Voix de guerre #45, Marina Lipovetska : « C’est intentionnellement que les Russes ont emmené les enfants ukrainiens par groupes »
Marina Lipovetska raconte les difficultés et les joies du « Service de recherche d’enfants Magnolia » en évoquant la façon dont les Russes rendent compliquée la recherche des enfants ukrainiens, le harcèlement subi par des Ukrainiens dans des écoles européennes, et le regroupement familial.
Cela fait plus de 20 ans que le « Service de recherche d’enfants Magnolia » travaille en Ukraine pour aider à retrouver et à assurer la sécurité de chaque enfant disparu. Elle a été fondée à l’initiative de journalistes qui se sont mobilisés autour de l’idée d’utiliser les médias (à l’époque il n’y avait que la télévision) pour expliquer de façon précise aux citoyens les circonstances de la disparition de l’enfant et sa photographie, ce qui augmente considérablement les chances de le retrouver.
L’organisation « Magnolia » a été officiellement créée en 2001 et nous avons rapidement commencé à utiliser diverses ressources pour aider à retrouver les enfants disparus le plus rapidement possible. Il y a 20 ans, lorsque des parents nous contactaient, ils nous écrivaient une lettre et joignaient une photo de l’enfant disparu. Nous avions une personne spéciale qui se rendait chaque jour à la gare centrale de Kyiv pour récupérer les lettres des parents transmises par les conducteurs de train.
Aujourd’hui, la situation a bien changé. Pour signaler une disparition d’enfant, il suffit d’appeler le numéro d’urgence 116 000, accessible depuis n’importe quel téléphone portable depuis les 4 coins de l’Ukraine. Nous avons également mis en place des logiciels chatbots.
Comment la guerre a-t-elle affecté le travail du « Service de recherche d’enfants » ?
Malheureusement, personne n’était préparé à ce qui est arrivé le 24 février 2022. Deux missiles sont tombés à proximité de nos bureaux, ce qui a perturbé les communications et le fonctionnement de notre ligne d’assistance téléphonique. Mais nous comprenions tous qu’il nous fallait maintenir ce contact et trouver de toute urgence une solution pour que les gens puissent nous contacter, car depuis 20 ans, les mots « Service de recherche d’enfants » étaient devenus si connus que les gens comptaient sur notre aide dès que des enfants disparaissaient.
Au début de l’invasion, nous avons mis en place des canaux alternatifs pour permettre aux gens de nous contacter : des bots sur la messagerie Telegram, une page Facebook et des logiciels chatbots sur notre site internet « Service de recherche d’enfants ». Auparavant, nous recevions environ 300 demandes de parents d’enfants disparus par an. Lorsque nous avons activé ces lignes d’assistance, nous avons commencé à recevoir des centaines d’appels par jour.
Même s’il s’agissait de circonstances complètement différentes de disparition d’enfants, toutes étaient terribles. Des familles entières étaient portées disparues : parents et enfants se réfugiaient dans des caves, en particulier dans les localités qui se sont rapidement retrouvées occupées. Comme il n’y avait plus aucun accès aux communications mobiles, personne ne savait ce qui se passait ni s’ils étaient en vie.
Nous avons également commencé à recevoir des messages à propos d’enfants perdus pendant le processus d’évacuation, qui, bien sûr, s’est fait de manière chaotique dans les premiers temps. Tous cherchaient à fuir comme ils pouvaient. Dans certains cas, afin de sauver leurs enfants, des parents les ont confiés pas même à des proches, mais, par exemple, à des voisins. Il y a eu des cas terribles où, à cause des bombardements ou de l’occupation, des parents ont été tués et leurs enfants ont été emmenés.
Combien de demandes avez-vous reçues à ce jour ?
Depuis le début de l’invasion à grande échelle et jusqu’à aujourd’hui, notre « Service de recherche d’enfants » a déjà reçu plus de 3 150 demandes de parents et de proches recherchant leurs enfants. À l’heure actuelle, c’est une grande joie et un grand bonheur pour nous que la plupart des enfants aient été retrouvés. La plupart des enfants sont en vie et ont retrouvé leur famille. Malheureusement, les circonstances de leur disparition ont été terribles, tous les parents de ces enfants n’ont pas survécu, mais nous avons aidé d’autres membres de leurs familles (tantes, oncles, grands-parents) à les retrouver et à les récupérer.
La situation la plus difficile dans la recherche d’enfants portés disparus est celle des enfants qui ont disparu dans les territoires occupés. Pour la première fois, nous avons vu qu’il était possible que des enfants soient déportés, kidnappés et enlevés à leurs parents et même emmenés ailleurs. Ça s’est produit !
