Voix de guerre #19, Svitlana Holovata : « J’avais peur d’être mutilée »

Voix de guerre #19, Svitlana Holovata : « J’avais peur d’être mutilée »

La maison de Svitlana Holovata, originaire de Moshchun, a été entièrement détruite. Tout a brûlé : les lits, les armoires, tous les meubles en bois, et même le téléviseur. Elle dit que c’était comme s’il n’y avait jamais rien eu dans la maison.

Je m’appelle Svitlana Ivanivna Holovata. Je vis dans le village de Moshchun, dans la rue Lisnyi. Avant la guerre, je travaillais dans le magasin « Fora ». Aujourd’hui, bien sûr, personne n’y travaille, notre « Fora » a été anéanti, donc nous sommes tous chez nous.


AURIEZ-VOUS PU IMAGINER QU’IL Y AURAIT UNE GUERRE TOTALE ?

Non ! Je ne le pouvais pas. Au cas où, j’avais préparé nos documents, mais de façon générale, ils sont toujours rangés ensemble. Personne n’a rien préparé d’autre, rien du tout parce qu’on n’y croyait pas, tout simplement. Le 24 février, nous sommes allés travailler tranquillement. À 15h, on nous a dit de fermer le magasin. Mon mari est venu me chercher. Mais le 25, je suis retournée au travail : je disais que nous avions des gens à nourrir. Mais on n’a pas rouvert le « Fora », et nous en sommes sortis de justesse, parce que c’est là que les bombardements ont commencé. Ils se sont mis à bombarder le pont, et après, évidemment, nous sommes restés chez nous.

DITES-NOUS COMMENT S’EST PASSÉ LE PREMIER JOUR DE L’INVASION RUSSE.

Le premier jour, j’étais au travail. Mon mari m’appelait en permanence pour me parler des hélicoptères qu’il voyait passer tout près. Puis on a vu qu’ils avaient bombardé l’aérodrome à Hostomel. On voyait les hélicoptères, les avions. Ça ne tombait pas encore chez nous, ils bombardaient Hostomel.

VOUS N’AVEZ PAS PENSÉ À FUIR ?

Non ! On pensait qu’ils allaient soit passer, soit reculer. Nous n’avions pas du tout prévu de partir. Même le 2 mars, je ne voulais pas non plus partir. La seule raison pour laquelle je suis partie, c’est ma belle-mère âgée et notre fils.

QU’EST-CE QUI VOUS A POUSSÉS À PARTIR ?

C’est qu’on avait une personne âgée avec nous, et je m’inquiétais pour elle. Et pour être honnête, pendant les bombardements intensifs, j’avais peur non pas d’être tuée, mais blessée. Que faire si on est mutilé ? C’était effrayant.

OÙ VOUS ABRITIEZ-VOUS PENDANT LES BOMBARDEMENTS ?

Dans la cave. On avait appris à distinguer les tirs au bruit, où ça allait tomber. Si ça venait de ce côté-là, on savait que ça allait nous tomber dessus, alors on descendait à la cave avec ma belle-mère et mon fils. Nous sommes quatre à vivre ici : moi, mon mari, sa mère et notre fils.

DÉCRIVEZ-NOUS VOTRE MAISON.

C’est une maison en deux parties, avec des sorties distinctes, d’environ 120 m². Nous avions deux chambres, une cuisine, une salle de bain et un couloir. Et notre fils vivait dans l’autre partie. Il avait lui aussi deux pièces, une cuisine et un grand couloir. Nous avions prévu de lui faire un deuxième étage. La maison avait environ 40 ans, c’était mes beaux-parents qui l’avaient construite. Plus tard, on avait ajouté notre partie, avec une entrée séparée, pour mon mari et moi. Ça fait 25 ans que nous vivons ensemble, et nous avons toujours été en travaux. Ici on avait construit un garage, là une cuisine.

QUAND ONT EU LIEU LES PREMIÈRES DESTRUCTIONS DANS VOTRE VILLAGE ?

