Retour sur la soirée du 8 décembre dernier

Retour sur la soirée du 8 décembre dernier

Le 8 décembre 2021, Mémorial France a organisé à Paris une soirée entièrement consacrée à l’association Memorial – son histoire, ses luttes, ses projets. Prévue de longue date, mais reportée pour cause de mesures sanitaires, cette soirée a pris une tout autre résonance en novembre quand a été lancée par les autorités une double procédure de dissolution de l’association Memorial International fondée par Andrei Sakharov il y a plus de 30 ans, et du Centre de défense des droits humain Memorial.

Le 11 novembre, L’ONG russe Memorial international s’est vu signifier une plainte du Parquet général de la Fédération de Russie demandant à la Cour suprême de déclarer sa liquidation à la suite de prétendues infractions répétées à la loi sur les « agents étrangers ». 

Le lendemain, c’est le Centre de défense des droits humains Memorial, formellement une entité juridique distincte, qui a fait l’objet d’une demande de dissolution par le Parquet de Moscou, à la fois pour avoir soi-disant enfreint la loi sur les « agents étrangers », mais aussi parce que les autorités prétendent avoir détecté dans les publications du CDH des éléments relevant de « apologie de l’extrémisme et du terrorisme »

Victime d’attaques sans précédent de la part des autorités russes, Memorial avait plus que jamais besoin que l’on parle du travail indispensable réalisé par ses membres et sympathisants. Forte du soutien de la ville de Paris, la soirée a réuni au total 150 personnes : journalistes, historiens, diplomates, activistes et ceux et celles qui, à Paris, suivent de près l’actualité de la Russie.

Le public a été accueilli par un mot de Jean-Luc Romero-Michel, adjoint d’Anne Hidalgo, maire de Paris.

Jean-Luc Romero-Michel, photo GB, dessin Lilya Matvejeva

Dans son discours, Jean-Luc Romero-Michel a souligné le soutien de la ville de Paris à Memorial International, à ses travaux sur la mémoire historique, à ses activités de protection des droits humains, ainsi qu’à sa filiale française, Mémorial France qui fait connaître ses combats au public français depuis bientôt deux ans.

Nicolas Werth, historien de l’URSS, directeur de recherche au CNRS et président de Mémorial-France, a rappelé l’histoire de Memorial, sa création au moment de l’effondrement de l’URSS et du début de la nouvelle « ère » dont l’association est devenue vite l’un des symboles.

Memorial International est issue du groupe d’initiative de Memorial Moscou qui a vu le jour en 1987 et a donné naissance à un certain nombre d’organisations et de groupes régionaux. En 1989, ils se réunissent sous le nom de la Société pan-soviétique d’histoire et d’éducation Memorial (enregistrée en 1990). Andreï Sakharov en a été l’un des fondateurs et le premier président honoraire.

Nicolas Werth, photo GB, dessin Lilya Matvejeva

Memorial, « acteur de l’histoire et de la mémoire » selon l’expression de Nicolas Werth, a formé plusieurs générations d’historiens, et constitue une source de connaissances incomparable. Soigneusement collectés, organisés et archivés au cours de trois décennies, des matériaux d’une très grande richesse portant sur les répressions de la période soviétique, en particulier de la période stalinienne, sont réunis aujourd’hui dans des archives et un musée. L’association est reconnue également pour ses activités auprès des jeunes, notamment à travers un concours annuel de travaux lycéens sur les histoires familiales dans tout le pays, par l’organisation de visites guidées des villes montrant les lieux de la répression, mais aussi par la mise au jour de charniers grâce au travail de ses activistes et historiens, par l’érection de monuments aux victimes de la répression dans des dizaines de régions, par des centaines d’expositions, de rencontres et de conférences mettant souvent en contact historiens et société civile… Parmi les projets de ces dernières années, on trouve la pose de centaines de plaques mémorielles sur les façades d’immeubles qui correspondent au dernier domicile connu de ceux et celles envoyés à la mort. Memorial c’est aussi ses milliers de témoignages de rescapés de GOULAG, près de 60 000 dossiers conservés dans ses archives, une bibliothèque de plus de 40 000 volumes sur les répressions soviétiques, des bases de données contenant plus de trois millions et demi de notices individuelles sur les victimes de répressions, des centaines de livres du souvenir publiés…

