial et de l’Union des victimes des répressions politiques se rassemblent toujours auprès de la pierre des Solovki.

Le mouvement Mémorial fut initié par des jeunes adultes. Mais s’étant développé et étant vite devenu largement connu dans la vie sociale et culturelle du pays, il rassembla rapidement des personnes de tous âges et de tous milieux sociaux, d’expériences et de tempéraments très divers.

Parmi eux, des milliers de personnes de la génération qui avait été entraîné par la terreur d’État. Les membres de Mémorial comprirent qu’il serait absurde et inéquitable de célébrer d’un côté la mémoire de tous ceux qui furent tués mais, de l’autre, de ne pas revendiquer la restauration du droit des vivants, ce ceux qui avaient traversé la répression, mais avaient survécu jusqu’à ces jours où il étaient enfin possible d’en parler ouvertement ; de ceux dont les parents avaient disparu dans la tourmente de la terreur, devenus orphelins, qui avaient traversé les épreuves familiales et les orphelinats, et avaient porté le stigmate honteux « d’enfant d’ennemi du peuple » pour le reste de leur vie.

Comment Mémorial pouvait-il aider ces personnes ?

Elle pouvait avant tout les aider en les rassemblant. Au sein ou aux alentours de toutes les Mémorial régionaux naquirent des associations de victimes des répressions politiques et des membres de leurs familles. Ceux qui avaient partagé un même destin se sentaient naturellement proches les uns des autres. Se rassemblant, ils pouvaient mieux préciser ce dont ils avaient besoin et lutter ensemble pour leurs droits. Ici ou là, d’anciens réprimés fondaient une organisation régionale de Mémorial. D’autres, préféraient créer une organisation séparée. Mais en fin de compte ils obtenaient conseil et aide organisationnelle.

Il fallait ainsi obtenir le rétablissement dans leurs droits de tous ceux qui n’avaient pas réussi à se faire réhabiliter durant les années Khrouchtchev (le processus de réhabilitation avait été pratiquement gelé durant les années Brejnev). Nombreux n’avaient pas survécu jusqu’à la Perestroïka, mais leurs parents gardaient en eux l’exigence morale qu’ils soient réhabilités. Cette réhabilitation ne devait pas être menée comme durant les années Khrouchtchev : « Excusez-nous, il y a eu une erreur judiciaire, et vous (votre père) n’êtes en rien coupable ». Non, désormais la question n’était pas d’évoquer une « erreur judiciaire », mais de parler de « victimes d’une violence d’État et d’une terreur politique, victimes de crimes consciemment réalisés par le pouvoir. Et cela devait être fixé par un acte législatif spécifique, dans lequel l’État reconnaîtrait sa responsabilité historique devant les citoyens. La reconnaissance d’une faute morale devait s’accompagner de compensations matérielles. Bien entendu, il ne serait pas possible de compenser totalement les dommages subis. Quelles compensations financières versées par l’État soviétique ou ses successeurs, pourraient rattraper la mort des proches, des années de tortures et des dizaines d’années d’humiliation ? Aucune, mais une réhabilitation judiciaire devait être soutenue au minimum par une compensation financière symbolique, signe de la reconnaissance juridique de la culpabilité de l’État.

Imposer au pouvoir, que ce soit même durant la perestroïka, de tels actes législatifs ne fut pas facile. Les autorités soviétiques ne s’y décidèrent pas jusqu’à la fin, même s’ils accomplirent quelques pas décisifs dans cette direction. Ils organisèrent diverses commissions gouvernementales, édictèrent quelques décrets, concernant certaines répressions, etc.

Mémorial a suivi une autre voie. En mars 1990 se tinrent, pour la première fois dans l’histoire de la Russie, des élections parlementaires démocratiques. Mémorial ne participa pas à ces élections en tant qu’organisation politique, ce qu’elle n’était pas. Mais elle soutint en plusieurs lieux les candidats aux tendances démocratiques, organisa et participa à leur campagne. Il est vrai qu’alors, l’autorité et la renommée de Mémorial était grande : presque tous les candidats soutenus par Mémorial furent élus députés du nouveau soviet suprême. Un des députés de Mémorial, Sergei Kovalev, devint président du comité parlementaire pour les droits de l’homme, et se mit tout de suite à préparer le projet de loi de réhabilitation. Les experts de Mémorial participèrent activement à la préparation de ce projet de loi. Cependant, même au sein du soviet suprême de Russie, la promulgation de cette loi se heurta à de nombreuses oppositions, et il fallut attendre deux mois après les événements d’août et l’échec du putsch contre Gorbatchev, le 18 octobre 1991, pour la loi de la Fédération de Russie « Sur la réhabilitation des victimes des répressions politiques » fut approuvée par le parlement, signée par le président et promulguée.