Voix de guerre #24, Kirill Koutsenko, habitant de Roubijne : « Dans notre rue, toutes les maisons ont été détruites »
Kirill Koutsenko a été témoin à deux reprises de batailles pour Roubijne. En 2014, la ville était restée debout. En 2022, les Russes l’ont entièrement détruite.
Je m’appelle Kirill Koutsenko et je viens de la ville de Roubijne, dans la région de Louhansk. Il y a plus de deux mois, j’ai déménagé dans la région de Lviv, dans la ville de Skole, au palais Gredel. Je suis parti parce que notre appartement a d’abord été bombardé, puis la maison de ma grand-mère, et qu’il était devenu impossible de vivre sans électricité, sans gaz, sans eau et sans nourriture. Nous sommes partis sous les bombardements tant bien que mal, dans toutes les directions.
Aviez-vous senti venir la guerre avant le 24 février ?
Globalement, je suivais l’actualité, et environ deux semaines avant le début de la guerre, une colonne de nos tanks est passée en direction de Varvarivka, c’est le village le plus proche de chez nous. J’ai dit à tout le monde que quelque chose allait bientôt commencer, mais personne n’y croyait. Le premier jour de la guerre, il ne s’est pas passé grand-chose ici. Le 5 ou le 6 mars, ils ont pris Varvarivka et ils ont avancé sur Roubijne. Je vivais dans le micro-quartier 6, juste en face de Varvarivka. Le 7 mars, à 11 heures, un obus est tombé sur mon immeuble. Avec mon amie, ma mère et ma sœur, nous avons eu le temps descendre nous abriter au sous-sol. À peine nous étions arrivés en bas que la bombe est tombée. Environ une demi-heure plus tard, c’était fini.
Je suis remonté à l’appartement, j’ai ouvert la porte et j’ai vu que tout avait été déchiqueté. Et il y avait deux trous dans le balcon. L’impact avait eu lieu de l’autre côté de l’immeuble. Un immeuble situé juste à côté a été frappé de plein fouet sur le 4e étage et de nombreuses personnes y ont été tuées. Certains ont été écrasés sous les décombres, d’autres blessés. Le ministère des Situations d’urgence est arrivé : ils ont dit qu’un sous-sol s’était effondré sur des gens, mais plus tard j’ai appris qu’ils avaient été sauvés. Le lendemain, nous sommes allés chez ma grand-mère. Elle avait une maison particulière, partagée entre quatre propriétaires. Nous nous sommes tous installés là-bas : moi, ma grand-mère, mon grand-père, ma mère, son ami et ma sœur ; et il y avait une vieille voisine de l’autre côté du mur. Elle avait 91 ans.
La Croix-Rouge n’avait aucun moyen de lui apporter à manger et à boire. Mais elle avait du gaz. Et tant qu’elle en a eu, nous avons cuisiné et lui avons préparé à manger. Et puis le 17 ou le 18 mars, notre rue a été bombardée. Il y avait un lycée technique à côté de nous, où s’étaient installée l’armée ukrainienne, ils ont été lourdement bombardés. Il y avait aussi la Nouvelle Poste et un abri anti-bombes à proximité, où les gens se cachaient, et là, il n’y avait pas un seul soldat. Les Russes bombardaient notre quartier, la Nouvelle Poste et l’armée ukrainienne.
Ensuite, les nôtres se sont éloignés, mais ils [les Russes] ont rasé toute la zone. Ils sont d’abord passés avec leurs tanks, ils ont vu qu’il n’y avait personne, mais ils ont quand même tout rasé. Ça a commencé avec une frappe sur la maison voisine, notre toit a pris feu, la maison a brûlé, nous avons sorti tout ce que nous pouvions dans la cour. Il y avait la voiture des voisins, qui n’étaient pas là. Nous avons réussi à la faire démarrer et à partir sous les bombardements. Puis nous sommes revenus et il n’y avait plus rien : ni cour, ni affaires. Deux roquettes avaient atterri en plein dans la cour.
