Voix de guerre #37, Matvii Vaïsberg : « Si nous n’investissons pas dans les arts, nous risquons de perdre à nouveau »
Les peintures de l’artiste Matvii Vaïsberg illustrent le nouveau livre du Centre de défense des droit humains de Kharkiv sur Marioupol. Il déclare que la guerre a été la période la plus productive pour lui, se plaint de l’enlaidissement de l’espace urbain et estime qu’il faudrait faire davantage pour promouvoir l’art contemporain ukrainien dans le monde.
Pourquoi le livre Voix de guerre. Marioupol est essentiel pour vous ?
Ce livre est important pour moi autant en tant qu’être humain, en tant qu’Ukrainien, parce que l’histoire de Marioupol est notre histoire commune. Elle est très douloureuse. Je comprends que nous ne pouvons pas réagir comme l’ont fait les personnes qui étaient sur place. Mais je me souviens bien de ma réaction face à ces événements. Il se trouve que j’étais en train de réaliser toute une série intitulée « La fine ligne rouge », que j’ai alors consacrée aux événements de Marioupol. Depuis le 24 février, il se passe constamment quelque chose. Il me semble que c’est ma petite contribution à la cause commune. J’ai vu les personnes dont les voix sont exprimées dans ce livre, je l’ai lu. C’est assez effrayant.
Dans quelle mesure la guerre a-t-elle influencé votre travail ?
La guerre a influencé l’ensemble de mon travail artistique. J’ai commencé à peindre tout de suite, dès le début du mois de mars de l’année dernière. Ça n’a pas été le cas de tout le monde, parce que nous avons tous des systèmes nerveux différents. Je connais le mien depuis 2014, j’ai déjà vécu cette expérience lorsque j’ai peint « Le Mur », le mur de Maïdan. J’ai commencé à dessiner, et cela m’a sauvé. Mon « Carnet de voyage » m’a sauvé. Et d’autre part, il me semblait que les gens attendaient mes œuvres. C’était important pour certains, ils m’en ont parlé plus tard. C’était un travail nerveux : chaque jour, je dessinais quelque chose, et même s’il s’agissait d’arbres, il était toujours question de la guerre.
Je ne me souviens pas d’un tel volume de travail ou d’une telle activité d’exposition que durant ces 512-513 derniers jours. Des ventes aux enchères, des actions caritatives, etc. Sauf peut-être dans ma jeunesse. Et des choses étonnantes se sont produites, comme par exemple une exposition du « Carnet » à La Haye, au ministère de la Justice. Il s’est passé beaucoup de choses, c’est impossible de toutes les énumérer maintenant. J’ai réalisé d’immenses peintures murales à Babi Yar [site d’un charnier de victimes nazies, principalement juives]. Peut-être les avez-vous vues. J’ai également fait « L’ange des forces armées ukrainiennes », « Menorah », etc. Plusieurs livres ont été publiés. Le « Carnet de voyage », et puis celui que vous (GDHK) avez publié. Un autre livre devrait paraître. Certains de mes travaux sont utilisés : cela signifie que l’on a besoin de moi et que je suis utile. Évidemment, la plupart de ces travaux sont réalisés à titre bénévole.
Il y a eu aussi une exposition très particulière à la Biennale de Venise, intitulée « Artistes qui peignent après le 24 février ». Mais classiquement, la participation à ce club est tellement fermée que je n’y suis pas allé. Mais cela concernait aussi la guerre et les événements que nous vivons.
Les artistes réagissent différemment aux événements dramatiques. Certains tombent dans la frustration…
Eh bien, je vais vous dire, vous ne pouvez blâmer personne ici. Le système nerveux de chacun est différent. Certains sont juste partis se battre, qu’ils soient artistes ou non : un artiste est un être humain, un homme ou une femme comme tout le monde. Certains ont décidé de faire du bénévolat. Et d’autres, comme certains de mes amis et moi, se sont mis à peindre, et c’est très bien comme ça.
Au début, c’était un travail quotidien. Aujourd’hui, je me laisse déjà un peu de répit. C’était une grande fatigue physique après ces immenses fresques, 120 m² tout de même, en 8 ou 10 jours. Je n’aurais jamais pensé que je ferais quelque chose comme ça un jour. Avec un ami lituanien, qui a apporté une exposition intitulée « Les voyages de Moïse », nous avons exposé à Babi Yar. Si je ne me trompe pas, c’était la première exposition internationale « invitée » depuis le 24 février 2022.
