Affaire DOXA : le verdict
Aujourd’hui 12 avril 2022, les quatre rédacteurs de la revue étudiante DOXA Armen Aramian, Alla Goutnikova, Vladimir Metelkine et Natalia Tychkevitch (voir un post précédent) ont été reconnus coupables d’avoir « impliqué des mineurs dans la commission d’actes mettant leur vie en danger » à deux ans de « travail correctionnel » ainsi qu’à une interdiction d’administrer des sites internet pendant 3 ans.
Rappelons que les quatre jeunes journalistes étudiants on fait l’objet d’une inculpation au pénal pour avoir publié en janvier 2021 sur le compte de leur revue, DOXA, une vidéo appelant la jeunesse à défendre ses droits civiques. Depuis le début des poursuites le 14 avril 2021 ils étaient quasiment en résidence surveillée, soumis à des restrictions de liberté drastiques.
Nous publions ici le discours d’Alla Goutnikova, prononcé le 1er avril devant un tribunal de Moscou.
Je ne parlerai pas de l’affaire, de la perquisition, des interrogatoires, des codes de loi, des tribunaux. C’est ennuyeux et vain. Ces derniers temps, je vais et viens à l’école de la fatigue et du dépit. Mais avant même mon arrestation, j’ai réussi à m’inscrire à l’école des compétences où l’on peut parler de choses vraiment importantes.
J’aimerais parler de philosophie et de littérature. De Benjamin, Derrida, Kafka, Arendt, Sontag, Barthes, Foucault, Agamben, Audrey Lorde et bell hooks. De Timofeeva, Tlostanova et Rachmaninova.
Je voudrais parler de la poésie et de comment lire la poésie contemporaine. De Gronas, Dashevski et Borodine.
Mais ce n’est ni le moment ni le lieu. Je cacherai mes petits mots tendres sur le bout de ma langue, au fond de ma gorge, entre mon estomac et mon cœur. Et je n’en dirai qu’un peu.
Je me sens souvent comme un petit poisson, un petit oiseau, un petit écolier, un petit enfant.
Mais récemment, j’ai été surprise d’apprendre que Brodsky avait également été jugé à vingt-trois ans. Et puisque j’ai moi aussi été admise parmi les humains, je vais m’exprimer en ces termes : dans la Kabbale, il y a le concept de tikun olam – de réparation du monde. Je vois que le monde est inachevé. Je crois que, comme l’a écrit Yehuda Amichai, le monde a été créé beau, pour qu’on y soit bien, en paix, comme dans un jardin (le banc d’un jardin, pas des accusés !). Je crois que le monde a été créé pour la tendresse, l’espoir, l’amour, la solidarité, la passion, la joie.
Mais dans le monde, on trouve de la violence en quantité atroce, insupportable. Or je ne veux pas de la violence. D’aucune forme que ce soit. Ni les mains du prof dans les culottes des écolières, ni les poings d’un père de famille ivre sur le corps des femmes et des enfants. Si je décidais de répertorier toutes les violences existantes, je n’aurais pas assez d’un jour, d’une semaine ou d’un an. Pour voir la violence environnante, il suffit d’ouvrir les yeux. Mes yeux sont ouverts. Je vois de la violence, et je ne veux pas de violence. Plus il y a de violence, moins je la supporte. Et surtout, je ne veux pas la plus énorme et la plus terrifiante des violences.
J’aime beaucoup apprendre. Dès maintenant, je parlerai par la voix des autres.
Au lycée, en cours d’histoire, j’ai appris les phrases « Vous piétinez la liberté, mais l’âme humaine ne connaît pas d’entrave » et « Pour votre liberté et la nôtre ».
Au lycée, j’ai lu Requiem d’Anna Akhmatova, Le Vertige d’Evguenia Guinzbourg, Le théâtre aboli de Boulat Okoudjava, et Les enfants de l’Arbat d’Anatoli Rybakov. D’Okoudjava, j’ai préféré ce poème :
Conscience, Grandeur d’âme et Dignité
– La voilà, notre noble guerre.
Tends-lui la main.
Pour elle, on irait même jusque dans le feu.
Son visage est altier et étonnant.
Consacre-lui ta brève existence :
Tu ne seras peut-être pas victorieux,
Mais tu mourras en homme !
À l’Institut des études internationales, j’ai étudié le français et appris une phrase d’Edith Piaf : « Ça ne pouvait pas durer toujours ». Et de Marc Robin : « Ça ne peut pas durer comme ça ».
À dix-neuf ans, je suis allée à Majdanek et à Treblinka et j’ai appris à dire « plus jamais » en sept langues : never again, plus jamais, nie wieder, קיינמאל מער, nigdy więcej, לא עוד.
J’ai étudié les sages juifs et j’ai aimé deux sagesses par-dessus tout. Rabbi Hillel a dit : « Si je ne suis pas là pour moi-même, alors qui sera là pour moi ? Si je ne suis là que pour moi, à quoi je sers ? Si ce n’est pas maintenant, alors quand ? » Et Rabbi Na’hman disait : « Le monde entier est un pont étriqué, et l’essentiel est de ne pas avoir peur. »
Ensuite, je suis allée à l’Institut des études culturelles et j’ai encore appris quelques leçons importantes. Tout d’abord, les mots ont une signification. Deuxièmement, il faut appeler les choses par leur nom. Et enfin : sapere aude, c’est-à-dire « aie le courage d’utiliser ton propre esprit ».