Lorsque la région de Kyiv a été libérée, nous avions déjà des demandes de recherche d’enfants disparus, par exemple à Boutcha, Irpin, Hostomel. Je pense que l’ensemble de l’Ukraine et le monde entier savent malheureusement ce qui est arrivé aux personnes qui ont vécu sous l’occupation russe. De nombreux civils ont été tués, mais après la libération, lorsque les criminologues se sont rendus sur place et que la police ukrainienne a pu entrer dans ces villes, il s’est avéré qu’il n’y avait pas d’enfants là-bas.
Heureusement, il n’y avait pas non plus les corps des enfants portés disparus, mais les enfants eux-mêmes n’étaient pas là. Certains ont déclaré qu’au moment de l’occupation, ils étaient là. Ainsi, en poursuivant nos recherches, nous avons appris pour la première fois, autour d’avril-mai 2022, que des enfants pouvaient être délibérément emmenés ailleurs. À ce moment-là, il était impossible d’imaginer que quiconque puisse songer à retirer des enfants à leurs parents ou à leur famille et à les emmener sur le territoire de l’État agresseur. Au fur et à mesure de la libération des territoires ukrainiens occupés, il devenait de plus en plus évident qu’il ne s’agissait pas de cas isolés.
Et il ne s’agit pas, comme le dit la propagande russe, de sauver ces enfants. Non, ce n’est pas ce qui s’est passé. Dans des villes occupées comme Marioupol ou Kherson, des enfants ont été emmenés par groupes entiers. Intentionnellement.
Nous disposons de faits confirmant que plus de 600 enfants ukrainiens ont été déportés vers le territoire de la fédération de Russie ou déplacés de force vers des territoires occupés tels que la « République populaire de Donetsk » (RPD) et la « République populaire de Louhansk » (RPL) et la Crimée. À ce jour, l’Ukraine a réussi à faire revenir 388 enfants qui avaient été déportés de force vers la fédération de Russie. Par ailleurs, je voudrais ajouter que l’organisation ukrainienne « Magnolia » est grandement aidée par des initiatives telles que les communautés OSINT dans les cas où des enfants ont disparu dans des territoires occupés et ont pu être déportés. Un large éventail d’outils est alors utilisé, par exemple la reconnaissance faciale à partir de photographies, si une photo d’un groupe d’enfants ukrainiens est publiée sur des sites ou des médias russes, et qu’un enfant disparu que nous recherchons apparaît sur cette photo. Nous procédons également à une analyse par géolocalisation, qui donne des indices sur l’endroit exact où l’enfant a été emmené. Parfois, la photo peut même contenir le nom d’un établissement d’enseignement ou d’une institution, comme un internat de la fédération de Russie, où ces enfants peuvent se trouver.
L’Ukraine est le premier pays à s’être adapté et à utiliser les technologies OSINT pour la recherche d’enfants disparus. À l’heure actuelle, nous avons reçu des informations sur 233 enfants qui sont actuellement recherchés en Ukraine. Ils sont officiellement recherchés par la police nationale ukrainienne, et nous avons déjà la confirmation qu’ils se trouvent actuellement en fédération de Russie. Nous pouvons même retracer certains itinéraires de leurs déplacements et savoir qui exactement est responsable de ces actes.
Dans certains cas, nous pouvons dire qu’il s’agit d’une violation absolue du droit international. Malheureusement, certains enfants ont été offerts à l’adoption en fédération de Russie et placés dans des familles russes. En outre, leurs noms et prénoms ont été modifiés afin de compliquer le processus de recherche et de retour de ces enfants. Dans le cadre des défis auxquels nous sommes confrontés depuis le début de l’invasion à grande échelle, l’organisation « Magnolia » s’est également vu confier une fonction et une mission importantes : la défense des droits des enfants ukrainiens au niveau international.
À plusieurs reprises, nous avons eu l’honneur de prendre la parole devant le Parlement européen au sujet de la déportation des enfants ukrainiens et de leur transfert vers les territoires occupés. Nous avons eu l’honneur de rencontrer la reine de Belgique et la reine de Suède. Il est essentiel pour nous de ne pas passer ce problème sous silence, mais d’en parler.
Y a-t-il des enfants ukrainiens portés disparus sur le territoire de l’Union européenne ?
Au cours des premiers mois de l’invasion à grande échelle, le Service national des frontières de l’Ukraine, ainsi que les services frontaliers d’autres pays, se sont mis d’accord sur un régime simplifié de franchissement des frontières.
Tout le monde comprenait l’horreur de la situation, les menaces pour la vie et la santé des gens. Ainsi, des enfants ont pu sortir sans être accompagnés de leurs parents, sans procuration, parfois même avec des personnes étrangères à leurs familles.
Il pouvait s’agir de voisins ou de témoins qui, voyant les logements détruits et un enfant seul dans la rue sans ses parents, ont essayé de secourir ces enfants et de les recueillir. Donc, oui, il y a eu en Europe des enfants portés disparus, et il y en a encore.
