Viktor Fainberg
Dissident et participant de la manifestation du 25 août 1968 sur la place Rouge ,Viktor Fainberg est mort à l’âge de 91 ans le 2 janvier 2023.
Memorial France tient, comme de très nombreuses personnes et associations à travers le monde, à saluer la mémoire de « l’un des huit », de ces huit personnes qui, en août 1968 ont protesté sur la place Rouge contre l’invasion de la Tchécoslovaquie par les forces du pacte de Varsovie sous les ordres de Moscou.
Né à Kharkiv, Viktor Fainberg a étudié la philologie à l’université de Leningrad en URSS. Après ses études, il devient guide au musée de la ville de Pavlosk, près de Leningrad. C’est là que débute l’histoire de sa participation à la manifestation sur la place Rouge. Il le raconte lors du long entretien qu’il eut avec Alain Blum, Anne Kropotkine, et Charlotte Roux, pour préparer l’émission de la Fabrique de l’histoire sur France-Culture Dimanche, midi, Place Rouge. Nous en proposons ici quelques extraits, en y laissant ses hésitations, ses rires, qui expriment tant la chaleur avec laquelle il racontait son histoire.
« A l’époque je travaillais comme guide au musée d’histoire de l’art de Pavlosk, c’était le Palais de Paul Ier. J’étais [déjà] sous la surveillance du KGB et il m’était interdit, pas officiellement bien sûr, de montrer le musée à des étrangers, jamais. J’étais dans ce musée car, quand j’ai fini l’université, il m’a été difficile de trouver du travail. Pour les Juifs ce n’était pas possible de trouver du travail, c’était de toute façon très difficile. Quand j’ai terminé l’université, j’ai suivi les cours pour être guide.
Une fois, alors que j’allais au travail, j’ai vu qu’il n’y avait pas de journaux dans les kiosques. C’était étonnant. J’étais dans le train et j’ai vu que mon voisin, lisait le seul journal qu’il avait trouvé, Leningradaksaia pravda . Je lui dis : « Excusez-moi, je peux lire cela, il n’y avait pas de journaux à la gare ». Il me répond : « Il n’y a pas de journaux, parce que vous savez ce qui s’est passé ? » Je lui dit « non », il me dit « Notre armée est entrée en Tchécoslovaquie ». Oh ! Pour moi ce fut un choc, absolument, comme un coup de couteau dans le dos. Je suis arrivé à Pavlosk , au palais de Paul. Et j’ai vu un petit groupe d’étudiants tchèques, envoyés là-bas par le second secrétaire du parti de la région de Leningrad, car ils étaient des touristes et pour les éloigner on les a envoyés dans un musée. Il y avait du tumulte, et on n’a pas vu que je prenais un groupe de Polonais. Normalement on faisait le tour des salles, on expliquait tout, et à la fin on pouvait finir en disant « voici comme le grand Parti communiste a reconstruit le musée, etc. ». Quand j’ai fait le tour de l’exposition, j’ai dit aux Polonais (j’ai vu les tchèques qui regardaient, ils étaient aussi entrés dans cette salle) : « Vous savez, la fin du 18ème siècle, l’époque de Catherine 2 et Paul 1er, a été très honteuse pour l’histoire de la Russie, parce qu’à cette époque, l’armée russe a envahi les pays des peuples frères, slaves, et cette tâche honteuse n’a jamais été effacée de l’histoire de notre pays ». Une jeune fille tchèque s’est alors approchée et m’a dit, « Mon camarade veut parler avec vous ». J’ai dit, « Ok, allons au rez-de-chaussée, sur le perron ». J’ai vu un jeune étudiant, et je lui dis, je suis absolument sûr qu’à Moscou il y aura une démonstration [manifestation], car c’est la seule réponse qu’on peut donner. Et il m’a répondu, « Non, il ne faut pas faire cela car vous serez jetés en prison ». Je lui ai alors dit, que je préfère être en prison que porter cette honte, je suis citoyen soviétique et je ne peux pas supporter cela. » [transcription rédigée]
Le 25 août 1968, Viktor Fainberg, Konstantin Babitsky, Tatiana Baeva, Larissa Bogoraz, Natalia Gorbanevskaya, Vadim Delone, Vladimir Dremlyuga et Pavel Litvinov, se retrouvent donc sur la place Rouge et déploient une banderole marquée du fameux slogan « Pour votre liberté et pour la nôtre ». La manifestation est brutalement interrompue au bout de 5 mn par les officiers du KGB.
