La résistance par la mémoire : qu’est-ce que l’activisme mémoriel ?

La résistance par la mémoire : qu’est-ce que l’activisme mémoriel ?

Le terme « mémoriactivisme » ou « activisme mémoriel » est apparu récemment et s’est rapidement imposé comme une manière concise de désigner l’une des formes de travail accompli par Mémorial et ceux qui partagent les mêmes convictions. Ce concept, à la croisée de la mémoire et de l’action, mérite qu’on s’y arrête. Qu’est-ce que l’activisme mémoriel ? Quand ce terme est-il apparu, qui l’étudie, et comment peut-on devenir soi-même acteur de cette démarche ? C’est ce que nous allons explorer aujourd’hui.

par Andreï Kartashov et Alexandra Privalova, traduction française de Bertrand Jeuffrain. 

Historique de la question

Le terme memory activism est apparu récemment dans le vocabulaire universitaire. Jenny Wüstenberg, l’une des figures de proue des memory studies, le définit ainsi :

Commémoration stratégique du passé visant à remettre en question (ou à défendre) les représentations dominantes du passé ainsi que les institutions qui les incarnent.

L’activisme mémoriel se fonde sur le ressenti du passé dans le présent, plutôt que de chercher à établir « comment les choses se sont passées réellement ». La science historique contemporaine admet, elle aussi, que la vérité objective sur le passé est inatteignable. L’attention des chercheurs se porte donc sur les moyens de production et de diffusion du savoir historique, y compris la culture mémorielle. C’est pourquoi l’activisme mémoriel fait l’objet, depuis ces dernières années, d’une  attention particulière dans la recherche scientifique.

Le « tournant activiste » dans les études sur la mémoire, ainsi que le désigne la préface du Routledge Handbook of Memory Activism, est lié aux « guerres culturelles » ou « guerres mémorielles » aux États-Unis et ailleurs. Par exemple, l’un des motifs des manifestations sous la bannière Black Lives Matter [NdT, La vie des Noirs compte] en 2020 était la lutte contre la commémoration de l’esclavage et du colonialisme. De nombreux monuments dédiés aux généraux confédérés, défenseurs de l’esclavage lors de la guerre de Sécession, ont été démolis par des activistes et d’autres supprimés par les autorités locales dans le cadre d’une campagne publique visant à réévaluer l’histoire. Des conflits similaires se sont produits et se produisent encore, par exemple, au Royaume-Uni autour des monuments en l’honneur de Cecil Rhodes [NdT, figure majeure de l’impérialisme britannique en Afrique du Sud] et d’autres fonctionnaires coloniaux et hommes d’affaires de l’ex-empire.

Le fait de détruire des monuments n’est pas nouveau. Le sort de certains d’entre eux reflète souvent l’histoire politique. Ainsi, la statue équestre d’Henri IV à Paris, détruite pendant la Révolution de 1792, a été rétablie et remise en place après la restauration des Bourbons. En revanche, d’autres statues de rois détruites à cette époque ne furent jamais relevées.

L’activisme mémoriel est toutefois un phénomène de l’histoire contemporaine. L’historien Pierre Nora a écrit que dans les sociétés traditionnelles aux liens horizontaux étroits, la mémoire « est vécue » comme une partie intégrante de la quotidienneté. Dans les sociétés modernes où ces communautés se désagrègent et où les médias se développent, émerge une mémoire publique dont les institutions sont les gardiennes. Une tension apparaît alors entre la mémoire « par le bas » et la mémoire institutionnelle, tension qui peut se résoudre de différentes manières.

Stratégies de l’activisme mémoriel

D’une part, l’activisme peut entrer en conflit avec la mémoire publique « officielle », comme dans le cas de la démolition de monuments.

Dans l’espace post-soviétique, de telles situations ont été bien plus fréquentes que dans le contexte américain des BLM, ne serait-ce que parce que les États totalitaires du XXᵉ siècle ont particulièrement excellé dans la construction d’une mémoire officielle. Dès les premiers mois du pouvoir soviétique, le Conseil des commissaires du peuple ordonnait par décret (avril 1918) de retirer des villes les monuments « érigés en l’honneur des tsars et de leurs serviteurs, et ne présentant pas d’intérêt, ni historique ni artistique », tout en lançant simultanément une campagne de création de nouveaux monuments. Parmi les signatures apposées à ce document figuraient celles de Lénine et de Staline, à qui seront ensuite érigés bien plus de monuments qu’à tous les « tsars et leurs serviteurs réunis ».

