Sergueï Kovalev : in memoriam

Sergueï Kovalev : in memoriam

Le 9 août dernier décédait Sergueï Adamovitch Kovalev (02/03/1930 – 09/08/2021). Biophysicien, défenseur des droits humains, membre du groupe d’initiative de défense des droits humains en URSS, rédacteur de « Chronique des événements en cours », Sergueï Kovalev fut une des figures majeures parmi les militants des droits civiques et des droits humains. Mémorial France a souhaité lui rendre hommage en publiant la traduction de deux textes parus suite à son décès sur le site de Memorial International. Le premier décrit le parcours de Sergueï Kovalev. Le second, plus personnel s’attèle à dresser le bilan d’une vie consacrée à la défense de nos libertés.

Sergueï Adamovitch Kovalev

Sergueï Adamovitch Kovalev naît en Ukraine, dans la localité de Seredina Buda, oblast de Soumy. Son père est employé du chemin de fer. Il passe son enfance et sa jeunesse dans le village ouvrier de Podpipki près de Moscou. En 1952 il termine ses études à la faculté de Biologie de l’université de Moscou et en 1955 il y obtient son doctorat. Auteur de plus de 60 publications scientifiques, il étudie l’électrophysiologie du tissu myocardique. De 1965 à 1969 il est directeur de recherches du laboratoire inter-universitaire de méthodes mathématiques appliquées à la biologie ; il en est l’un des plus éminents spécialistes.

Le rejet de l’idéologie soviétique et des formes d’organisation sociale de l’URSS trouvent leur origine dès l’enfance de Kovalev. C’est ce qui l’a conduit à se détourner des études en sciences humaines – droit ou histoire – et à choisir une carrière scientifique. Mais au moment où il entre à l’université, en 1948, commence le règne sans partage du « lyssenkisme » : la biologie devient un domaine aussi soumis à l’idéologie que les sciences humaines.

La première intervention de Kovalev contre la doctrine de T.D. Lyssenko remonte à 1956 : il est l’un des auteurs d’une lettre adressée au doyen de la faculté de biologie de l’Université de Moscou sur la nécessité de réformer en profondeur les cours de génétique de manière à ce que soient présentées les différentes théories scientifiques. Sous la pression des responsables du parti et du komsomol la plupart des signataires retirent leurs noms, mais Kovalev fait partie des quelques-uns qui refusent de céder. Cette action n’a pas de conséquence pour lui bien que, évidemment, elle l’ait fait repérer par le KGB (six mois plus tard l’histoire de la lettre ressortait au cours d’un entretien avec des fonctionnaires de la sécurité de l’Etat qui tentaient de le recruter comme informateur).

L’affaire Siniavski-Daniel est le déclencheur de l’engagement de Kovalev en faveur des droits humains : bien que ne connaissant pas personnellement les écrivains jugés, Kovalev organise à l’Institut de biophysique l’écriture de lettres pour les soutenir. En 1967 et 1968 il signe une série de pétitions en lien avec l’enquête puis le procès de « l’affaire des quatre ». En octobre 1968, au moment du procès contre les participants à la manifestation du 25 août 1968 sur la Place rouge, il fait la connaissance de Piotr Grigorenko, Tatiana Velikanova, Piotr Iarik, Natalia Gorbanevskaïa et d’autres militants du mouvement clandestin de défense des droits humains, et devient un membre de leur cercle.

En mai 1969, en même temps que son ami le plus proche et collègue à l’université, Alexandre Lavout, il intègre le groupe d’initiative de défense des droits humains en URSS : la plupart des documents du groupe portent sa signature. A partir de ce moment il fait l’objet, en permanence, d’interrogatoires et de perquisitions. Il est bientôt obligé, tout comme Lavout, de quitter l’université ; il trouve un emploi dans une station expérimentale de pisciculture en qualité de responsable scientifique.

Il maintient des liens étroits avec les dissidents de Lituanie et de Géorgie. A partir de mars 1972, après la parution de la Chronique de l’église catholique lituanienne, il participe à la diffusion à l’ouest des numéros de ce bulletin d’information.

En septembre 1974 il devient membre de la section soviétique d’Amnesty International.

Début 1972, il rejoint le groupe de rédacteurs de la Chronique des événements en cours et prend rapidement en charge la fonction de rédacteur en chef. Il dirige les numéros 24 à 27 de la Chronique. Il participe à la décision d’en suspendre la parution en janvier 1973.

