La mémoire historique dans la Russie contemporaine

La mémoire historique dans la Russie contemporaine

Après des « combats pour l’histoire » acharnés, menés durant la perestroïka avec notamment la participation de Memorial, une idée s’impose aujourd’hui à travers le discours officiel et les politiques mémorielles russes : le pays a besoin d’une histoire nationale unie, partagée par les différentes générations et classes sociales, mais aussi par les régions et les ethnies qui composent la Fédération. Cette quête d’unification correspond à une vision qui veut que l’histoire soit magistra vitae, qu’elle enseigne à vivre ensemble, partageant un esprit de patriotisme et un sentiment de fierté pour le passé national.

Une histoire faite de révisions et de ruptures

Les réécritures subies par le récit historique russe furent à la hauteur de bouleversements connus par le pays au XXe siècle. Fournissant un mythe fondateur, la révolution de 1917 constitua le point de départ d’une nouvelle histoire, qui ne cessa d’être réécrite depuis. Sous Staline toute répression fut accompagnée de purges symboliques qui conduisaient à effacer les noms, à retoucher les photos, à réécrire les livres. Alors que le récit historique commençait à peine à se stabiliser, un tournant nationaliste opéré à partir du milieu des années 1930 fit réintégrer dans le roman national certains grands hommes de l’Etat russe d’avant 1917.
La mort de Staline fut suivie de nouvelles réécritures bien prudentes et contradictoires, conduisant à remettre en cause le « grand chef » durant le Dégel, puis à le réhabiliter partiellement dans les années 1970, utilisant déjà à l’époque la victoire dans la Seconde guerre mondiale comme argument en faveur du « père des peuples ».

La perestroïka et ses « combats pour l’histoire »

La révision du passé qui accompagna la perestroïka fut la plus importante. Elle déborda vite d’un cadre initial qui la cantonnait à la condamnation des excès pour devenir l’un des principaux moteurs du renouveau et de la contestation. Au rythme de la découverte d’un passé soviétique fait de violences et d’injustices, la mise en question du projet socialiste allait grandissant.
Dès 1987, les répressions staliniennes se plaçaient au centre de débats et de premières actions d’un petit groupe informel qui se donnait pour objectif de créer un monument aux victimes et un centre dédié à l’histoire de répressions. Deux ans plus tard, cette initiative, soutenue par plusieurs dissidents, dont Andreï Sakharov, Sergueï Kovalev et Arseni Roginski, aboutissait à la création de Memorial.

En quête d’une nouvelle histoire

A partir de 1991, la parenthèse soviétique semblant close, il fallait à la nouvelle Russie une nouvelle histoire, avec un point de départ, des moments forts et des héros. Avec la condamnation de la Révolution, le balancier alla vers le passé prérévolutionnaire, rejeté auparavant. On revisita l’histoire des derniers Romanov, réévalua les acquis de la Russie tsariste, réhabilita les généraux blancs et découvrit l’héritage culturel de l’émigration russe. Néanmoins, les tentatives de se rattacher à l’histoire d’avant 1917 pour bâtir une nouvelle identité nationale ne suffisaient pas pour répondre au désarroi que vivait la société russe dans les années 1990, sur le fond d’une crise socio-économique et politique majeure. En même temps, l’héritage soviétique s’avéra difficile à balayer d’un revers de la main, sa mémoire étant plus solide et la déstalinisation opérée durant la perestroïka plus superficielle qu’on ne le pensait. Cela ouvrit les portes à une réhabilitation sélective de l’expérience soviétique, voire du stalinisme, qui, à partir des années 2000, s’exprima aussi bien dans une partie de l’opinion publique que dans l’action gouvernementale.

Le nouveau mythe d’une « histoire ininterrompue »

Les références à une « histoire ininterrompue de la Russie », dont « toutes les pages méritent le respect », parsèment les discours de Vladimir Poutine et se traduisent dans de nombreux projets initiés ou soutenus par le gouvernement. Uniformisation des programmes scolaires d’enseignement d’histoire et inauguration de monuments aux tsars, commémorations publiques et restauration des institutions prérévolutionnaires chargées de l’éducation patriotique – toutes ces initiatives traduisent la même volonté de fonder un grand récit historique et d’utiliser l’histoire comme pivot de l’identité nationale.
Cette politique traduit une recherche de continuité, une volonté de construire un roman national qui rétablisse les liens entre les époques en ressoudant les fractures produites par les bouleversements sociaux et géopolitiques passés. Mettant l’accent sur la continuité historique et la pérennité de la Patrie – quel que soit son nom, Rus’ de Kiev, Moscovie, Empire russe, Union soviétique ou Russie –, elle cherche à revaloriser l’héritage impérial tout en gardant une attitude ambiguë à l’égard du passé soviétique.

Un rapport ambigu au passé soviétique

Le passé communiste est assumé et glorifié pour tout ce qui a trait à la puissance étatique tandis que sa dimension subversive, incarnée dans la révolution, est vouée aux gémonies, comme l’a montré la difficile commémoration du centenaire de 1917. La mémoire de la Seconde guerre mondiale, qui est traditionnellement appelée « Grande guerre patriotique » en Russie, constitue la clé de voûte de tout l’édifice mémoriel, car elle est à la fois un élément central de la politique symbolique gouvernementale et un objet de fort consensus populaire.
Source de légitimation des ambitions russes à l’international et outil de mobilisation à l’intérieur du pays, elle sert aussi souvent à justifier l’ensemble des politiques soviétiques et à réhabiliter Staline, présenté comme principal protagoniste de la victoire. L’ensemble de ses politiques répressives apparaissent alors atténuées et justifiées par la menace de la guerre et l’immensité des sacrifices demandés par la victoire. Toute réflexion critique et discussion publique sur l’histoire du XXe siècle soviétique n’en deviennent que plus difficiles, voire impossibles avec l’augmentation des pressions et l’élaboration d’un dispositif judiciaire destiné à défendre la version officielle de l’histoire russe.

Pour en savoir plus

Illustration: Action « Возвращение имён », littéralement le retour des noms, cérémonie du souvenir des victimes des répressions le 29 octobre – Source & © https://october29.ru/