Anne Le Huérou, photo GB, dessin Lilya Matvejeva

Anne Le Huérou, sociologue, Université Paris Nanterre et membre de Mémorial France, a rappelé quant à elle les trente ans de combat contre les violations des droits humains du Centre de défense des droits humains Memorial, dans les « points chauds » (les conflits armés en Abkhazie, en Ossétie, Haut Karabakh, Tchétchénie, Daghestan, Ukraine…) mais aussi pour les droits des travailleurs migrants, auprès de la Cour Européenne des droits humains (CEDH). Elle a aussi rappelé le prix lourd que le CDH Memorial a dû payer pour ce travail légitime et indispensable : Natalia Estemirova, sa représentante à Grozny, a été enlevée et assassinée en 2009, Oyub Titiev, qui a pris sa place, arrêté en 2018 et écroué à la suite d’un procès monté de toutes pièces et fermement condamné par la communauté internationale.

Elena Zhemkova, photo GB

Elena Zhemkova, personnalité publique russe et membre fondateur de l’association Memorial, directrice exécutive de Memorial International a raconté par visioconférence le rôle de Memorial International dans la Russie d’aujourd’hui et le harcèlement dont l’association est victime – infiltration de bandes menaçantes dans ses soirées publiques, poursuites judiciaires, amendes dont le montant cumulé atteint plusieurs centaines de milliers d’euros. Elle a souligné qu’en même temps s’exprimait un soutien de plus en plus appuyé de la société civile, à travers des dons pour payer les amendes, des soutiens humains pour mener les projets, la participation de juristes et avocats pour défendre Memorial lors des procès intentés par les autorités russes.

Suit cette première partie de la soirée la projection du film « Nous sommes Memorial » spécialement réalisé par Alexandra Dalsbaek à l’occasion de cette soirée.

La première table ronde est animée par Natalie Nougayrède, éditorialiste au Guardian et est intitulée « Les usages politique de l’histoire et la mémoire ». Elle a rassemblé Luba Jurgenson, Emilia Koustova et Nicolas Werth, tous trois membres de Mémorial France. Nathalie Nougayrède rappelle à quel point Memorial a été essentielle dans son travail de journaliste, lorsqu’elle était correspondante du Monde à Moscou. Elle souligne en particulier que Natalia Estemirova, assassinée en 2009, l’avait maintes fois accompagnée en Tchétchénie. Les trois intervenants, abordent les différents aspects de l’usage politique de l’histoire et de la mémoire par le pouvoir, qui en fait à la fois une doctrine et une source de répression.

Emilia Koustova, maîtresse de conférences en histoire russe à l’Université de Strasbourg, rappelle que, pour Vladimir Poutine, « la principale ressource de la puissance et de l’avenir de la Russie réside dans notre mémoire historique ». Il cherche alors à élaborer un « roman national », l’histoire devenant une véritable source de légitimation et vecteur de mobilisation « patriotique ». Sans nier les répressions, les autorités russes valorisent avant tout la mémoire de la Seconde Guerre mondiale (la Grande Guerre patriotique), tout en créant une continuité historique qui va de l’État kiévien à aujourd’hui. Aucun outil pouvant servir à construire et à diffuser ce roman national n’est négligé : éducation, monuments, mais aussi lois mémorielles et les poursuites pénales que celles-ci rendent possibles. Face à une histoire faite de ruptures et de violences, les autorités cherchent avant tout à relire l’histoire de la Russie comme un tout ininterrompu et consensuel, qui unit l’ensemble de la population, victimes communes de tragédies mais héros d’une grande histoire. Ce discours de l’unité qui met en avant le danger des divisions, dans le passé et le présent russes, est de plus en plus imposé à travers une histoire officielle en menaçant tous ceux qui s’écarteraient de ce récit.