Au début de l’automne 1973 il soutient la décision de reprendre la publication de la Chronique et assure la rédaction de trois numéros de rétrospective (les numéros 28, 29 et 30) portant sur les événements du 15 octobre 1972 à fin décembre 1973. Le 7 mai 1974 Kovalev, au cours d’une conférence de presse qu’il convoque dans son appartement aux côtés de Tatiana Velikanova et Tatiana Khodorovitch, présente aux correspondants de la presse étrangère les trois numéros. Lors de cette conférence Kovalev, Velikanova et Khodorovitch remettent aux journalistes une déclaration selon laquelle ils estiment de leur devoir de mettre tout en œuvre pour une diffusion la plus large possible de la Chronique. Le public, ainsi que, selon toute vraisemblance, les organes de sécurité, comprend cette annonce comme une reconnaissance publique de la participation des auteurs à la Chronique et le refus de la rédaction de rester anonyme. D’ailleurs, en ce qui concerne Kovalev et Velikanova, cette supposition est proche de la réalité, tous deux ayant joué un rôle clé dans la préparation de la Chronique. La reparution de la Chronique des événements en cours est un signal fort de la sortie de la crise qu’a connu le mouvement de défense des droits humains en 1972-1973.

Par la suite, Kovalev participe en qualité de rédacteur en chef à la préparation des numéros 32 et 33 de la Chronique ainsi que d’une partie du numéro 34 (le numéro 31, consacré au mouvement des Tatars de Crimée, a été élaboré par Alexandre Lavout). Le 28 décembre 1974, alors que le numéro 34 est pratiquement bouclé, il est arrêté sous l’accusation de « propagande antisoviétique ». Il est accusé d’avoir relancé la publication de la Chronique des événements en cours, d’avoir participé à la préparation de sept numéros (du 28 au 34), d’être signataire de pétitions du groupe d’initiative de défense des droits humains en URSS ainsi que de nombreux autres textes en faveur des droits humains, dont une histoire liée à la diffusion de L’Archipel du Goulag, de détenir trois numéros de la Chronique de l’église catholique de Lituanie et d’utiliser les textes de cette revue pour la publication d’articles dans la Chronique des événements en cours. Cette dernière accusation sert de prétexte pour délocaliser l’enquête à Vilnius, où Kovalev est expédié juste après son arrestation. Son procès se déroule devant la Cour suprême de la RSS de Lituanie du 9 au 12 décembre 1975. Kovalev plaide non coupable, polémique vivement avec le procureur et les juges ; le deuxième jour il est expulsé de la salle d’audience. Ni les dissidents lituaniens ni les militants de Moscou (dont Andreï Sakharov) venus à Vilnius ne sont autorisés à pénétrer dans le tribunal. Verdict : 7 ans de camp et 3 ans de relégation.

1975. Photo issue du dossier judiciaire de Sergueï Kovalev. Source Memo.ru

Les protestations contre la condamnation de Kovalev donnent lieu à une grande campagne internationale. En URSS la pétition Liberté pour Sergueï Kovalev est signée par 178 personnes en 1976 (ce nombre est exceptionnellement élevé pour les années 1970). La pétition est soutenue par des prisonniers politiques des camps de Perm, du Doubravlag (Mordovie) et de la prison de Vladimir. L’arrestation et le procès conduisent son fils Ivan Kovalev à rejoindre le mouvement de défense des droits humains.

Il purge sa peine dans les camps politiques de Perm ; en 1980, par suite d’actions de résistance dans le camp et de « non-respect du règlement » il est transféré à la prison de Tchistopol. De 1982 à 1984 il purge sa relégation au village de Matrosovo, oblast de Magadan. Il y travaille comme homme à tout faire puis assistant de laboratoire.

Après sa libération il s’installe à Kalinine (aujourd’hui Tver). En 1987, il rentre à Moscou. Il prend part immédiatement à des actions militantes, participe activement aux initiatives démocratiques : création du press-club « Glasnost » (1987-1989), organisation et tenue d’un colloque public international sur les questions humanitaires (décembre 1987). Dès le milieu de l’année 1989 il devient, à l’invitation de Sakharov, l’un des co-présidents de l’équipe chargée du projet sur les droits humains du Fonds international pour la survie et le développement ; il rejoint le groupe Helsinki de Moscou, relancé en 1989. Lors du premier congrès de l’association Memorial, en janvier 1989, il est élu au conseil d’administration.