Comment se sont déroulés les combats à Roubijne ?
Il y avait d’un côté les nôtres, de l’autre les Russes, et nous au milieu. Ils se contournaient les uns les autres, nous encerclant. Nos gars ont défendu la ville pendant très longtemps, malgré le fait qu’ils aient été pratiquement encerclés pendant près de deux mois à la périphérie de Roubijne. Il n’y avait plus d’endroits pour se battre. Juste des lieux que les bombardements intensifs avaient transformé en terrains vagues.
D’ailleurs, lorsque nous sommes arrivés au Palais de la culture de Youjniy, il était censé y avoir un corridor vert [sécurisé] à partir de là. Nous étions tout près et les Russes ont commencé à tirer en direction du corridor vert, malgré l’accord qui avait été passé. Ils ont touché le coin du Palais de la culture, mais ils n’ont tué personne.
Avez-vous assisté à la destruction de biens civils ?
Dans notre rue, toutes les maisons ont été détruites. Le 52 rue Berestova (c’est la maison de ma grand-mère) et presque toutes les maisons de notre rue. Il y a eu des frappes sur chaque maison, car notre rue a été bombardée à plusieurs reprises. C’est la maison de notre grand-mère qui a tenu le plus longtemps. Dans la maison d’en face, les voisins n’avaient plus de toit, ils avaient été touchés à deux reprises. La première fois, c’était une frappe pas trop forte : seule la palissade avait volé en éclats. Mais ensuite, ça a frappé si fort que les fenêtres et le toit ont explosé. Autour du parc et du lycée technique, presque tout a été détruit.
Dans le bâtiment de la Nouvelle Poste, où les gens s’abritaient, les employés des services d’urgence de l’État ont installé des générateurs, aménagé un endroit pour recharger les téléphones (tant qu’il y avait encore du réseau), ils pouvaient se ravitailler en eau, parce que les gens avaient peur de s’éloigner pour aller chercher de l’eau. Un jour, des gens étaient près de la gare routière, en train de recharger leurs téléphones et se ravitailler en eau, et là, un projectile est tombé et il a fait une vingtaine de morts. Je ne pense pas qu’ils aient juste manqué leur cible. Ils ont tiré depuis un char d’assaut, ils savaient pourtant qu’il n’y avait pas de militaires, mais ils ont quand même tiré sur les immeubles.
« La ville industrielle a été complètement détruite, il ne reste aucun bâtiment debout, de nombreux bâtiments ne peuvent pas être restaurés. Les cours d’immeuble sont transformées en cimetières. Avant la guerre, plus de 60000 habitants vivaient ici, travaillaient dans des usines, dans le secteur public et dans des petites entreprises », dit le chef de l’administration régionale de Louhansk, Serhiy Haidaï.
Avez-vous eu connaissance d’autres crimes commis par les Russes contre la population civile ?
Il y avait une grand-mère dans notre rue, elle était souvent avec notre voisine, tante Tassia. Un obus a frappé sa maison, dont le toit a été arraché et elle a été blessée au bras par un éclat d’obus. Mon grand-père l’a emmenée sous les bombardements au service des urgences dans le bâtiment de la Nouvelle Poste, pour qu’ils puissent au moins lui panser la main et la laver à l’eau, car nous n’avions que de l’eau bouillie provenant de neige fondue. À la Nouvelle Poste, de la nourriture était distribuée, il y avait beaucoup de monde et de pièces. Les services d’urgence avaient même installé une télévision et réussi à capter les chaînes ukrainiennes. Je ne sais pas comment ils ont fait, par quel tour de magie ils ont réussi. Car on n’avait absolument aucune information sur ce qui se passait. Par exemple, mon oncle se trouve encore avec sa famille à Marioupol. Leur immeuble est encore debout, mais tout est détruit…
Comment trouviez-vous à manger pendant l’occupation ?