Une affiche à Saint-Pétersbourg inspirée par l’action de Yuli Rybakov et Oleg Volkov (1976). Photo : abonné.es du Mémorial

73 ans plus tard, le déboulonnage de la statue de Dzerjinski, place de la Loubianka (effectué par la mairie sous la pression de la foule), est devenu l’un des symboles visuels de l’avènement d’une nouvelle époque. Mais cet élan visant à se débarrasser des monuments soviétiques et à restituer leurs noms historiques aux rues et aux villes a été bref. Aujourd’hui encore, dans de nombreuses villes russes, la toponymie reste une litanie commémorative de figures soviétiques aux mérites oubliés depuis longtemps (si tant est que quelqu’un les ait eu un jour présentes à l’esprit), tandis que les statues de Lénine dominent toujours les places. Ces monuments standardisés ont depuis longtemps changé de fonction et ne représentent plus vraiment le dirigeant ni même son idéologie, mais incarnent désormais le passé soviétique en tant que tel. C’est pourquoi le leninopad [NdT, littéralement chute des Lénine, i.e. renversement et destruction des monuments dédiés à Lénine] ainsi que la décommunisation (et plus tard la décolonisation) des noms ont constitué une part essentielle de la Révolution de la dignité en Ukraine. Et c’est aussi la raison pour laquelle les autorités russes d’occupation restaurent ces monuments dans les territoires conquis.

D’autre part, les pratiques activistes ne sont pas toujours dirigées contre les approches institutionnelles, mais peuvent combler les lacunes de la mémoire officielle ou proposer un programme alternatif dont les institutions s’emparent parfois. Alexandre Etkind cite l’exemple de la “mémorialisation” des camps de la mort nazis : elle n’a pas débuté aussitôt au niveau officiel, mais seulement après que d’anciens détenus, qualifiés par Etkind de « passionnés de la mémoire », ont commencé à ériger des mémoriaux spontanés avec des moyens de fortune. Un autre exemple où l’État emboîte le pas aux activistes est bien connu de ceux qui ont vécu en Russie dans les années 2000-2010 : il s’agit de l’initiative du Régiment immortel qui a commencé comme un mouvement populaire avant d’être récupérée par les autorités et placée sous le contrôle de l’État, au point que ses créateurs s’en sont dissociés. La différence entre cette situation et celle décrite par Etkind, est claire : dans l’Allemagne d’après-guerre, l’État a répondu à une demande émergente, tandis que dans la Russie de Poutine, l’initiative citoyenne a été accaparée pour être mise au service du programme étatique.

L’activisme mémoriel est-il possible aujourd’hui en Russie ?

L’activisme mémoriel en Russie est actuellement l’une des pratiques militantes se développant plus largement que dans les années précédentes. Voici quelques exemples parmi les plus fréquents dans le contexte russe.

Fleurs et bougies

Certaines personnes déposent des fleurs et des bougies auprès des pierres de Solovki ou devant d’autres monuments dédiés aux victimes de la terreur soviétique, à des dates importantes ou sans occasion particulière. D’autres les déposent dans des lieux de mémoire liés à la répression. Les fleurs jaunes et bleues, ou de couleurs différentes, déposées devant des monuments en hommage aux victimes de la terreur, lors des pires bombardements des villes ukrainiennes et après le meurtre d’Alexeï Navalny, sont devenues pour beaucoup la seule façon d’exprimer leur chagrin et leur rage. Ainsi, le 5 août, jour du début de la Grande Terreur, des habitants de différentes villes ont déposé des fleurs en divers lieux de mémoire. Parfois même, les fleurs sont lancées dans l’eau : le 1er juin, les services municipaux ayant emporté dans des sacs poubelles noirs les fleurs déposées devant la pierre des Solovki, les activistes ont réagi en faisant dériver des fleurs sur la Neva.

Fleurs au mémorial de Sandarmoh. Photo : abonné.es du Mémorial

Restauration et nettoyage de monuments

Certains activistes restaurent des monuments. Ils repeignent les inscriptions afin de les rendre plus visibles, ils les dépoussièrent, les nettoient ou déneigent les lieux en hiver. À Moscou, l’inscription sur la pierre des Solovki n’est devenue plus visible que parce que des activistes l’ont repeinte. À Petrozavodsk, sur le site des fosses communes de Krasny Bor [NdT, fosses communes mises au jour en Carélie par Iouri Dmitiriev, fondateur de Memorial], les inscriptions étaient presque invisibles jusqu’à ce que des activistes les restaurent. De même, dans les cimetières, ils entretiennent les tombes, nettoient les monuments et dégagent les espaces autour. Si l’emplacement exact d’une tombe est inconnu, on apporte souvent des plaques commémoratives sur le lieu présumé : elles sont accrochées aux arbres ou placées à proximité.