Il y a eu une autre série, que j’ai oublié de mentionner, « Caravane », dédiée à une caravane de graines, une caravane de céréales. J’étais allé à Odessa, je ne pensais pas du tout peindre la mer, pourquoi je ferais ça, alors que c’est la guerre ? Mais soudain, j’ai vu des bateaux à l’horizon. Et c’est une toute autre histoire qui a pris alors forme avec cette « Caravane ». Peut-être que je la continuerai d’une manière ou d’une autre, parce qu’elle fait vraiment sens aujourd’hui.
Quelles œuvres réalisées par des artistes ukrainiens pendant la guerre vous ont personnellement frappé ? S’il y en a.
Il y en a bien sûr, ce sont les œuvres de mes amis artistes : Akhri Adjinjal, Olena Predouvalova, Oleksiy Apollonov, Sieva Charko. Il y a beaucoup d’œuvres d’art, et il est difficile de les énumérer toutes, car de nombreuses personnes y travaillent actuellement. Katia Lissova est une vraie découverte, elle fait des choses très intéressantes.
Slavik Cherechevsky dessine beaucoup sur la guerre. Certaines de ses œuvres sont très fortes. Elles sont un peu ironiques, comme celle dans laquelle il regarde le croiseur « Moscou » en train de couler. Le croiseur n’avait pas encore coulé à ce moment-là. Pourtant, je l’avais déjà dessiné coulé dans mon « Carnet de voyage ».
Je voudrais parler tout particulièrement des œuvres de Sacha Jivotkov, qui sont très fortes. Il possède une technique d’auteur unique, et je ne sais même pas comment l’appeler sculpture ou peinture. Son exposition à la Maison de l’Ukraine a été forte et, je dirais, poignante.
Quelle œuvre a été pour vous la plus épuisante émotionnellement durant cette période ?
Probablement le « Carnet de voyage », car je m’étais fixé pour tâche de dessiner chaque jour un petit tableau : ils sont tous en format A4. Il fallait réagir à ces différents états. Et comment pouvais-je y réagir si j’étais dans cet état ? Ça a été un travail énorme et, me semble-t-il, très important. Pour moi, c’est peut-être le plus important.
De façon générale, il est difficile de faire ressortir un travail particulier, parce que dessiner, surtout maintenant, est extrêmement épuisant parce que tout doit être honnête. Dans ces moments-là, faire quelque chose sans enthousiasme ne fonctionnera pas.
Aujourd’hui, on parle beaucoup du fait que l’État alloue 28 millions de hryvnias pour remplacer la faucille et le marteau sur la statue de la Mère-Patrie par un trident, comme l’ont voté les Ukrainiens sur « Diia » (appli du gouvernement ukrainien). Que pensez-vous de cette décision ?
Je suis d’accord : pourquoi elle devrait tenir en main une faucille et un marteau ? C’est très drôle, cette histoire avec cette « baba », comme nous l’appelions. Mais vous savez, c’est comme sur Maïdan, ces horribles structures qu’Omeltchenko a mises en place : elles sont devenues historiques après le Maïdan lui-même. À présent, un nouveau battage médiatique a commencé, je crois que c’était hier ou avant-hier, à propos du musée d’Odessa. Sur le fait qu’il faut acheter des drones plutôt qu’investir dans les musées. Bon, il est évident qu’il faut acheter des drones. Mais il est également nécessaire d’investir dans quelque chose, dans l’art si l’occasion se présente. Parce que nous risquons de perdre à nouveau.