De gauche à droite : Nicolas Werth, Luba Jurgenson, Emilia Koustova et Natalie Nougayrède

Nicolas Werth évoque notamment la notion de « crime contre l’histoire » (proposée par l’historien belge Antoon De Baets), repris dans le récent rapport de la FIDH, tout en rappelant l’accumulation de lois mémorielles. Il précise que depuis 2020, le récit national russe est gravé dans le marbre de la constitution, par une série d’amendements constitutionnels selon lesquels la Fédération de Russie honore la mémoire des défenseurs de la patrie, protège la vérité historique et interdit de minimiser l’importance de l’héroïsme du peuple dans la défense de la patrie. La disposition législative mémorielle la plus notoire est l’article 354.1 du Code pénal qui criminalise la réhabilitation du nazisme. Ce titre est trompeur, car cet article criminalise un éventail beaucoup plus large de comportements, puisque il inclue la diffusion de fausses informations sur l’action de l’URSS durant la Seconde Guerre mondiale, la diffusion d’informations irrespectueuses sur les faits de la gloire militaire de la Russie, ainsi que la profanation de ses symboles ; enfin depuis juin 2021, le dénigrement des combattants de la Grande Guerre patriotique. Nicolas Werth évoque plusieurs condamnations sous couvert de ces lois.

Luba Jurgenson, écrivain, traductrice, professeur à Sorbonne Université, spécialiste de la littérature et de la mémoire du Goulag a alors évoqué les différents mémoriaux. Elle rappelle que les commémorations sont liées à la question du patrimoine, ce qui nous renvoie au coeur de l‘activité de Memorial, dont l’activité a compté dans l’émergence de la société civile, à travers des initiatives destinées à faire prendre conscience que les violences staliniennes ont laissé un patrimoine, qui peut donner lieu à la création de valeurs partagées au sein de la société. Luba Jurgenson évoque parmi ces nombreuses initiatives, la restitution des noms (le 30 octobre de chaque année), la dernière adresse, ainsi que des projets visant à ancrer dans la topographie des villes la question de la Terreur (excursions à travers les villes pour apprendre quels sont les sites de la Terreur). Elle évoque aussi parmi les réalisations récentes menées par les autorités russes, le Mur du chagrin, ce monument établi à Moscou en 2017 et inauguré par Vladimir Poutine, ainsi que le polygone de Boutovo constitué en jardin institutionnalisé de la mémoire, et en 2018 le musée du Goulag à Moscou, tandis que d‘autres musées nés d‘initiatives locales sont fermés. Le discours d’unité nationale véhiculé à travers ces monuments montre que, si l’État russe ne nie pas le passé des violences, il en propose une interprétation qui rachète cette violence par les succès de l’industrialisation et la victoire à l’issue de la Grande Guerre patriotique. Il montre surtout que l’État entend garder le monopole de cette mémoire.

Lors de la pause, le public a pu découvrir une exposition de documents d’archives liés à l’histoire de Memorial dans le foyer de l’auditorium, avec des publications des branches régionales de Memorial, les Statuts d’origine, des photos et documents divers.

La deuxième table ronde animée par Veronika Dorman, journaliste à Libération, ancienne correspondante à Moscou était consacrée à « l’Actualité des droits humains en Fédération de Russsie : des lois toujours plus nombreuses au service d’une répression accrue ». Elle a rassemblé Françoise Daucé, Sasha Koulaeva et Elena Zhemkova. Comme Nathalie Nougayrède, Veronika Dorman rappelle à quel point elle est redevable à Memorial.

Françoise Daucé, directrice d’études à l’EHESS, spécialiste des relations entre l’État et la société en Russie et membre de Mémorial France a présenté ce qu’elle qualifie de « millefeuille » de lois liberticides. Elles se comptent par douzaines et touchent toutes les sphères de la vie publique et civique.Ce qui arrive à Memorial est emblématique de ce qui se joue dans l’espace public, accumulation de lois qui portent non seulement sur le politique, mais sur toutes les formes de participation à la vie publique. Est sanctionné tout ce qui a trait à la vie de la cité et ce qui relève de coopérations internationales et d’échanges transnationaux. Françoise Daucé évoque, parmi les nombreux exemples, la loi contre l’extrémisme ; la loi de 2012 contre les agents de l’étranger, doublée d’une loi contre les organisations indésirables (organisations internationales travaillant en Russie). En 2017 la loi des « agents de l’étranger » est élargie aux médias, et depuis 2020-21, aux journalistes comme personnes physiques. Cette multiplication de couches législatives touche désormais plusieurs centaines d’organisations. Si les listes inscrites sur les registres du ministère de la justice s’allongent chaque semaine et si les associations savent quand elles rentrent dans ces catégories, elles ne savent pas comment en sortir, aucune disposition précise n’ayant été prise à cet effet, si ce n’est la liquidation.