Plaques de la dernière adresse

La Dernière adresse est le fruit d’une vaste initiative publique visant à perpétuer la mémoire des personnes victimes des répressions politiques et de l’arbitraire étatique durant le régime soviétique. On peut remarquer, dans les rues de nombreuses villes, des plaques comportant des noms ainsi que des dates d’arrestation et d’exécution.

Depuis peu, ces plaques disparaissent en grand nombre des murs. En réaction, des activistes de différentes villes en fabriquent des répliques artisanales : certaines sont en carton, d’autres en bois, et même en métal ! Il est possible de consulter les instructions pour restaurer ces plaques sur notre site.

Souvent, les plaques de la « dernière adresse » ne sont pas retirées, mais dégradées, auquel cas les activistes mémoriels les nettoient. Le réseau Dernière adresse propose même un petit guide à ceux qui souhaitent aider Dernière adresse à débarrasser les plaques des traces de peinture, de colle, de ruban adhésif ou d’autocollants.

1.    Il est possible d’utiliser des serviettes hygiéniques sèches, des lingettes pour écrans ou tout type de chiffon et de tissu, mais pour la dernière opération, des chiffons non pelucheux. Ils ne laissent pas de traces. Pour enlever les couches épaisses de peinture après application d’un produit, on peut employer une spatule étroite, du papier de verre ou une éponge.

2.    Pour enlever de la peinture, utiliser du white spirit ou du solvant 646

3.    Pour les traces de feutre et certains types de peinture, un produit contenant de l’alcool, par exemple d’anciens alcoolats (ou récents) de plantes médicinales vendus en pharmacie.

4.    Pour le ruban adhésif ou les autocollants, de l’huile pour mécanique, du WD-40 ou un produit spécialisé. Le produit doit être appliqué ou vaporisé sur un chiffon afin d’éviter les coulures sur le mur.

    Lecture des noms          

    La lecture à haute voix des noms des personnes fusillées par le pouvoir soviétique est traditionnellement associée à deux dates. Le 5 août, anniversaire du début de la Grande Terreur, des noms sont lus sur le site des fosses communes à Sandarmokh. Et le 29 octobre, à la veille de la Journée de commémoration des victimes des répressions, l’action annuelle Restitution des noms a lieu dans plusieurs villes de Russie et d’autres pays du monde. Ce jour-là, les gens se rassemblent devant les pierres des Solovki et d’autres monuments et forment une file d’attente pour prononcer à haute voix les noms des personnes fusillées par le pouvoir soviétique. Il est possible de participer à la Restitution des noms cette année : voir les détails sur notre site.

    Restitution des noms, 29 octobre 2019. Photo : Mark Boyarskiy

    Affiches et inscriptions sur le sol

    Le 5 août, à Tioumen, des fleurs et une feuille portant les noms des victimes ont été déposées devant le monument aux victimes de la terreur d’État, situé sur le territoire de l’Université de Tioumen. Malheureusement, un employé de l’université les a jetées à la poubelle (!), mais les activistes avaient un marqueur avec eux et ont écrit sur l’asphalte : Journée de commémoration des victimes des opérations nationales. À Lobnia, les activistes ont suspendu une affiche sur le mur de l’ancienne section d’un camp, qui entre 1942 et 1952 faisait partie d’une usine de briques. L’inscription sur l’affiche disait :  À cet endroit se trouvait un camp du Goulag […] Ne laissons pas cela se reproduire. Non au Goulag.

    Portraits sur les plaques du dèrnier adresse. Photo : abonné.es du Mémorial

    Bien entendu, il ne s’agit pas là des seules possibilités de résistance par la mémoire. Ce qu’il y a de remarquable dans l’activisme mémoriel, c’est que chacun peut y trouver sa propre voie. Quelqu’un peut se sentir à l’aise en apportant des fleurs, tandis qu’un autre préférera repeindre une inscription sur un monument. Il y a toujours quelqu’un pour imaginer quelque chose de nouveau : par exemple, on a trouvé, un jour à Saint-Pétersbourg, des portraits de personnes fusillées sur des plaques Dernière Adresse. Ils avaient été réalisés d’après leurs photographies publiées sur le site du projet. Récemment, nos volontaires ont rencontré au tribunal une personne portant un t-shirt orné de plaques Dernière Adresse arrachées : c’est aussi une manière de préserver la mémoire et de résister.