La première destruction a eu lieu dans le jardin potager de notre voisin. L’obus est tombé directement sur sa maison, qui s’est immédiatement embrasée. L’incendie n’a même pas été éteint, malgré la présence des pompiers. Un obus est également tombé sur notre maison, mais, Dieu merci, il n’a pas explosé. Nous étions tous à la maison à ce moment-là. Ma belle-mère était allongée sur le lit et nous nous sommes allongés par terre dans la même pièce. J’étais en train de préparer le dîner et j’ai dit que je n’irais pas à la cave. Alors tout le monde est resté. Ma belle-mère dormait à ce moment-là, elle a 80 ans. Nous ne voulions pas la réveiller et avons décidé de rester dans la pièce. Je ne sais pas par quel miracle nous sommes restés sains et saufs. Si l’obus avait explosé, alors… Nous étions tous dans la même pièce.

ET OÙ LA BOMBE ÉTAIT-ELLE TOMBÉE ?

Sous la maison. L’obus est tombé près du compteur de gaz, mais n’a pas cassé la conduite de gaz. C’était le 27 février. L’obus n’a pas explosé, tout simplement. Au début, ça nous inquiétait. Nous devions passer à côté, parce qu’il était tombé sur les fils électriques : nous n’avions plus d’électricité, et on s’était branché sur le groupe électrogène des voisins, au moins pour recharger les téléphones. Mais on ne l’allumait plus, parce que ça nous faisait peur : l’obus était couché sur les câbles. On allait voir régulièrement, il restait là, sans exploser.

APRÈS CELA VOUS AVEZ CONTINUÉ À DORMIR DANS LA MAISON ?

Bien sûr ! J’avais dit que je ne dormirais pas dans la cave : nous n’y allions que dans la journée. Chaque matin, quand on se levait, on sortait dans la rue et on discutait entre nous. Personne ne faisait rien, parce qu’on ne savait pas quoi faire. On ne savait vraiment pas. On vivait comme on pouvait. Je préparais à manger pour tout le monde.

QUAND AVEZ-VOUS DÉCIDÉ DE PARTIR ET POURQUOI ?

Le 2 mars, je suis allée chez ma sœur pour récupérer des documents de ma nièce : elle avait laissé les documents qu’on n’utilise pas souvent : passeports, diplômes…

Mon mari est arrivé en courant vers moi et m’a dit : « On part ! ». Je lui ai dit : « Comment ça, on part ? Non, on ne va nulle part ! » Il m’a répondu : « On part, parce qu’ils ont dit qu’il fallait partir ». Heureusement, nous avions une voiture. C’est la seule chose qui nous reste : la voiture dans laquelle nous sommes partis. Son réservoir était plein.

Nous sommes d’abord allés dans la région de Poltava, chez mon père. Nous étions cinq, un de nos voisins était avec nous, parce qu’il était resté seul, sans moyen de transport. Nous avons vécu tous les cinq dans la même pièce pendant deux mois.

Pour être honnête, dans ma tête, j’étais partie pour 2-3 jours, pas plus. Je m’inquiétais pour le congélateur, espérant qu’il ne dégivre pas. Je n’avais pas prévu de m’absenter longtemps. Mais les combats sont devenus très intenses. Les 7 et 8 mars, des volontaires ont évacué les dernières personnes, celles qui n’avaient pas pu partir par leurs propres moyens et qui étaient restées cachées dans les caves. Ici, il n’y avait pas de réseau et il était impossible d’appeler qui que ce soit. Mais nous savions que nous ne pouvions pas rentrer car il y avait des combats.

QUAND AVEZ-VOUS APPRIS QUE VOTRE MAISON AVAIT ÉTÉ DÉTRUITE ?