Début décembre 1989, à la demande pressante de Sakharov, il décide de présenter sa candidature au Congrès des députés du peuple de la RSFSR. La campagne électorale de Kovalev est soutenue par le bloc Russie Démocratique et l’association Memorial. En mars 1990 il gagne les élections dans l’une des circonscriptions de Moscou et devient député. Lors du 1er Congrès des députés de RSFSR (en mai-juin 1990) il est élu membre du Soviet Suprême de la République de Russie et président du Comité du Soviet suprême de Russie pour les droits humains : il rejoint le bloc Russie Démocratique. En sa qualité de président du comité pour les droits humains il devient membre du Présidium du Soviet Suprême. Il est l’un des auteurs de la Déclaration des droits et libertés de l’homme et du citoyen en Russie (adoptée par le Soviet suprême de RSFSR le 22 novembre 1991), de la Loi du 18 octobre 1991 de Réhabilitation des victimes des répressions politiques, du chapitre 2 de la Constitution de 1993 de la République fédérale Droits et libertés de l’homme et du citoyen. A l’initiative de Kovalev des réformes sont apportées à la législation pénitentiaire en vue de garantir les droits des détenus et d’améliorer leur situation.

Il est l’un des organisateurs du Congrès international en hommage à Andreï Sakharov (« Paix, progrès, droits humains ») qui se tient à Moscou du 21 au 25 mai 1991. Il participe à de nombreux congrès et conférences sur les droits humains, tant en Russie qu’à l’étranger.

En septembre-octobre 1993, pendant le conflit entre le Soviet suprême de Russie et le président Eltsine, il prend le parti de ce dernier et approuve la dissolution du Congrès des députés du peuple de Russie. Il proteste néanmoins contre les agissements de la milice dans les rues de Moscou durant l’état d’urgence. Eltsine le nomme par décret président de la Commission des droits de l’homme auprès du Président de la Russie.

Il devient président du mouvement Choix de la Russie, devient dirigeant du parti Choix Démocratique de la Russie créé sur la base du mouvement, puis, après l’autodissolution de ce parti, rejoint l’alliance « Union des Forces de Droite ». En 1993, 1995 et 1999 il est élu député de la Douma d’Etat. Il est membre de la délégation russe à l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

En janvier 1994 il est élu par la Douma au poste de Défenseur des droits de l’homme en Russie, poste créé dans la Constitution de 1993. Il entreprend la préparation d’une loi Du défenseur des droits de l’homme dans la fédération de Russie (adoptée en 1997, après la démission de Kovalev de ses fonctions officielles.)

Pendant la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) Kovalev devient une personnalité connue dans l’ensemble de la Russie et dans le monde entier, en critiquant sévèrement la politique du Président dans la « question tchétchène » et sa décision de recourir à la force armée contre les séparatistes. Il dirige une mission d’observation des organisations civiles dans la zone de conflit armé en Tchétchénie. En mars 1995 la Douma le destitue de son poste de Défenseur des droits de l’homme.

En juin 1995 il est médiateur lors des négociations entre le gouvernement russe et les terroristes de Chamil Bassaïev qui avaient pris en otage l’hôpital de Boudennovsk dans le kraï de Stavropol. Avec d’autres membres de la mission d’observation il rejoint le groupe d’otages volontaires pour se remettre aux mains des terroristes en échange de la libération de l’hôpital et des 1500 otages civils qui y étaient détenus, et pour servir de garantie du respect des accords négociés.

En janvier 1996, en signe de protestation contre la poursuite de la guerre, il démissionne de son poste de président de la commission pour les droits de l’homme auprès du Président ; par la suite il n’occupera plus jamais aucune fonction officielle.

Depuis le début des années 2000, Kovalev est l’un des adversaires les plus sévères et les plus intransigeants de la politique intérieure et extérieure du président Poutine. Suite au soutien apporté à Poutine par l’Union des Forces de Droite, il quitte le parti et rejoint Iabloko, dont il devient membre du conseil politique.

En 2003 il se présente à nouveau à la Douma d’Etat sur les listes de Iabloko mais ne devient pas député car le parti n’a pas réussi à dépasser la barre des 5 %.

A partir de 1992 il est président de l’une des branches de Memorial International, l’association Memorial Russie.

Il préside l’Institut des droits humains qui est un centre d’expertise citoyen créé après la dissolution de l’équipe de projet de défense des droits humains

Dans les années 1990 il publie régulièrement dans la presse russe et étrangère des articles sur des thèmes de philosophie politique ou d’actualité politique, il intervient souvent dans diverses instances publiques et lors de conférences internationales en Russie et à l’étranger. Les principaux articles et interventions de Kovalev durant cette période sont inclus dans son livre Le monde, le pays, l’individu, sorti en 2000, et en ligne sur le site de l’Institut des droits humains. Il développe ses points de vue historiques et politiques dans son livre Pragmatisme de l’idéalisme politique édité séparément en 1999 et également sur le site de l’Institut.