Viktor Fainberg raconte comment il s’y rend et comment ils s’installent toutes et tous sur la place:
« J’ai vu deux hommes en civil qui me suivaient, c’était évident. J’avais peur qu’ils m’arrêtent car j’aurais raté la démonstration [manifestation]. Ils ne savaient pas où elle était, et je devais leur échapper. Mais je ne connaissais pas Moscou, il faisait très chaud, 28 degrés. Ils m’ont suivi mais ils ne m’ont pas arrêté, j’ai compris qu’ils avaient de tels ordres. Quand je tournais dans un rue, je me mettais à courir mais ils couraient après moi, et chaque fois cela se répétait. J’allais dans des immeubles, je montais les étages, ils m’attendaient en bas. J’ai répété cette procédure exprès, et j’ai vu le plus âgé, environ 40 ans, gros, chauve, enlever sa veste, et il avait des bretelles, il était tout en sueur, il était rouge [rires]. Heureusement, j’ai vu un énorme magasin, je suis allé là-bas, j’ai pensé que c’était le Goum, mais depuis j’ai vu que le Goum était fermé le dimanche, peut-être était-ce le Tsoum, en ce temps-là je pensais que c’était le Goum. Je me suis ainsi échappé en le traversant et suis allé sur la place Rouge. J’ai vu Larissa Bogoraz. Puis j’ai vu une jeune femme, qui m’a dit être la fille de Kopelev [il s’agit de Maïa, la femme de Pavel Litvinov, qui était présente mais n’a pas participé à la manifestation]. Kopelev c’était l’homme, l’écrivain, qui était avec Soljenitsyne dans le camp. Après j’ai vu Pavel Litvinov [neveu du ministre des Affaires étrangères de 1930 à 1939, Maxime Litvinov,], avec deux jeunes hommes, Delaunay et Dremliouga. Nous allons à Lobnoe mesto, c’est l’endroit où se déroulaient les exécutions publiques, comme la place de Grève à Paris. Natacha [Gorbanevskaya] répétait à Pavel [Litvinov], il est presque midi, il faut nous asseoir. Lui répondait attends, attends un petit peu. En fait il attendait un journaliste étranger, mais il n’est pas arrivé (je pense, je ne sais pas, j’ai oublié de lui demander). Après nous nous sommes assis avec les pancartes, et j’ai surtout apprécié la pancarte de Natacha « Pour votre liberté et pour la nôtre ». C’était le slogan des Polonais émigrés, des légions de Polonais qui se sont battus pendant la Révolution française et après sous Napoléon. J’ai immédiatement vu quelqu’un qui courait vers nous depuis le Mausolée de Lénine, il y avait beaucoup de gens, il était dimanche, des touristes soviétiques, quelques étrangers. Et des gens sont arrivés, ils ont commencé à nous battre, à saisir les pancartes, les déchirer. » [transcription rédigée]
Ils sont tous arrêtés. Lui est inculpé en vertu du code pénal de la RSFSR, articles 190.1 de « Diffusion d’opinions sciemment fausses,discréditant l’État soviétique et l’ordre social » et 190.3 « Organisation ou participation active à des actions collectives perturbant l’ordre public ». Incarcérés dans la prison de Lefortovo, Viktor Fainberg, et Natalia Gorbanevskaya, sont ensuite enfermés dans un hôpital psychiatrique, alors que d’autres participants à la manifestation sont envoyés en camp ou en exil.
« …j’ai été envoyé de la prison du KGB dans un établissement psychiatrique où il y avait un département spécial pour les gens qui ont été arrêtés par le KGB. Après un mois d’observation, une commission étroitement liée au KGB a donné un diagnostic. C’était presque toujours le même diagnostic : schizophrénie, syndrome paranoïaque. Puis, je suis allé dans un établissement psychiatrique spécial à Leningrad qui était destiné à des gens souffrant de maladies mentales graves et dangereuses. Sous Brejnev et même bien longtemps avant, il était utilisé pour les dissidents. C’était le bâtiment d’une vieille prison avec un personnel de prison – officiers et soldats du ministère de l’Intérieur – 750 prisonniers dont douze personnes qui étaient jetées là-bas pour des raisons politiques et qui étaient absolument saines, bien sûr. Et elles étaient traitées de la même manière que les gens malades – injections, médicaments etc. Les gens qui étaient là-bas n’avaient aucun droit. Ils étaient considérés comme des gens mentalement malades, donc non responsables », ( l’antenne de Radio Prague ; Il raconte aussi cet épisode dans Dimanche, midi Place rouge : [45 :20]]
Viktor Fainberg passe plus de quatre ans dans cet hôpital psychiatrique spécialisé de Leningrad, où il est soumis de force à des traitements. Lors de son internement à l’hôpital, il mène des grèves de la faim pour protester contre les méthodes de la psychiatrie punitive soviétique.Libéré en 1973, il émigre un an après et vit à Paris à partir de 1978. Il engage la Campagne contre les abus psychiatriques à des fins politiques (CAPA) pour lutter contre la psychiatrie punitive en URSS.
Il ne renonce pas à ses engagements pour la liberté et les droits humains. Il s’engage ainsi contre la guerre menée par Moscou en Tchétchénie puis manifeste aussi bien son soutien à la révolution de Maïdan en Ukraine qu’aux Pussy Riot, alors en prison. Il participe activement à la campagne pour la libération des prisonniers politiques ukrainiens en Russie, en particulier le cinéaste Oleg Sentsov. Les participants aux manifestations parisiennes le voyaient souvent, en chemise, hiver comme été, protestant contre les injustices et les violences commises par le régime russe, après celles commises par le régime soviétique.
C’est une page marquante de l’histoire de la dissidence soviétique qui s’en va avec Viktor Fainberg. Rappelons ici la disparition, il y a un peu moins de 10 ans, le 29 novembre 2013, également à Paris, de Natalia Gorbanevskaya, qui fut aussi enfermée durant des années en hôpital psychiatrique.
Pour entendre et réentendre la voix de Viktor Fainberg, si chaleureuse, où l’humour se mêle à la passion:
Dimanche – Midi – Place Rouge, La Fabrique de l’histoire, France-Culture
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