Russie : le procès emblématique d’Oleg Orlov, figure de la lutte pour les droits humains
Le 8 juin dernier, un procès s’est ouvert à Moscou contre Oleg Orlov, 70 ans, éminent défenseur des droits humains en Russie, coprésident de l’organisation Centre de défense des droits humains Memorial. Il est jugé pour avoir « jeté le discrédit sur l’action de l’armée russe » en Ukraine. Une loi adoptée peu après l’attaque lancée par Moscou en février 2022, interdisant toute forme de critique de l’armée russe.
Après une courte première audience, qui ne fut que formelle, une deuxième audience s’est tenue le 3 juillet. Pour l’instant, si de nouvelles charges ne sont pas retenues contre lui, il risque une peine de trois ans de prison.
Sa vie entière a été consacrée à la défense des droits humains, dans l’URSS finissante d’abord, puis dans la Russie de Boris Eltsine, spécialement durant la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) et, depuis 2000, dans celle de Vladimir Poutine, où la société civile a été progressivement, et de plus en plus rapidement au cours de ces dernières années, mise au pas par le régime. Revenir sur son engagement, qui lui a valu d’innombrables problèmes judiciaires et aussi des attaques physiques, permet de mieux saisir l’ampleur de la tâche à laquelle les défenseurs des droits humains se consacrent en Russie depuis des décennies, au péril souvent de leur liberté, parfois de leur vie.
Une vie au service des droits humains
La vocation d’Oleg Orlov s’est manifestée très tôt. En 1979, alors qu’il travaille comme biologiste à l’Institut de physiologie végétale, il imprime après le travail des tracts dénonçant la guerre en Afghanistan et les affiche dans des entrées d’immeubles, des stations de bus et des cabines téléphoniques. En 1981, il s’élève de la même manière contre l’interdiction du syndicat Solidarność en Pologne. Il expliquera plus tard qu’il avait agi ainsi, prenant des risques considérables dans le contexte de la dictature soviétique, car il sentait qu’il ne lui était pas possible de se taire.
C’est tout naturellement, que, à la fin des années 1980, il compte parmi les fondateurs de l’ONG Memorial. Les membres de cette organisation créée à l’origine pour entretenir la mémoire des victimes de la répression stalinienne et prévenir un retour à de telles répressions comprirent vite que leur mission allait de pair avec la protection des droits humains dans la Russie contemporaine.
En 1990, Orlov abandonne sa profession de biologiste pour rejoindre la commission parlementaire des droits de l’homme, officiellement créée auprès du Soviet suprême de la République socialiste fédérative soviétique de Russie. Il ne lui était pas facile de devenir ainsi un représentant officiel de l’État, mais Sergueï Kovalev, une des très grandes figures de la dissidence et ancien prisonnier politique soviétique, l’a convaincu d’accepter : « On doit profiter de cette occasion, cela ne durera peut-être pas longtemps. »
Il ne s’était pas trompé : Oleg Orlov ne resta à cette position que trois ans, durant lesquels son activité donna de nombreux résultats. La commission des droits de l’homme a notamment rédigé d’importantes lois sur la réhabilitation des victimes de la répression politique, sur les réfugiés et sur le système pénitentiaire.
En 1993, après le conflit sanglant entre le président Boris Eltsine et le Parlement, Orlov décide de quitter une position officielle, pour se concentrer sur son travail au sein de Memorial. Cette même année, l’ONG se dote d’un Centre des droits humains, visant spécifiquement à documenter les violations commises par le pouvoir et à procurer une aide, notamment juridique, aux victimes. Orlov en prend rapidement la tête.
Depuis lors, pas un seul conflit armé dans lequel la Russie a été impliquée n’a échappé à la vigilance de cette organisation et d’Oleg Orlov en particulier : les deux guerres de Tchétchénie, la guerre contre la Géorgie en 2008, la guerre dans le Donbass en 2014-2016.