Il est l’auteur d’un livre de mémoires, L’envol du corbeau blanc, paru en 1997 dans une traduction allemande.

Il reçoit de nombreuses récompenses pour son action en faveur des droits humains parmi lesquelles : la Médaille commémorative du 13 janvier (Lituanie), le prix de la Ligue internationale des droits de l’homme (1996) et du Fonds tchèque « Personne en détresse » (1995), le prix des Droits de l’Homme de Nuremberg  (1995), le prix du comité Helsinki norvégien (1996), l’ordre de Chevalier d’honneur de la république tchétchène autoproclamée d’Itchkérie (1996), Grand commandeur de l’ordre du Grand-duc Gediminas de Lituanie (1999), les prix Kennedy (2000) et Olof Palme (2004), la Légion d’honneur française (2006), le prix Sakharov Pour la liberté de l’esprit (2009), Grand-croix de l’ordre du mérite polonais (2009) , le prix de la Liberté (Lituanie, 2010). Il est Docteur honoris causa en médecine de l’Académie de sciences de la ville de Kaunas (1993), Docteur honoris causa de l’Université de l’Essex dans le domaine des droits humains (1996). Au milieu des années 1990 il est proposé pour le prix Nobel de la paix.

Nikolaï Mitrokhine


Sergueï Kovalev en Tchétchénie en 1995. Photo Tomasz Kizny © memo.ru

Le marathonien

Le 9 août 2021, au petit matin, s’est éteint dans son sommeil Sergueï Adamovitch Kovalev, notre vieux camarade, notre maître, notre collègue. Constamment en train de discuter avec ses contradicteurs et avec le destin. Un scientifique, un chercheur, qui en tout cherchait un système. Luttant contre le système, il en sortait parfois vainqueur, mais il savait, même après une défaite désespérante, ne pas se résigner. Un homme au savoir encyclopédique et riche d’une vie digne de la Renaissance. On peut le dire maintenant, sans craindre de s’attirer de sa part une réplique meurtrière. On aurait pu emplir plusieurs de vies pleines et entières avec la seule vie de Sergueï Adamovitch.

Un scientifique, chercheur en biologie. Dès les bancs de l’école il s’inscrit au Club des jeunes biologistes auprès du jardin zoologique de Moscou. La faculté de biologie de l’Université de Moscou ne connaissait pas ses meilleures années quand il y faisait ses études et que régnait Lyssenko. Quand, à la mort de Staline, on menait tout le monde à diverses cérémonies funèbres, Kovalev, qui était en train de conduire quelque part un des chiens du chenil, répondit automatiquement, sans vraiment penser à ce qu’il disait, à ceux qui interpelaient « Mais un chien vivant, c’est quand même plus important qu’un lion mort ! » Oui, pour lui, les vivants furent toujours plus importants… La science, pour lui, n’était jamais loin de la chose publique. Quand, au début des années 1960, Lyssenko et les lyssenkistes relevèrent la tête, les scientifiques durent s’occuper à planter un dernier clou dans le couvercle du cercueil et ce clou fut un article publié dans les Izvestia sous la signature du Prix Nobel de chimie N. Semionov mais ce furent Kovalev et son ami de jeunesse Levon Chailakhyan qui l’écrivirent. Mais cet acte civique n’était que le prolongement de son activité scientifique. Kovalev soutint sa thèse et fut invité par Israël Moïseevitch Gelfand dans son laboratoire à l’Université de Moscou.

Mais, dans la seconde moitié des années 1960, le « civique » entra en conflit avec le « scientifique » Kovalev, avec tout le sérieux qui lui était propre, se plongea dans le mouvement de défense des droits humains qui n’avait pas encore gagné le nom de dissidence. Un jour, Gelfand lui dit au cours d’une discussion : « Vous me dites que le système est complètement vermoulu et qu’il suffirait de le pousser du doigt pour qu’il s’écroule. Mais on disait la même chose de Byzance ». Et Kovalev aurait répondu (ce n’était pas une réplique à chaud mais une réponse réfléchie) : « Eh bien, trois cents ans, c’est un délai qui me convient ! »

Cette position se révéla juste : le régime s’écroula au bout de bien moins de temps que les trois cents ans annoncés, mais ce fut uniquement parce que Sergueï Adamovitch et ses amis étaient des marathoniens qui ne comptaient pas sur une victoire rapide. Mais à l’époque, en 1969, Sergueï Kovalev et son ami Alexandre Lavout furent contraints de quitter l’université.