Je tiens à souligner que les premiers mois ont été très difficiles, car la police ukrainienne était débordée. En outre, toutes les bases de données, y compris celles du gouvernement ukrainien, ont fait l’objet d’attaques constantes de la part de pirates informatiques, notamment la base de données contenant des informations sur la recherche d’enfants. À ce moment, la fédération Missing Children Europe et des ONG de pays européens nous ont prêté main forte. Dans certains cas, nous avons reçu l’aide des services de police d’autres pays au cours de ces premiers mois. Ainsi, la police slovaque a joué un rôle de soutien et a contacté Interpol pour publier des annonces concernant la disparition d’un enfant ukrainien.
Aujourd’hui, la situation est quelque peu différente, puisque plus de deux ans se sont écoulés depuis le début de l’invasion à grande échelle. Il y a encore des cas de disparitions d’enfants ukrainiens en Europe, mais cela est dû au fait que ces enfants vivent déjà depuis un certain temps dans des pays de l’Union européenne. En général, ils y sont déjà scolarisés. S’ils ne sont pas venus là avec leurs parents mais de leur propre chef, ils vivent avec des tuteurs qui sont désignés par les gouvernements de ces pays. Et plus le temps passe, plus les enfants ukrainiens peuvent être confrontés à l’incompréhension et à l’exclusion dans d’autres pays. L’enfant se retrouve seul avec la pensée de la guerre qui se déroule dans son pays et le sentiment que personne ne le comprend autour de lui. Malheureusement, j’ai eu connaissance de cas de harcèlement dans des écoles européennes visant spécifiquement des enfants ukrainiens.
Il arrive que des camarades allument des sons d’alertes aériennes sur leur téléphone portable pendant la récréation et qu’ils voient la réaction des enfants ukrainiens, effrayés. Dans de tels cas, l’enfant ne sait pas vers qui se tourner, il a l’impression d’être laissé seul face à ce problème et il pense que la seule solution est de s’enfuir.
Pour notre part, en Ukraine, nous essayons de faire tout notre possible pour retrouver les enfants ukrainiens à l’étranger. Nous faisons le lien entre notre pays et le pays où l’enfant a disparu. Par exemple, un enfant disparaît en Espagne. Les parents sont en état de choc, ils ont du mal à se ressaisir et à comprendre quelles sont les démarches à effectuer, comment contacter correctement la police, quels sont les documents nécessaires, etc. Et même lorsqu’on vit en Espagne, il se peut qu’on ne connaisse pas suffisamment bien la langue pour demander de l’aide.
Dans ce cas, notre rôle est de contacter une organisation similaire à la nôtre en Espagne, afin qu’elle puisse accompagner les demandeurs, parents ou proches, qu’elle les aide à contacter correctement la police, à rassembler les documents nécessaires et à expliquer la situation. En outre, ces organisations diffusent des avis de disparition d’enfants avec des photos et une description de la situation. Quant à nous, nous servons de lien entre la police, par exemple en Espagne ou dans un autre pays, et la police ukrainienne, afin de coordonner des actions communes et d’aider à retrouver l’enfant disparu le plus rapidement possible.
Il est très important de comprendre que nous avons des frontières très nettes : l’Ukraine et l’ensemble des autres pays. Et lorsqu’un enfant disparaît dans les pays de l’UE, il peut disparaître en Espagne et se retrouver en Belgique, car il n’y a pas de frontières clairement établies dans les pays de l’UE. Notre mission est également de veiller à ce que même si un enfant disparaît, par exemple en Pologne, les 32 autres pays membres de la Fédération Missing Children Europe s’impliquent dans la recherche de cet enfant.
Comment les gens peuvent-ils voir les annonces depuis l’Espagne ?
Aujourd’hui, en Ukraine, nous sommes diffusés sur plus de 20 chaînes de télévision, mais en plus de cela, la diffusion de nos annonces via internet est un outil très puissant et important, car il ne connaît pas de frontières. Le soutien des blogueurs et des influenceurs qui diffusent nos annonces concernant des enfants disparus est important pour nous. Ces annonces peuvent donc être vues par les Ukrainiens depuis n’importe quel coin du monde et de n’importe quel pays d’Europe. Notre numéro d’urgence, le 116 000, est disponible depuis toute l’Ukraine (les appels sont gratuits pour les abonnés de tous les opérateurs de téléphonie mobile). En outre, il faut souligner qu’il s’agit d’un numéro européen unique : le numéro d’urgence pour les enfants disparus. Ainsi, dans n’importe quel pays européen, en appelant le 116 000, une personne pourra recevoir le soutien et l’assistance de l’organisation concernée dans le pays dans lequel elle se trouve.
Le bot du « Service de recherche d’enfants » sur la messagerie Telegram
Le site du « Service de recherche d’enfants »
Pour contacter d’urgence le « Service de recherche d’enfants », écrivez à l’adresse suivante : missingchildren@magnolia.org.ua
Interview : Oleksiy Sidorenko.
Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)
Pour en savoir plus sur le projet Voix de guerre, rendez-vous ici