Il est ridicule et dérisoire que notre acte d’accusation concerne des écoliers. J’ai enseigné les sciences humaines en anglais à des enfants, j’ai travaillé comme nounou, j’ai rêvé de faire partie du programme « Enseignant pour la Russie » dans une petite ville pendant deux ans et d’y semer la raison, la bonté et l’éternel. Mais la Russie – par la bouche du procureur d’État Tryakin – estime que j’ai impliqué des mineurs dans des actes mettant leur vie en danger. Si j’ai un jour des enfants (et j’en aurai, car je me souviens du principal commandement), j’accrocherai un portrait du procureur de Judée, Ponce Pilate, à mon mur pour que mes enfants grandissent dans la pureté. Le procureur Ponce Pilate se tient debout et se lave les mains – voilà quel genre de portrait ce sera. Oui, si le fait de penser et de ne pas être indifférent met désormais la vie en danger, je ne sais pas quoi dire sur l’essence de l’accusation. Je m’en lave les mains.
Et maintenant, c’est le moment de vérité. L’heure où il faut savoir lire. Mes camarades et mes amies, tout comme moi, sommes dans l’effroi et la douleur, mais lorsque je descends dans le métro, je ne vois pas de visages bouffis de larmes. Je ne vois pas de visages bouffis de larmes.
Aucun de mes livres préférés – ni les livres pour enfants, ni les livres pour adultes – n’enseignait l’indifférence, l’insensibilité, la lâcheté. Nulle part on ne m’a appris ces phrases :
« Nous sommes de petites gens. »
« Je suis une personne simple. » « Ce n’est pas si simple. » « On ne peut faire confiance à personne. » « Tout ça ne m’intéresse pas. »
« Je suis loin de la politique, je n’ai rien à voir avec ça. » « Rien ne dépend de moi. » « Les autorités compétentes se débrouilleront avec ce que j’aurais pu faire moi-même. »
Au contraire, je connais et j’aime des mots tout à fait différents.
John Donne, à travers Hemingway, dit :
« Nul homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de la Terre ; si la mer emporte un morceau de la rive, l’Europe en est amoindrie, comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis ou le tien ; la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi, n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne ».
Mahmoud Darwish dit :
« Quand tu prépares le petit déjeuner, pense aux autres (n’oublie pas de nourrir les pigeons). Quand tu fais la guerre, pense aux autres (n’oublie pas ceux qui cherchent la paix). Quand tu paies ta facture d’eau, pense aux autres (ceux qui sont nourris par les nuages). Quand tu rentres chez toi, dans ta maison, pense aux autres (n’oublie pas les gens dans les camps). Quand tu dors et que tu comptes les étoiles, pense aux autres (ceux qui n’ont nulle part où dormir). Quand tu exprimes tes pensées en métaphore, pense aux autres (ceux qui ont perdu le droit de parole). Quand tu penses à ceux qui sont loin, pense à toi (dis : Oh, si seulement j’étais une bougie dans l’obscurité) ».
Guennadi Golovati dit :
« Les aveugles ne peuvent regarder avec rage, les muets ne peuvent crier avec colère. Les manchots ne peuvent tenir les armes, les culs-de-jatte ne peuvent pas avancer. Mais les muets peuvent regarder avec rage, mais les aveugles peuvent crier avec colère. Mais les culs-de-jatte peuvent tenir les armes. Mais les manchots peuvent avancer ».
Certains, je le sais, ont peur. Ils choisissent le silence.
Mais Audrey Lorde dit : « Votre silence ne vous protégera pas ». Le métro de Moscou dit : « Il est interdit aux passagers de se trouver dans le train qui se dirige vers la voie de garage ». Et le groupe rock de Saint-Pétersbourg, Aquarium, ajoute : « Ce train est en feu ». Lao Tseu, à travers Tarkovski, dit : « Le principal est de les laisser croire en eux-mêmes et devenir aussi impuissants que des enfants. Parce que la faiblesse est grande et la force négligeable. Quand une personne naît, elle est faible et flexible, et quand elle meurt, elle est forte et rassie. Lorsqu’un arbre pousse, il est tendre et flexible, mais lorsqu’il est sec et raide, il meurt. La raideur et la force sont les compagnes de la mort. La faiblesse et la souplesse expriment la fraîcheur de l’être. Par conséquent, ce qui est endurci ne vaincra pas ».
Rappelez-vous que la peur ronge l’âme. Rappelez-vous le personnage de Kafka qui a vu « une potence se dresser dans la cour de la prison, a cru à tort qu’elle lui était destinée, s’est échappé de sa cellule la nuit et s’est pendu ».
Soyez comme des enfants. N’ayez pas peur de demander (à vous-même et aux autres) ce qui est le bien et ce qui est le mal. N’ayez pas peur de dire que le roi est nu. N’ayez pas peur de crier, de fondre en larmes. Répétez (à vous-même et aux autres) : 2+2= 4. Le noir c’est le noir. Le blanc c’est le blanc. Je suis un être humain, je suis fort et courageux. Forte et courageuse. Forts et courageux.
La liberté est un processus par le biais duquel vous développez l’habitude d’être inaccessible à l’esclavage.
Merci au collectif « Russie – Ukraine : Voix de la Société Civile » (Sophie Perrelet, Geneviève Piron, Jil Silberstein) pour la traduction.