Kovalev, homme réfléchi et responsable, s’engagea dans le « mouvement » au cours de l’automne 1968, lors du procès où étaient jugés les manifestants qui avaient protesté sur la place Rouge, le 25 août, contre l’invasion soviétique en Tchécoslovaquie. Il n’était, de nature, ni un meneur, ni un orateur ou un manifestant et il aboutit finalement, en toute logique, à la Chronique des événements en cours. Les premiers rédacteurs de la Chronique avaient été arrêtés. En premier, Natalia Gorbanevskaïa, qui avait inventé la Chronique, puis vint le tour, en 1968 de Ilya Gabaï. Malgré les arrestations, la Chronique, durant quinze années, constitua l’essence, le style et l’axe du mouvement de défense des droits en Union soviétique.

Les arrestations de ceux que le KGB pensait être les « leaders » ou les « meneurs » du mouvement, leurs témoignages et leurs repentirs, le chantage exercé sur ceux qui étaient restés en liberté, provoquèrent une interruption de l’édition de la Chronique en 1972. Elle fut renouvelée en 1974, mais cette fois-ci par des gens qui revendiquaient ouvertement la responsabilité de sa diffusion. Il s’agissait de Tatiana Velikanova, Sergueï Kovalev et Tatiana Khodorovitch.  « Responsabilité » ici, n’est pas un vain mot : en décembre 1974 Sergueï Kovalev fut lui aussi arrêté.

Au cours de l’instruction précédant le procès, le KGB eut l’idée de démontrer la nature calomnieuse de la Chronique. Les numéros de la Chronique, dont Kovalev était tenu responsable, contenaient au total un millier d’informations. On ne trouva d’inexactitudes, si je me souviens bien, que dans une dizaine d’entre elles. Quant aux erreurs plus conséquentes, on pouvait les compter sur les doigts d’une main. Ainsi, l’instruction du KGB, démontra, sans le vouloir bien sûr, la qualité de la Chronique des événements en cours, une qualité que nos media russes d’aujourd’hui ne rêvent même pas d’atteindre.

Kovalev fut condamné à sept ans de détention à régime sévère suivis de trois années de relégation. Il Kovalev passa ses années de détention dans camps de la région de Perm’ et dans la prison de Tchistopol, la période de relégation à la Kolyma. Les camps fournissaient de nombreuses occasions de lutter pour la défense de ses droits, et il y avait de quoi nourrir abondamment la Chronique. L’administration du camp répondait dans la seule langue qu’elle connaissait, jusqu’au cachot et le passage du camp à la prison.

Le KGB y ajouta la pratique de la prise d’otages : on arrêta, jugea et condamna Ivan Kovalev et Tatiana Ossipova, le fils et la belle-fille de Sergueï Adamovitch. Mais Kovalev surmonta également cette épreuve.

La liberté, en 1984 — année orwellienne —pris la forme d’une vie au-delà de la limite des 100 km de Moscou quand survint soudain l’an 1985 : les trente premières années des trois cents dont parlait Kovalev avec son maître Gelfand ne s’étaient pas encore écoulées quand on sentit déjà le mur trembler. Pourquoi ? Certainement parce qu’il y avait eu des gens prêts à parcourir ce marathon.

Et aussi parce que se remplissaient les pages du « Livre des plaintes » dont parle Lancelot dans le Dragon de Schwarz. Non pas d’elles-mêmes, mais grâce aux efforts de Sakharov, Soljenitsyne, Kovalev, de bien d’autres encore… Parce que les gens lisaient ce livre, lisaient la Chronique, lisait d’autres textes du samizdat et que leur vision du monde évoluait. On trouvait des réponses aux questions incommodes. Et les réactions des gens à ces réponses changeaient elles aussi. De « Pas possible ! », on passa à « Il y quelque chose de vrai là-dedans… » pour finir par « Mais tout le monde sait cela ! ».