L’eau, on allait la chercher à la Nouvelle Poste. Au début, nous mangions ce qu’il y avait dans la cave (les conserves). Ensuite, après les bombardements de la ville, il y a eu des combats dans le centre, près de la gare routière. Là-bas, il y avait un magasin appelé « Famille », il a été détruit par les bombardements, la nourriture gisait dans la rue. Nous en avons ramassé. Les voisins aussi trouvaient des choses, c’était à qui trouverait quoi. Ils savaient que nous avions un jeune enfant. Bon, pas tout petit, mais 7 ans, quand même… Alors ils nous apportaient des pommes ou d’autres choses. J’avais des cigarettes, je les échangeais contre de la farine et du pain. D’abord contre de la farine, parce qu’il n’y avait pas de pain. Tous les jours, maman sortait et faisait cuire des galettes et de la soupe sur le feu. Puis nous avons appris que notre voisine avait du gaz. On ne sait pas très bien d’où il venait, mais nous sommes allés cuisiner chez elle. C’était effrayant de rester dehors, parce que les balles volaient au-dessus de nos têtes. C’était affreux !
Nous courions à travers la ville avec Oleksandr, l’ami de ma mère, à la recherche de nourriture : nous en avons trouvé un peu dans notre appartement, qui avait été bombardé auparavant, et puis chez des voisins, des connaissances. Nous parcourions toute la ville et nous revenions en courant, en contournant le parc. Il aurait été plus rapide de le traverser, mais nous savions que les nôtres se trouvaient là, et que si les Russes se mettaient à le bombarder, alors… Et ils ont fini par être bombardés, avec également tous les quartiers environnants. Un obus est passé à dix ou quinze mètres de nous. En une seconde, Oleksandr et moi avons pu nous abriter dans la fosse de réparation d’un garage. Nous avons attendu, puis on a couru jusqu’à une maison où on a attendu de nouveau. Il n’avait jamais fumé, mais là, il a pris une cigarette. Nous sommes revenus à la maison sous les bombardements.
Puis c’est devenu difficile de se procurer de la nourriture, il n’y avait presque plus rien. Nous préparions un ragoût à base de lard et de quelques céréales. Quelques céréales, des pâtes, un peu de peau et des os qu’avant on donnait aux chiens, voilà ce qu’on préparait, parce qu’il n’y avait plus rien d’autre.
Comment avez-vous quitté le territoire occupé ?
Nous vivions dans le quartier de Youjniy, qui fait partie de Roubijne. J’ai reçu un message de ma copine, qui était partie pour l’Ukraine occidentale quelque temps auparavant. Elle m’a écrit qu’elle était à Skole. Presque tous les jours, des corridors verts étaient ouverts depuis Youjniy. Mon grand-père et moi avons fait nos bagages. On a pris de l’eau, j’ai pris deux pommes, il n’y avait rien d’autre, et ce que nous portions sur nous… Nous n’avions pas de vêtements non plus, on nous en a donné ici. Avec mon grand-père, nous avons enfourché nos vélos et nous sommes partis. Pendant que j’attendais le bus et l’ouverture du corridor vert, mon grand-père a rendu visite à ma grand-tante, qui habitait à proximité. Comme les communications étaient coupées, nous ne savions pas lesquels de nos proches étaient encore en vie ou pas. Elle était vivante. Mon grand-père est retourné auprès de ma mère et de ma grand-mère, et je suis parti seul. J’ai d’abord voyagé jusqu’à Lviv, avec des correspondances, puis de Lviv jusqu’ici, à Skole, et environ trois jours plus tard, ma grand-tante est arrivée. Ma mère, ma sœur, son ami avec son frère et sa famille, et mes grands-parents sont partis pour Dnipro.
Connaissez-vous des gens qui sont restés à Roubijne ?
