Chroniques de la Russie qui proteste // 15-22 janvier 2023
En Russie, depuis le début de la guerre en Ukraine, la société est profondément divisée face à l’agression des troupes russes. Alors que certains soutiennent fermement les actions du gouvernement, d’autres manifestent courageusement leur opposition à la guerre et à l’intervention militaire russe dans les affaires ukrainiennes.
Ce projet de publication a pour objectif de documenter ces protestations en publiant des chroniques hebdomadaires en utilisant les réseaux sociaux comme source principale d’information. Nous espérons offrir un aperçu de la dynamique interne de la société russe en temps de guerre, en mettant en lumière les voix et les moyens d’expression de ceux qui se dressent contre la politique étrangère de leur gouvernement.
Des fleurs pour Dnipro
Le bombardement de Dnipro par l’armée russe le 14 janvier a tué 46 personnes. En leur mémoire, les Russes ont commencé à créer des mémoriaux spontanés. Dans au moins 15 villes, les gens ont déposé des fleurs et des jouets d’enfants sur des monuments liés à l’Ukraine : Lesya Ukrainka, Taras Shevchenko et autres. Dans certaines villes, ce sont les monuments aux victimes des répressions politiques qui se transforment en lieu de recueillement.
Dans de nombreuses villes, des structures étatiques et des provocateurs ont tenté de s’opposer aux monuments commémoratifs :
- À Belgorod, « sur ordre de l’administration », des employés communaux ont démantelé un mémorial spontané.
- Le 17 janvier, quatre personnes ont été arrêtées près du mémorial de Lesya Ukrainka à Moscou. Après l’arrivée d’un panier à salade près du monument, les gens ont créé un nouveau mémorial près du monument à Gogol sur le boulevard Nikitsky. Deux autres mémoriaux spontanés ont vu le jour près du monument à Taras Shevchenko et de la statue « Sodruzhestvo » ; au monument à Lesya Ukrainka, la police était constamment en service et interdisait de prendre des photos du mémorial. Voici ce que le policier a dit à la jeune fille qui s’est rendue au monument : « Je sais que vous avez le droit de prendre des photos, je ne comprends pas pourquoi vous ne le feriez pas, mais les chefs ont dit de ne pas le permettre, alors effacez les photos.
- Le 18 janvier, un provocateur a été arrêté près du monument. Il avait tenté de voler des jouets laissés devant le mémorial spontané par des Moscovites.
- Le 21 janvier, à Saint-Pétersbourg, des personnes non identifiées ont détruit le mémorial, qui est réapparu le lendemain.
Malgré cela, la commémoration des victimes du bombardement de Dnipro n’a pas cessé de toute la semaine. Dans de nombreuses villes, les mémoriaux ont surgi, pendant la nuit, les fleurs ont été ramassées dans des sacs poubelles, le lendemain matin, les fleurs étaient à nouveau déposées – et cela dure depuis plus d’une semaine. Il y a également eu des cas d’opposition à la destruction des mémoriaux – par exemple, à Krasnodar, un homme s’est plaint à la police de l’absence de fleurs au pied du monument à Taras Shevchenko.
Manifestations solitaires
- Le 21 janvier, un habitant de Barnaul a tenu un piquet solitaire avec des affiches à peine plus grandes qu’une carte de visite disant « Non à la guerre » et « Liberté pour les prisonniers politiques ». L’homme a été placé en détention.
- À Saint-Pétersbourg, un piquet a été organisé à l’entrée de la station de métro Kupchino le 17 janvier.
- À Moscou, la militante Ekaterina Varenik a tenu un piquet solitaire devant le monument à Lesya Ukrainka, près duquel s’est élevé, le 14 janvier, un mémorial spontané aux victimes du bombardement de Dnipro. La jeune fille a été placée en détention.
- À Moscou, un militant a tenu un piquet solitaire près du Kremlin, à proximité de la cathédrale Saint-Basile, avec une pancarte disant « Poutine ! Nous devons combattre la corruption et la pauvreté, pas l’Ukraine, l’OTAN et Navalny ».
- À Ekaterinbourg, la police a arrêté la militante Yulia Bloshchinskaya qui avait tenu un piquet de grève solitaire avec une pancarte disant « Non à la guerre ». Quelques heures plus tard, elle a été libérée du service avec un acte d’accusation pour avoir discrédité l’armée russe.
Des poèmes (et pas seulement) contre la guerre
Le numéro de janvier du magazine littéraire Volga de Samara contenait des poèmes anti-guerre de German Lukomnikov. Le magazine est publié en version imprimée (6 fois par an avec un tirage de 1000 exemplaires) et en version électronique. Voici quelques-uns des poèmes de la sélection :
Вставай, страна огромная,
Вставай на смертный бой
С фашистской силой тёмною,
С самою, блядь, собой.