Sergueï Kovalev et Arséni Roginski en 2007

En 1988, Sergueï Adamovitch, ses amis et compagnons d’armes firent connaissance des gens de Memorial. En 1989, Memorial proposait la candidature d’Andreï Sakharov pour les élections au Soviet suprême de l’URSS et, peu de temps après, en 1990, celle de Sergueï Kovalev au Soviet suprême de Russie. Sergueï Adamovitch y prit la tête de la commission des droits de l’Homme, et les membres de Memorial le soutinrent dans ce travail. Nombre d’anciens dissidents, nombre de gens de Memorial, furent élus députés à l’époque. Ils parvinrent à modifier certaines choses, par exemple le système pénitentiaire, que Kovalev avait marqué dans sa chair. Mais…

Mais, à l’épreuve des faits, les temps nouveaux ne virent pas disparaître les violations brutales et massives des droits humains : elles évoluèrent seulement et aux répressions politiques succédèrent les conflits ethniques et sociaux. Au début, ils touchèrent principalement la périphérie d’une Union soviétique en train de s’écrouler, puis ils gagnèrent la Russie : l’Ossétie en1992, Moscou en 1993, la Tchétchénie en 1994.

Le « groupe de Kovalev » travailla en Tchétchénie à partir de décembre 1994 : les tentatives pour instaurer des négociations, les reportages effectués dans la ville de Grozny, où les bombardements tuaient des civils, les premières listes de prisonniers, que les généraux préféraient oublier, les informations sur les « camps de filtration » et les « nettoyages », le sauvetage de quelques vies humaines… Et l’impossibilité d’influer réellement sur le cours des choses. Et tout cela dura six mois, jusqu’à Boudennovsk et son hôpital où les terroristes de Chamil Bassaïev prirent en otage mille cinq cents personnes. A ce moment-là, après l’échec de la tentative —absolument démente — d’assaut de l’hôpital par les « forces spéciales », le « groupe de Kovalev » parvint à entamer des négociations avec les terroristes à la suite desquelles les mille cinq cents otages furent libérés en échange de cent cinquante volontaires qui servirent de « bouclier humain » aux terroristes pour lesquels on avait dégagé un « couloir » leur permettant de rejoindre la Tchétchénie en bus. Parmi ces otages volontaires, on comptait les députés du « groupe de Kovalev », Borchtchov, Molostvov, Rybakov, Kourotchkine, Ossovtsov et aussi Oleg Orlov de Memorial. Des négociations de paix commencèrent à Grozny sous l’égide de l’OSCE. Et commença tant bien que mal une période de paix de quelques mois. Mais les trois jours passés dans un autobus chauffé à blanc par une chaleur de quarante degrés furent de trop pour le cœur de Sergueï Adamovitch.

Il reçut pour cette action-là plus haute distinction de l’Etat, mais pas celle de l’Etat russe, celle de l’Etat français, la Légion d’honneur qui lui fut attribué, comme cela a été précisé, entre autres, pour son exploit de Boudennovsk. L’unique chose que lui accorda l’Etat russe, fut la détention dans un camp à régime sévère.

« Le groupe de Kovalev », autrement dit la « Mission d’observation des organisations de défense des droits de l’homme », avec avant tout Memorial, continua par la suite son activité dans le Caucase mais elle n’eut plus la même influence sur le cours des événement et l’impression que le balancier était parti dans l’autre sens devint dominante.

Si quelqu’un souhaite tirer un bilan…

Un chercheur, dont la carrière, qui s’annonçait brillante, s’interrompit en plein essor. Un défenseur des droits humains et homme de lettres envoyé pour dix ans hors de la société et éloigné de l’encre et du papier. Un politique, député, militant, laissé sur le côté. Peu probable qu’on dira d’une telle vie qu’elle fut couronnée de succès. Mais tout dépend de ce qu’on entend par succès.

Un idéaliste qui ne voulait pratiquer qu’un idéalisme politique. Un homme à la pensée libre qui sut traduire sa pensée en actes. Un homme qui n’a jamais renié ni ses amis, ni ses convictions. Un marathonien qui a parcouru la distance qui lui revenait et a transmis le relais au coureur suivant.

Lors des repas d’enterrement, Kovalev s’opposait à la tradition de ne pas trinquer lors de l’évocation du défunt et disait toujours « Pour les morts, comme pour les vivants » et trinquait avant de vider son verre. Sergueï Adamovitch restera avec nous.

Alexandre Tcherkassov, Président du Conseil du Centre de défense des droits humains «Memorial», Membre du Comité de direction de Memorial International


Sergueï Kovalev à la tribune de l’Assemblée du Conseil de l’Europe en 2000. Source Memo.ru

Photos: © Memorial International – source Memo.ru / illustration en haut de page © Mémorial-France – Sergueï Kovalev lors d’une rencontre publique à Paris en 2013