« La Russie s’est approprié notre culture »
Ce n’est pas pour rien que le pays agresseur dépense des centaines de millions de dollars pour tout cela. J’ai vu leurs expositions, elles sont horribles. Je ne supporte pas d’entendre l’expression « avant-garde russe ». C’est de l’appropriation. Et nous, nous avons certaines choses… Premièrement, Malevitch est un des nôtres, quoiqu’il arrive. Deuxièmement, des phénomènes comme le boïtchoukisme et d’autres sont des phénomènes mondiaux, dans lesquels il faut investir, tout comme, d’ailleurs, dans la culture contemporaine. Parce qu’à présent, des institutions occidentales commencent à mettre en place des partenariats avec les musées. Par exemple, le Louvre a invité le musée Khanenko, et a fait venir une icône byzantine. Et il n’y aurait rien de mal à ce qu’ils invitent, en même temps que l’icône byzantine, des auteurs ukrainiens contemporains. Je dis ça tout d’abord en tant que personne intéressée. Et deuxièmement, cela se fait partout dans le monde. J’ai vu beaucoup d’expositions de ce type. Notre culture moderne avec ses racines traditionnelles mérite d’être montrée au monde aujourd’hui. Ça paraît évident, même sur la base de ma petite expérience.
Vous savez, comme l’exposition à La Haye, ou ailleurs. Ça a fonctionné, quand mon « Mur » a été montré au Sejm polonais (chambre basse du parlement). Et c’est à l’État de s’en occuper. Mais, malheureusement, cette tradition n’existe pas chez nous. Je ne veux pas citer de noms, ça serait ingrat. Mais je sais de quoi je parle. Ils ne comprennent tout simplement pas pourquoi c’est nécessaire. Et ça l’est vraiment. C’est une porte d’entrée dans un autre club. Le monde entier va à des expositions, le monde entier regarde des œuvres d’art. L’attitude à l’égard des personnes qui aiment l’art ou qui s’y consacrent est différente, là-bas. Et l’Ukraine va cesser, et elle cesse déjà, d’être un pays de folklore. L’Ukraine a enfin commencé à exister en tant qu’entité culturelle dans le monde, et cela doit être soutenu par l’État au niveau national.
Vous arpentez ces rues tous les jours. En tant qu’artiste, les espaces urbains ne vous irritent-ils pas ?
Pendant vingt ans, j’ai peint le ciel dans cet atelier. Cela fait 20 ans que je dessine le ciel que je vois par cette fenêtre, et aujourd’hui, regardez ce qu’on y voit. Je ne sais pas si ces immeubles seront occupés ou non. D’ici, on pouvait voir Sainte-Sophie de Kiev. Ces constructions sont terribles, et je pense qu’elles sont la continuation du régime soviétique, mais d’une ampleur un peu moindre. C’est le défunt maire Omeltchenko, et non le défunt maire Lionia Kosmos [Leonid Tchernovetskii] qui s’est particulièrement distingué dans ce domaine. Lionia Kosmos est juste arrivé comme un pilleur. Omeltchenko avait tout fait avant lui, il avait construit cette pyramide. Et maintenant, ça continue.
Que puis-je dire… Si vous me questionnez là-dessus, j’ai participé à de nombreuses actions, mais nous n’avons évidemment rien réussi à sauver. Ni le marché de Sinnyi, ni l’atelier d’artistes sur Andriivskyi Ouzvoz, etc. Ils [les fonctionnaires] sont tous cupides. Comme on dit à Odessa, la cupidité est la mère de tous les vices.
Le magazine « Esquire » avait une rubrique intitulée « Règles de vie ». Quelles sont les règles de vie de Matvii Vaïsberg ?
Je me suis fixé quelques principes.
S’agit-il de règles de vie ? Oui, sans doute. Par exemple, je ne me vends jamais, comme je l’ai déjà dit. Jamais. Mais mon deuxième principe est un peu en contradiction avec le premier : je ne fuis pas les offres. Je ne fais pas d’offres, mais je ne les fuis pas. Fais ce que tu peux et vis comme tu vis. Si possible, vis et agis de façon juste. Quelles autres règles pourrait-il y avoir ?
Vous savez, il existe une fable sur la rencontre de deux sages juifs, vers le 7ème siècle, je crois. Et l’un dit à l’autre : « Explique-moi ce qu’est le judaïsme pendant que je me tiens sur une jambe ». Je ne suis pas croyant, je le dis tout de suite. L’autre répond : « Facile ! Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent ». C’est tout. C’est la règle. Fondamentale.Le livre Voix de guerre. Marioupol, illustré par les peintures de Matvii Vaïsberg et des photographies de Yevhen Sosnovsky, peut être acheté sur la librairie en ligne E et directement auprès du Groupe de défense des droits humains de Kharkiv.
Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)
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