Lorsque je suis arrivé ici, j’ai appelé tous mes amis. Beaucoup étaient partis, mais beaucoup étaient restés à Roubijne. Avant, on avait un peu de réseau, mais maintenant, la dernière tour a été détruite là-bas. Avant, ils pouvaient au moins passer un appel en allant dans le champ, mais ce n’est plus possible à présent. Un de mes amis est parti à Kyiv avec sa mère. Son beau-père les a rejoints plus tard : ils ne savaient pas où il était. D’après ce que j’ai compris, il avait été fait prisonnier à Roubijne, ils l’avaient battu et interrogé, en lui demandant des informations sur le terrain. Le père d’un autre de mes amis (dont je tairai le nom) a été tué, touché au bras par un éclat d’obus. Ils tentaient de partir par la Russie, mais ils n’en ont pas eu le temps. Beaucoup d’amis sont partis par l’est, en passant par la Russie. Ils n’ont pas eu le choix : certains n’avaient plus de maison et la nourriture manquait. Certains amis, par miracle, ont réussi à partir du côté ukrainien. Comme moi, j’étais tout près du côté ukrainien, mais certains d’entre eux sont partis après la fermeture du corridor vert et alors que les bombardements s’étaient intensifiés. C’était déjà difficile avant, mais là, ça avait empiré, m’a-t-on raconté, et certains obus ont touché des réservoirs de produits chimiques. Ils ont explosé et il y a eu des nuages de fumée rose. Les gens passaient du côté ukrainien en passant par les forêts et les champs.
Les événements de 2014 étaient-ils différents de ceux du 24 février 2022 ?
En 2014, les Russes avaient tenté d’inonder Roubijne, ils avaient fait sauter le pont sur le Siverskyi Donets, et avaient essayé d’entrer des deux côtés, mais les nôtres avaient repris la ville. À l’époque, certains bâtiments avaient été endommagés, dont la maison d’un de mes amis. Le toit avait été touché par un tir de mortier, mais l’obus n’avait pas explosé. La mine avait juste percé le toit et y était restée pendant trois mois jusqu’à ce qu’il monte sur le toit. Il l’a vu et a appelé le service des situations d’urgence. Certaines personnes avaient eu leurs fenêtres brisées à ce moment-là, et je sais que des gens ont été tués en 2014, mais cela s’était passé à la périphérie de la ville. À l’époque, la ville n’était pas occupée, nos soldats repoussaient les Russes. En six mois ou un an, le pont a été restauré, des barrages routiers ont été installés et c’est tout. D’autres villes ont subi des dégâts plus importants.
La ville la plus proche de nous est Severodonetsk. Les Russes voulaient la prendre également en 2014, mais il y avait là-bas une usine chimique, et chez nous, il y avait l’usine « Zoria », qui produisait des explosifs pour la construction. Et à l’époque, ils [les Russes] ont dit que s’ils frappaient, il y aurait de fortes explosions. Cette fois-ci, ça ne les a pas arrêtés. Ils ont bombardé « Zoria ». Heureusement, presque tout avait été sorti de l’usine, mais il y a quand même eu une forte explosion lorsqu’elle a été touchée.
La population russophone était-elle opprimée à Roubijne ?
Pour être honnête, en 2014, l’ukrainisation a commencé chez nous. La langue russe n’était presque plus enseignée à l’école, et si elle l’était, c’était en tant que langue étrangère. Il n’y avait plus de classes russophones. Mais ils ont quand même imposé l’idéologie russe : « Les « banderovtsy » vous dévoreront là-bas. Nous faisons partie de l’Ukraine, mais cette autre Ukraine n’est pas notre amie ». Ils nous bourraient le cerveau, car il y a eu l’ukrainisation, mais en même temps ils essayaient de prouver que la Russie, c’était bien aussi. À Roubijne, presque tout le monde est russophone, comme dans presque toute la région de Louhansk, mais il n’y a eu aucune discrimination à notre encontre. Quand je suis arrivé à Lviv, je parlais russe au début et personne ne s’en est offusqué. Nous avons été accueillis normalement, nourris, hébergés, habillés. Quand j’ai commencé à travailler ici, je parlais russe. Ce qu’ils disent dans les journaux russes : « Les « banderovtsy » vous dévoreront là-bas » est absurde. La vie ici est bien meilleure que chez nous, parce qu’ici, les gens sont agréables et s’entraident.
Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)
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