Ne pas se taire sur les crimes du pouvoir
« Le “nettoyage” du village s’est accompagné de meurtres de civils, de violences à l’égard des personnes arrêtées, de pillages et d’incendies de maisons. C’est au cours de ce “nettoyage” que la plupart des villageois ont été tués et la plupart des maisons détruites. […]
Les tirs de mitrailleuses des véhicules blindés de transport de troupes et des chars d’assaut qui entraient dans le village ont aussi fait de nombreuses victimes parmi les villageois. Le 7 avril, 1er jour de l’opération, deux hommes âgés de 75 et 34 ans ont été tués lorsque les militaires sont entrés dans le village. Le lendemain, des tirs provenant de véhicules blindés de transport de troupes ou de chars qui passaient ont tué une jeune fille de 18 ans, un homme de 61 ans et un adolescent de 16 ans […]. De nombreux témoins ont rapporté que les soldats russes lançaient délibérément des grenades dans les sous-sols et les pièces des maisons, ainsi que dans les cours, sachant ou soupçonnant que des personnes s’y trouvaient. […]
Le 8 avril, un homme de 37 ans, blessé lors du bombardement de la veille, a été détenu chez lui avec son frère pour être “filtré”. Lors du convoi, d’autres détenus l’ont porté sur une civière. Près de la gare, sur ordre des convoyeurs, ils ont posé la civière au sol et les militaires ont abattu le blessé. Le même jour, un homme de 62 ans a été abattu à bout portant par des militaires dans une maison, puis aspergé d’essence et incendié. »
Ce texte ne décrit pas les crimes de guerre commis par l’armée russe à Boutcha ou Irpin. Il est extrait d’un rapport du Centre des droits humains Memorial, dont Orlov était l’un des auteurs, portant sur les événements survenus dans le village tchétchène de Samachki les 7 et 8 avril 1995, durant la première guerre de Tchétchénie. Depuis, le modus operandi de l’armée russe n’a pas beaucoup changé.
En Tchétchénie, Oleg Orlov a pris tous les risques. Ainsi, il a participé en juin 1995 aux négociations avec les terroristes qui, sous le commandement de Chamil Bassaïev, avaient pris des otages dans la ville de Boudionnovsk, dans le Caucase du Nord. À l’issue de ces échanges, des membres du groupe de négociateurs, dont Orlov, se sont portés volontaires pour rester aux mains du commando en tant qu’otages, en échange de la libération des 1 500 otages aux mains du groupe Bassaïev.
En 2007, il est enlevé avec un groupe de journalistes par des hommes armés masqués dans un hôtel d’Ingouchie, toujours dans le Caucase russe. Conduits hors de la ville dans un champ, ils furent menacés d’exécution et finalement passés à tabac, leurs ravisseurs exigeant qu’ils quittent l’Ingouchie et n’y reviennent jamais.
Le modus operandi des forces répressives du Caucase du Nord, n’a pas changé depuis ces années, comme en témoigne l’agression violente contre la journaliste de Novaïa Gazeta Elena Milachina et l’avocat Alexandre Nemov commise le 4 juillet 2023, alors qu’ils se trouvaient en Tchétchénie pour suivre le procès d’une femme, Zarema Moussaïeva, ayant pour seul tort d’être la mère d’opposants au satrape local, Ramzan Kadyrov, et qui a d’ailleurs été condamnée ce même 4 juillet à cinq ans et demi de prison.
Pendant toutes ces années, Oleg Orlov a vu ses collègues kidnappés, torturés et assassinés, les bureaux de Memorial dans le Caucase du Nord incendiés, le Centre des droits humains Memorial déclaré agent de l’étranger en 2014 par les autorités russes, puis dissous le 29 décembre 2021. Cette dissolution est officiellement entrée en vigueur le 5 avril 2022, quelques mois avant l’attribution à Memorial, conjointement avec le militant biélorusse Ales Bialiatski et l’ONG ukrainienne Centre pour les libertés civiles, du prix Nobel de la paix 2022.
Trente ans durant, le Centre aura documenté des milliers de cas de violations des droits humains et tenté de faire rendre des comptes aux responsables. Il était évident qu’avec l’invasion massive de l’Ukraine, les autorités russes décideraient de liquider définitivement une telle organisation et de réduire ses membres au silence, en les poussant au départ ou en les envoyant derrière les barreaux. Ce contexte pesant n’a toutefois jamais découragé Oleg Orlov de poursuivre son action de défense des droits humains.
