La dissolution de Memorial marque une étape décisive dans la politique de contrôle de la société russe

La dissolution de Memorial marque une étape décisive dans la politique de contrôle de la société russe

En conjuguant son travail de mémoire sur les exactions du stalinisme avec la défense des droits humains, la prestigieuse ONG russe contrariait la grande entreprise de réécriture de l’histoire engagée par le pouvoir, relève Nicolas Werth, historien et président de Memorial France.

Tribune de l’historien Nicolas Werth, publiée le 01 janvier 2022 dans le journal Le Monde

Si elle n’est pas une surprise pour tous ceux qui observent avec inquiétude la dérive autoritaire et ultranationaliste du régime de Vladimir Poutine, la dissolution de Memorial marque une étape décisive dans la politique de contrôle de la société civile russe et la mise en place d’un récit national officiel. Créée en 1989, elle est en effet la plus ancienne et la plus éminente ONG russe. Son premier président fut le grand physicien et dissident soviétique, Prix Nobel de la paix, Andreï Sakharov. En réalité, Memorial, comme toutes les ONG russes bénéficiant d’un soutien, moral ou financier, de l’étranger, était, depuis des années, une organisation en sursis, au-dessus de laquelle était suspendue, depuis 2012, l’épée de Damoclès de la loi stigmatisant les « organisations faisant office d’agent de l’étranger ».

L’une des singularités les plus remarquables de l’action de Memorial, depuis trois décennies, a été de conjuguer l’étude du passé soviétique dans sa dimension traumatique si longtemps et encore largement occultée, l’œuvre de sauvegarde de la mémoire mutilée et la défense des droits humains dans le temps présent. On ne peut bâtir une société démocratique fondée sur le respect des droits humains sans connaître, comprendre et se souvenir du passé. Tel a été, tel est le credo des Memorialtsy, ces hommes et ces femmes, de tous âges et de tous milieux qui, de Saint-Pétersbourg à Vladivostok, se sont engagés, au sein d’une soixantaine d’antennes régionales, dans ce combat contre l’oubli et pour une Russie démocratique.

Je ne m’étendrai pas ici sur l’immense travail accompli par la branche « Droits humains » de l’ONG – dissoute, quant à elle, sous le prétexte d’« apologie du terrorisme et de l’extrémisme » – pour apporter aide et assistance juridique aux prisonniers politiques, notamment dans les régions du Caucase (Tchétchénie) soumises, depuis des années, à des violations flagrantes et répétées des droits humains. Je suis plus familier du travail mené par la branche « Histoire et mémoire » de l’ONG, qui, depuis le début des années 1990, s’est affirmée comme le plus important centre mondial d’étude et de documentation des répressions et des crimes de masse en URSS.

Nouveau récit national

Nos collègues de Memorial ont été pionniers dans l’étude des camps du goulag, de la Grande Terreur de 1937-1938, des déportations des années 1930-1950, mais aussi de la dissidence des années 1960-1980. Ils ont, en outre, répondu à la célèbre injonction de la poétesse russe Anna Akhmatova [1889-1966] à propos des victimes de la répression – « Je voudrais vous nommer toutes par votre nom. Mais ils ont pris la liste. A qui poser les questions ? », dans l’épilogue de son recueil Requiem [écrit entre 1935 et 1940] – en constituant une immense base de données (3,5 millions de noms). Chacun peut y chercher le nom d’un proche disparu. A cela s’ajoute un fonds unique d’archives privées (plus de 60 000 dossiers) léguées par les familles des victimes. Memorial a, en outre, recueilli des milliers de témoignages de rescapés et érigé des centaines de mémoriaux sur les lieux de massacre de la Grande Terreur, retrouvés et exhumés pour la plupart par les membres de l’ONG.

Toutes ces initiatives contrarient profondément la grande entreprise de réécriture de l’histoire engagée depuis le milieu des années 2010 par le régime, dans le but d’imposer un récit historique officiel fédérateur centré sur une vision glorificatrice de l’histoire nationale, dont la victoire du peuple soviétique dans la Grande Guerre patriotique [la seconde guerre mondiale pour les Russes] constitue l’épisode le plus éclatant. Depuis 2020, ce nouveau récit national russe est gravé dans le marbre de la Constitution : « La Fédération de Russie, Etat successeur de l’URSS, protège la vérité historique. » Pas moins de sept lois mémorielles ont été adoptées. Dans ce nouveau récit national, y a-t-il encore de la place pour sa « face sombre » ? Assurément, mais une place minimale et surtout bien balisée.

Pour ne pas laisser à Memorial le monopole sur ces questions, les autorités ont finalement ouvert à Moscou un musée de l’histoire du Goulag et érigé un « Mur du chagrin » en mémoire des « victimes des répressions ». Ce faisant, l’Etat cherche avant tout à encadrer et contrôler toute initiative émanant de la société civile sur ces sujets. Les crimes du passé sont désincarnés, aucune information sur l’identité des responsables n’est jamais communiquée – les délais de prescription sur les dossiers des agents de la sécurité d’Etat ont été récemment prolongés de trente ans. Rien n’est entrepris pour identifier les victimes, ni aider les familles à retrouver les dépouilles de leurs proches. Les crimes de masse du régime soviétique apparaissent comme une sorte de « catastrophe naturelle » pour laquelle personne – et surtout pas l’Etat – ne porte de responsabilité.

Défaite de l’esprit

La véritable raison de la dissolution de Memorial est, comme l’a dit sans ambages le procureur dans son réquisitoire, « d’avoir présenté une image mensongère de l’URSS en tant qu’Etat terroriste » et « s’être complu dans la critique systématique des instances gouvernementales et des organes de la sécurité d’Etat ». La persécution des chercheurs de l’ONG est montée d’un cran lorsque ceux-ci ont commencé, en 2016, à publier les listes des donneurs d’ordre et des exécutants, les agents du NKVD [l’ancêtre du KGB].

C’est alors qu’a été arrêté – et condamné, sur la base d’une ignoble accusation, totalement infondée, de pédopornographie, à quinze ans de réclusion criminelle – l’historien Iouri Dmitriev, l’un des responsables de la branche carélienne [la Carélie est une région frontalière de la Finlande] de Memorial et découvreur du charnier de Sandarmokh. Depuis, la très officielle Société russe d’histoire militaire a procédé à une tentative de révision de ce lieu, affirmant que les corps retrouvés dans les fosses communes de Sandarmokh n’étaient pas ceux de suppliciés exécutés par le NKVD durant la Grande Terreur, mais ceux de prisonniers de guerre soviétiques exécutés en 1941 et 1942 par les Finlandais. Il y a quelques mois, elle a créé la sensation en niant toute responsabilité de l’URSS dans le massacre de l’élite polonaise à Katyn [dans l’ouest de la Russie], en avril 1940, que le président russe Boris Eltsine avait pourtant officiellement reconnue au début des années 1990.

Jusqu’où ira cette formidable régression, cette défaite de l’esprit ? Une chose est sûre : l’immense travail accompli par Memorial depuis trente ans ne peut être anéanti. Il demeurera.

Nicolas Werth est historien. Spécialiste de l’histoire de l’Union soviétique, il est directeur de recherches émérite au CNRS et président de Memorial France.

Photo © topos.memo.ru