C’est un gars qui avait vécu avec nous qui me l’a dit. Il avait réussi à aller jusqu’à notre maison. Il m’a dit : « Tante Svitlana, je suis désolé, mais votre maison n’existe plus ». Il nous l’a dit le 10 mars. La maison avait été détruite le 8 mars, mais il ne voulait pas me gâcher la fête [la Journée internationale des droits des femmes]. C’est pourquoi il ne me l’a pas dit tout de suite.

QUAND AVEZ-VOUS DÉCIDÉ DE RENTRER ?

Nous avons attendu jusqu’au 9 mai. Nous voulions revenir beaucoup plus tôt, mais nous avons attendu. Nous sommes arrivés le 10 mai. Tous ceux qui étaient rentrés plus tôt avaient pris des photos de notre maison et nous les avaient envoyées. Nous y étions donc préparés. La maison a été entièrement détruite. On avait l’impression qu’il n’y a jamais eu de travaux ici, ni même aucun meuble. Tout a brûlé. Les seules choses qu’on distingue encore, c’est le frigo, le lave-vaisselle et le chauffe-eau.

Les lits, les armoires, tous les meubles en bois, et même la télévision, tout a brûlé. Ça donne l’impression qu’il n’y a jamais rien eu ici. La cuisine d’été et le garage ont été entièrement incendiés.

En rentrant, nous espérions que la cuisine d’été serait encore debout. Nous l’avions complètement rénovée et nous pensions pouvoir nous y installer et y vivre. Et mon salon de coiffure, que je n’avais pas ouvert. Nous pensions y créer deux pièces communes. Nous avons toujours ces projets aujourd’hui, si nous recevons une aide. Parce que pour le moment, tous seuls, c’est tout simplement irréalisable : nous n’avons plus de travail. Le magasin « Fora » n’a pas prévu de rouvrir, et mon mari n’a pas de travail non plus. C’est comme ça.

LES OCCUPANTS SONT-ILS ENTRÉS DANS VOTRE VILLAGE ?

Ils y ont probablement vécu quelque temps. Ils ont rendu visite à un homme qui était resté dans sa maison. Je pense qu’ils se cachaient dans les caves des maisons détruites. Mais chez nous, non : il n’y a eu personne, car tout est intact dans notre cave : les pommes de terre, les conserves. Peut-être parce qu’il y a d’autres maisons à proximité. Plus loin, il y a une place où toutes les maisons ont été détruites, et là, on nous a montré de l’eau et des restes de nourriture trouvées dans les caves. On voyait que quelqu’un avait vécu ou s’était caché la, et ce n’était pas nos soldats.

OÙ VIVEZ-VOUS À PRÉSENT ?

Pour le moment, nous vivons dans la maison de ma sœur : elle est partie travailler quelque temps à l’étranger. Je suis dans sa maison, pas loin, à Moshchun. Ma nièce est partie à Ivano-Frankivsk, elle y a trouvé un travail et y a loué un appartement. Nous sommes 3 sœurs. Demain, ma deuxième sœur arrive, sa maison aussi a été complètement détruite. Nous allons donc vivre ensemble. Chez nous, il reste au moins 2-3 choses encore debout, mais chez eux, rien du tout.

QUELS SONT VOS PROJETS POUR LA SUITE ?

Reconstruire. Dans un premier temps, nous reconstruirons la cuisine d’été et le garage. Nous y emménagerons. Parce qu’ici, nous sommes avec nos proches bien sûr, mais on a quand même envie de vivre séparément, dans notre maison. Donc on va reconstruire.

VOS SENTIMENTS À L’ÉGARD DES RUSSES ONT-ILS CHANGÉ ?

Oui, énormément ! D’abord, à cause de la guerre. Et puis je ne sais pas s’ils sont réellement zombifiés, ou s’ils ne savent pas ce qui se passe ici. Ils ne comprennent pas et ne nous soutiennent pas. Aujourd’hui, mes sentiments sont très négatifs à l’égard des Russes. Je ne veux ni les voir, ni les entendre, rien !

Svitlana Holodata

Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)

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