Voix de guerre #47, Anna Mouchtoukova et Olha Manoukhina. Entre découragement et espoir.

Voix de guerre #47, Anna Mouchtoukova et Olha Manoukhina. Entre découragement et espoir.

 89 familles de la région de Kyiv attendent le retour de captivité de leurs proches. Entretien avec deux représentantes du Groupe d’initiative « Nos très chers ».

Anna Mouchtoukova et Olha Manoukhina sont les deux représentantes du groupe d’initiative « Nos très chers ». Le groupe rassemble 89 familles de la région de Kyiv. Depuis deux ans et demi, épouses, parents et enfants attendent le retour de captivité de leurs proches. Anna attend son mari, et Olha son mari et son fils, qui a eu 22 ans il y a peu, en captivité.


Les Russes ont capturé des civils au début de l’invasion à grande échelle, alors qu’ils s’avançaient rapidement dans la région de Kyiv. 42 personnes ont été enlevées dans la seule commune urbaine de Dymer. D’autres civils ont également été capturés par les envahisseurs lors de leur retraite. En juillet 2022, Slidstvo Info a rapporté que l’armée russe avait enlevé des civils ukrainiens et les avait utilisés comme « boucliers humains » pour couvrir l’armée et les véhicules lors de son retrait en Russie et au Bélarus à la fin du mois de mars.

Anna Mouchtoukova et Olha Manoukhina, représentantes du groupe d’initiative « Nos très chers »

« Ce sont tous des civils ! Nous n’avons pas de professions militaires. Ce sont des ouvriers du bâtiment, des cuisiniers, des chauffeurs, des gestionnaires. Mon mari n’a même pas fait son service militaire », raconte Anna Mouchtoukova. « Mon mari et mon fils n’ont même pas de livret militaire », ajoute Olha Manoukhina.

Cette pratique des enlèvements de civils, dont font usage les Russes dans les territoires temporairement occupés, n’est pas nouvelle.

« Les mesures démonstratives de rétorsion contre les civils pour terroriser la population font partie de la politique des occupants, qui a commencé il y a 10 ans », a rappelé Oleksandr Pavlitchenko, directeur exécutif du Groupe ukrainien d’Helsinki pour les droits humains, lors d’une table ronde organisée au Centre de presse de crise ukrainien.

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Depuis plus de deux ans maintenant, chaque matinée de ces deux femmes ressemble tristement à la précédente. Un salut rapide, puis des échanges avec d’autres groupes d’initiative, l’organisation d’événements, des appels interminables aux organismes nationaux et internationaux.

« Ce n’est pas le matin que ça commence, c’est 24h/24. Sans dormir. Évidemment, nous ne nous reposons presque jamais. C’est du stress, des crises de nerf, des larmes, de l’attente. Dès que nous entendons parler d’un échange… Nous ne sommes pas les seules à vivre tout cela, tous ceux dont les proches sont en captivité vivent la même chose », explique Anna Mouchtoukova, qui a peine à retenir ses larmes.

« Nous écrivons au Centre de coordination, au ministère de la réintégration des territoires temporairement occupés , nous nous adressons à nos députés. Nous avons contacté Kirill Boudanov (directeur du renseignement militaire ukrainien). Nous nous sommes adressées partout où nous pouvions. Nous avons organisé une action dans le parc Chevtchenko. Nous avons eu l’occasion de parler en tête-à-tête avec M. Lubinets (Commissaire aux droits de l’homme ukrainien). Toutes les femmes souhaitent que leur être aimé revienne au plus vite, toutes les mères souhaitent que leur fils soit vite de retour. Nos enfants veulent voir leurs pères. Un de nos collaborateurs s’est même agenouillé devant le Commissaire aux droits de l’homme. Ils ont accès au niveau international. Nous voulons qu’ils ressentent eux aussi notre douleur, notre perte », déclare Olha Manoukhina.