Protester contre la guerre en Ukraine depuis la Russie
Le 26 février 2022, deux jours après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il s’est rendu devant le Parlement russe, portant une pancarte sur laquelle il avait dessiné une colombe de la paix. Il n’y est pas resté plus de cinq minutes, arrêté par la police. Pensait-il qu’une telle colombe dessinée sur une feuille A4 arrêterait la guerre ? Ou réveillerait la conscience des députés russes ?
Bien sûr, il n’est pas aussi naïf, mais une fois de plus, il ne pouvait se taire. Il est ainsi, entre le 24 février et mai 2022, descendu cinq fois dans la rue pour manifester seul, et s’est retrouvé chaque fois au poste de police. Sur ces pancartes il avait écrit : « Paix à l’Ukraine, liberté à la Russie » ; « La folie de Poutine pousse l’humanité vers une guerre nucléaire » ; « Notre refus de connaître la vérité et notre silence nous rendent complices du crime » ; « URSS 1945, pays victorieux du fascisme ; Russie 2022, pays du fascisme triomphant ».
Chaque fois, un tribunal russe l’a reconnu coupable, d’abord d’avoir enfreint les règles de rassemblement, puis d’avoir violé les nouvelles lois adoptées à la hâte qui ont renforcé la censure de toute opposition à la guerre. Chacune de ces condamnations donne lieu à des amendes et, surtout, est inscrite dans son casier judiciaire ; c’est pourquoi, quand en novembre 2022, Orlov publie un article sur le site français Mediapart où il compare le régime de Poutine à un régime fasciste, article dont il dépose la version russe sur sa page Facebook, l’appareil répressif s’en saisit immédiatement et l’inculpe pour avoir « jeté le discrédit de façon répétée » sur les actions de l’armée russe.
Il risque désormais jusqu’à trois années de prison. Il est fort possible que ce ne soit que le début d’une longue persécution. Les autorités russes, qui amnistient facilement des assassins, punissent durement les propos tenus contre le régime.
Oleg Orlov n’a pas été placé en détention avant son procès. Il est soumis à l’engagement de ne pas quitter le pays, comme si les autorités lui laissaient entendre qu’il n’est pas trop tard pour échapper à la prison en quittant clandestinement la Russie. Mais tout au long de sa vie, malgré les multiples pressions qu’il a subies, le militant n’a jamais souhaité émigrer. Bien que se sachant menacé, il a toujours considéré que sa place était là, à Moscou et partout sur le terrain.
Aujourd’hui, il n’a pas dérogé à ce choix. À la différence de la politique soviétique menée face à la dissidence, qui évitait, pour l’essentiel, que les opposants au régime quittent le territoire, ou les utilisait parfois comme des monnaies d’échange, les autorités russes poussent aujourd’hui toutes celles et ceux qui les critiquent à quitter leur pays. Elles mènent des perquisitions pour signifier à certains opposants qu’ils n’ont désormais pour choix que la fuite ou l’incarcération. Ils laissent les frontières ouvertes, espérant ainsi « purifier » le pays de tous ceux qui s’opposent à la guerre et à l’autoritarisme de Vladimir Poutine. Oleg Orlov n’a pas voulu céder à ce chantage. Il est resté et a continué, inlassablement, de se battre pour les droits humains. Au risque de perdre sa liberté pour de longues années.
Qu’advient-il de Memorial, l’organisation qui a été la sienne durant toutes ces années, désormais liquidée ? Son nom n’a pas été choisi par hasard : la mémoire ne peut être liquidée, quels que soient les efforts de l’appareil répressif et judiciaire russe. Le Centre des droits humains Memorial est devenu le Centre de défense des droits humains Memorial (organisation créée, mais non enregistrée, ce qui est pour l’instant un statut légal en Russie). Ses objectifs restent les mêmes et ses membres poursuivent son action, aujourd’hui comme hier. Cela d’autant plus que ces droits n’ont jamais été autant bafoués. Oleg Orlov est là pour nous le rappeler.
Cet article a été coécrit avec Natalia Morozova (FIDH et Centre de défense des droits humains Memorial).
Alain Blum, Directeur de recherche, Institut National d’Études Démographiques (INED)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.