Lève-toi, vaste pays,
Lève-toi pour la bataille mortelle
Contre le pouvoir obscur des nazis,
Contre ta propre putain de personne.
я думал
что россия
это я
но этот псих
похоже
тоже так думает
15.11.22
Je pensais
que la Russie
c’était moi.
mais ce lunatique
a l’air de
le penser aussi.
15.11.22
Fin 2022, une anthologie de poèmes anti-guerre écrits par des poètes, dont beaucoup se trouvent en Russie, intitulée Poésie du temps présent, a été publiée par Ivan Limbach Publishers. L’anthologie est en vente dans de nombreuses librairies de Saint-Pétersbourg, de Moscou et d’autres villes. Il documente le processus littéraire réel au point de rupture de la culture russe, lorsque les textes poétiques, comme des drapeaux sur une carte, marquent l’ampleur d’une catastrophe humanitaire. Écrits de février à juillet 2022, les poèmes sont une sorte de chronique du traumatisme collectif appréhendé par des moyens artistiques. Plus de cent auteurs réfléchissent à l’histoire moderne, à la responsabilité de ce qui se passe et à la métamorphose de la langue russe dans des conditions de réalité changeante ». Et « Ce n’est pas une symphonie, mais une complainte rituelle, un chœur tragique de sirènes (dans tous les sens du terme) ».
L’acteur de théâtre et de cinéma Dmitry Nazarov a interprété ses poèmes contre l’agression militaire en Ukraine – tragiques et tragisatiriques – et les a enregistrés sur vidéo. Parfois, sa femme, l’actrice Olga Vasilyeva, apparaissait dans la vidéo. Ces vidéos ont notamment été publiées sur la chaîne YouTube de Nazarov. En janvier 2023, le directeur artistique du Théâtre d’art de Moscou, Konstantin Khabensky, a licencié Dmitri Nazarov et Olga Vasilyeva.
Protestation sur un site web populaire
Le site web proposant des résumés de livres Briefly a affiché des cœurs aux couleurs du drapeau ukrainien et l’inscription « Celui qui défend sa maison a raison ». L’image se trouve à la fin de chaque page du site. Des milliers d’écoliers et d’étudiants visitent le site quotidiennement – c’est la principale ressource en langue russe proposant des résumés d’œuvres littéraires.
Prises de parole contre la guerre et poursuites pénales
Olga Smirnova, militante de la Résistance pacifique à Saint-Pétersbourg, s’est élevée contre l’invasion russe en Ukraine dès son début. En mai 2022, elle a été arrêtée pour « diffusion de fausses informations sur l’armée russe motivées par la haine politique » et est toujours en détention provisoire ; récemment, une autre procédure pénale a été engagée contre elle, cette fois pour avoir brûlé la lettre « Z ».
Igor Orlovsky, un habitant de Krasnoïarsk, était opposé à la guerre et avait publié en mars sur le réseau social VKontakte des informations sur une frappe de missiles de l’armée russe sur le théâtre dramatique de Marioupol. Il a récemment été poursuivi pour « faux » sur l’armée russe en raison d’un message publié en mars sur Vkontakte.
Serhiy Mikhailov est journaliste et éditeur du journal Listok, qui a publié des informations sur les crimes de l’armée russe en Ukraine, pour lesquels il a été arrêté. L’enquête a reçu les résultats d’un examen psycholinguistique des documents de Listok sur les crimes de l’armée russe à Bucha et le bombardement de Mariupol, qui a affirmé que les publications de Mikhailov présentaient « des signes permettant de convaincre le destinataire du caractère négatif de l’utilisation des forces armées russes ». Un tribunal de Gorno-Altaisk a récemment prolongé la détention provisoire de Serhiy Mikhailov jusqu’au 16 mars dans l’affaire des « faux sur l’armée ».
Bonus
À Krasnoïarsk, dans la nuit du 16 janvier, des inconnus ont brisé les vitres d’une voiture portant les symboles du soutien de la guerre avec l’Ukraine – les lettres Z et V.
Le projet Chroniques de la Russie qui proteste est réalisé en commun par l’Association Memorial, Le groupe de défense des droits humains de Kharkiv, Memorial Italia, Memorial Deutschland, Memorial CZ, Memoriał Polska et ADC Memorial.
Ont participé à l’élaboration de la version française : Apolline Collin, Marie-Claude Farison, Hélène Gauthier, Adrien Barre, Clémence Brasseur et toute l’équipe de traducteurs bénévoles de l’association Mémorial France. Remerciements à Riva Evstifeeva et Emilia Koustova pour leur travail de coordination et de relecture.
© Memorial / © Memorial France pour la version française.