De gauche à droite : Françoise Daucé, Sasha Koulaeva, Veronika Dorman

Si cette actualité est bien sombre, Françoise Daucé souligne cependant que de nombreuses initiatives de solidarité surgissent depuis plus de 10 ans : émergence de nouveaux projets, nouvelles initiatives (OVD-Info), initiatives en ligne de collectes pour payer les amendes, conseil juridique (association Agora). Ces associations qui naissent deviennent souvent à leur tour agents de l’étranger, mais de nouvelles initiatives resurgissent pour lutter contre cette oppression. La grande mobilisation autour de Memorial ou celle destinée à demander l’abrogation de la loi des agents de l’étranger, d’autres encore montrent la vitalité de la société russe et permettent l’expression de solidarités internationales.

Sasha Koulaeva, spécialiste des droits humains en Europe de l’Est et Asie centrale, enseignante à SciencesPo Paris, membre de Mémorial France et Mémorial Saint-Pétersbourg, a expliqué la réalité quotidienne des associations déclarées « agents étrangers » terme chargé de sens dans l’histoire russe : le temps passé à des vérifications constantes (allant jusqu’à la nécessité de payer deux ou trois employés ne serait-ce que pour remplir toutes les formalités liées au respect de règles absurdes et intrusives imposées par la loi) mais également les moyens financiers nécessaires (des dizaines de milliers de photocopies, des audits supplémentaires de toutes les activités déjà auditées par les bailleurs et le ministère de la Justice), des mentions « agent étranger » imposées sur toutes les publications, sites et réseaux sociaux, qui relèvent d’une totale absurdité. Dans le cas des personnes reconnues « agents étrangers » à titre individuel, cela constitue également une intrusion dans la vie privée ou parfois, professionnelle, lorsque les avocats sont obligés d’écrire des rapports sur les relations avec leurs clients, ou d’indiquer « agent étranger » dans chaque citation sur les médias et réseaux sociaux, ce qui nuit sérieusement à la crédibilité de la défense.

Elena Zhemkova a expliqué la situation de deux entités attaquées en procès : le Centre de défense des droits humains Memorial n’est pas seulement accusé de violation de la loi sur les « agents étrangers », mais également d’enfreindre la loi « sur le système judiciaire ». Le procureur a qualifié de « refus d’exécuter des décisions de justice » le fait de reconnaître, dans les publications de Memorial, qu’une personne est persécutée pour des motifs politiques. Il s’agit d’une interprétation absurde : le fait de discuter de la légalité ou de la justesse d’une décision ne constitue pas un refus d’exécuter une décision de justice. Puisque certains prisonniers politiques ont été condamnés pour des actes extrémistes, le Centre de défense des droits humains Memorial est accusé également de justifier la participation à des organisations terroristes et extrémistes. Pourtant, le seul motif qui conduit les juristes de Memorial, après un examen minutieux de chaque dossier, à qualifier des personnes de prisonniers politiques, c’est l’évaluation du bien-fondé et de l’équité de leur condamnation. L’un des points les plus absurdes des deux accusations, tant contre Memorial International que contre le Centre de défense des droits humains Memorial, est l’accusation de violation d’une série de textes internationaux, y compris la Convention sur les droits de l’enfant : or, l’État est la seule entité qui peut respecter ou violer des conventions internationales, une personne ou une organisation ne le peut en aucun cas… Mais la vraisemblance n’est pas le souci du Parquet dans ce cas !

La soirée s’est clôturée sur une photo collective de solidarité avec Memorial, les participants portant les pancartes « Мы » (#NousSommesMemorial), le symbole de campagne internationale lancée le 11 novembre.

Les procès contre les deux branches de Memorial se poursuivent. Vous pouvez à tout moment vous informer sur la suite des événements sur le site de Mémorial France et ses réseaux sociaux.

Mais également, suivre les travaux de Memorial sur les sites internet dédiés :

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1 Comment

  1. […] 5 À Paris, nous vous avions donné rendez-vous le 8 décembre à L’auditorium de l’Hôtel de Ville, 5 rue de Lobau, 75004, Paris pour une soirée consacrée à Memorial intitulée : L’ONG Memorial : préserver la mémoire des répressions soviétiques, défendre les droits humains en Russie. retrouvez le résumé de cette soirée ici : Retour sur la soirée du 8 décembre dernier […]

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