© Andriy Didenko / Groupe des Droits Humains de Kharkiv (GDHK)

Malheureusement, le résultat souhaité n’est toujours pas en vue. Seuls deux habitants de la commune urbaine ont été retrouvés depuis le début de l’invasion à grande échelle. L’un d’entre eux est mort chez lui après son retour de captivité.

Les deux femmes connaissent les lieux de détention de tous les prisonniers, mais refusent de dire d’où elles tiennent ces informations. Cependant, le fait de le savoir ne permet pas la communication avec les détenus. Il n’y a aucune possibilité de leur envoyer des courriers ou de leur faire passer des colis. Une seule fois, de courtes lettres ont été reçues, fin août 2022.

« Je suis en vie, je ne suis pas malade. Ce sont les quatre mots qui nous sont les plus chers », dit Anna Mouchtoukova, épouse d’un détenu civil ukrainien.

Le droit international interdit de faire des prisonniers civils. Comme l’a fait remarquer Artur Dobroserdov, commissaire du ministère ukrainien de l’Intérieur chargé des personnes disparues dans des circonstances particulières : « Un otage civil ou une personne privée de sa liberté personnelle ne peut pas être échangé. Selon le droit humanitaire international, il ne peut y avoir d’otages civils. Et s’il y en a, ils doivent être libérés ».

Mais, bien entendu, il ne peut être question de libération. Certains prisonniers ne sont pas détenus sous leur identité réelle, et ils sont délibérément transportés d’un endroit à l’autre afin de compliquer les recherches. Ils sont transférés sous le statut illégal de « personnes opposées à la SVO [Opération militaire spéciale] » et détenus sans statut ou faisant l’objet de faux procès qui les incriminent de crimes de guerre.

© Andriy Didenko / GDHK

Anna Mouchtoukova dit avoir vu des photos de presque tous les prisonniers de leur commune urbaine sur des chaînes Telegram russes. Sous certaines photos, une légende indiquait qu’il s’agissait de prisonniers de guerre. En réponse à une de ses demandes, elle a été informée que les civils de la région de Kyiv ne faisaient l’objet d’aucune procédure pénale de la part de la fédération de Russie.

« Nos gars ne sont pas du tout protégés. Les militaires, eux, au moins, ont certains droits. D’une manière ou d’une autre, ils sont protégés par notre État. Pourtant, nos gars sont eux aussi des humains. Eux aussi sont des citoyens ukrainiens. Les civils sont en effet soumis aux mêmes tortures que nos militaires », déclare Olha Manoukhina.

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Les proches de personnes enlevées par les Russes sont souvent confrontés à un dilemme : doivent-ils exiger de la publicité ou garder le silence pour ne pas nuire davantage à leur proche détenu ? Cela n’est pas surprenant, car la brutalité des Russes s’étend aussi bien aux combattants qu’aux civils. Le Groupe de défense des droits humains de Kharkiv a décrit un réseau structuré à deux niveaux de lieux de détention illégale et de torture de civils dans la région de Kharkiv.

« En tant que coordinatrices du groupe, Olha et moi essayons de faire comprendre aux gens qu’ils ne doivent pas baisser les bras. Il faut en parler le plus possible, ne pas rester silencieux. Nous devons nous soutenir les uns les autres, et attendre tous ensemble le retour de captivité de nos proches », déclare Anna Mouchtoukova.

« Si nous ne frappons pas à toutes les portes, elles ne s’ouvriront pas ! » — résume Olha Manoukhina.

© Andriy Didenko / GDHK

Pour rappel, le Groupe de défense des droits humains de Kharkiv a mis en place une permanence téléphonique concernant les civils et les prisonniers de guerre disparus ou détenus. Au cours des années de notre travail, nous avons réussi retrouver plus de 30 % des personnes qui nous avaient été signalées.

Interview : Andriy Didenko. Montage : Artem Netchaev. Article : Emilia Prytkina


Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)

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