Voix de guerre #42, Youri Liapkalo, Marioupol : « Dans chaque cour, il y avait des tombes de civils tués »

Voix de guerre #42, Youri Liapkalo, Marioupol : « Dans chaque cour, il y avait des tombes de civils tués »

Pendant près de deux mois, Youri Liapkalo et son fils Hlib ont tenté de survivre sous les bombardements incessants, faisant face au manque de nourriture, d’eau, de chauffage et de communications.


Lorsque l’invasion à grande échelle a commencé, je vivais avec Hlib, mon fils de 3 ans, ma compagne et sa fille de 15 ans. Dans les premiers jours de la guerre, nous ne comprenions pas ce qui se passait. Personne n’y croyait, tout le monde disait que c’était impossible. Très vite, des combats se sont déroulés sur la rive gauche de la ville et nous entendions leurs échos depuis notre partie de la ville.

Puis nous avons commencé à remarquer que les gens fuyaient, préparaient leurs affaires. Chaque jour, chaque heure même, la canonnade se rapprochait de plus en plus, mais il n’y avait nulle part où aller, car on n’entendait pas parler de mesures d’évacuation, personne n’était au courant de rien. Bientôt, il n’y a plus eu ni eau, ni communication, ni gaz, ni électricité. Retour à l’âge de pierre. Les magasins ont commencé à être saccagés, les gens prenaient et emportaient tout ce qu’ils pouvaient. Nous habitions au troisième étage, mais nous ne sommes jamais descendus à la cave, nous ne voulions pas mourir enterrés.

Youri Liapkalo et son fils Hlib

Dans l’appartement, la température est tombée en-dessous de zéro, on était gelé. On préparait à manger avec les voisins, sur un feu de bois dans la cour de l’immeuble. Il est arrivé qu’on se retrouve sous les bombardements. Un jour, il y a eu de violents bombardements, tout le monde est allé se mettre à l’abri, mais moi je me suis précipité dehors, pour prendre la soupe qui était sur le feu. Je devais nourrir mon fils et je n’avais rien d’autre que ça.

Après, lorsque la situation s’est aggravée et que l’immeuble tremblait littéralement sous les bombardements incessants, nous avons décidé d’aller ailleurs, dans un endroit plus calme où vivaient ma tante, ma grand-mère, mon cousin et mon filleul. Une famille de cet immeuble était partie et leur appartement était libre, alors nous nous y sommes installés.

Chaque jour, nous allions en quelque sorte à la chasse, à la recherche de provisions et de choses et d’autres. L’eau était coupée et il y avait un puits à plus de deux kilomètres, dans un quartier de maisons individuelles. Quand on allait chercher de l’eau, c’était un aller simple : un jour, en y allant, on a vu autour de nous des cadavres de civils, morts sous les bombardements. Et nous non plus, on ne savait jamais si on allait revenir ou pas. Quand on n’a plus rien trouvé à manger, on a mangé des pigeons. Ça faisait au moins un peu de viande, et puis on en faisait du bouillon… Et quand il pleuvait, on collectait l’eau de pluie.

Hlib, 3 ans, dans Marioupol en ruines, printemps 2022

Un jour, mon cousin et moi sommes allés au marché « Avtostantsia-2 ». Tout ce qui avait pu être pris et emporté l’avait été, mais j’ai pu y trouver quelques pommes, un paquet de thé, des collants pour mon fils et des lingettes, très précieuses, vu qu’on ne pouvait pas se laver. Et alors qu’on était en train de fouiller dans des affaires au marché, deux « orcs » [nom donné aux soldats russes par les Ukrainiens] sont arrivés.

Ils ont crié : « Citoyens maraudeurs, en file ! », et ils ont tiré en l’air. On s’est tous mis en file, ils se sont mis à contrôler les documents, et moi je n’avais pas les miens sur moi.

Un des militaires russes m’a menacé de me tuer et a tiré une rafale près de mes pieds. Puis ils m’ont fait mettre à genoux, m’ont fouillé, m’ont frappé et m’ont laissé partir. En rentrant, on s’est retrouvé sous un bombardement.

Au bout d’un moment, il n’y avait plus de nourriture nulle part et plus de pigeons non plus. Nous avions aussi un chien, mais nous ne voulions pas le manger, parce que c’était notre chien. Nous avons alors décidé de chercher de la nourriture d’une manière ou d’une autre. Nous avions appris que des Russes distribuaient peut-être de l’aide humanitaire près du supermarché « Metro », alors nous avons décidé d’y aller, pour ne pas mourir de faim. Après avoir marché pendant quatre heures, au milieu de la dévastation totale, avec beaucoup de cadavres par terre, des tombes dans chaque cour, nous sommes arrivés sur le territoire occupé par les Russes. D’ailleurs, on a beaucoup entendu parler des militaires ukrainiens qui tiraient sur les civils. Ce n’est pas vrai ! Nous sommes passés devant eux, en particulier devant les militaires de la brigade Azov, et personne n’a dit quoi que ce soit ni touché qui que ce soit.

Quand nous avons fini par atteindre le magasin « Metro », nous avons vu que cette partie de la ville avait été entièrement détruite. J’étais allé une fois à Prypiat [ville abandonnée près de la centrale de Tchernobyl] : et bien c’était une ville florissante comparée à Marioupol en ruines. C’était l’horreur : personne n’avait enlevé les cadavres, il y avait beaucoup d’équipements militaires détruits. La guerre, quoi…

Marioupol, printemps 2022

Quand on est arrivé au « Metro », on nous a dit qu’il n’y aurait pas de distribution d’aide humanitaire ce jour-là. On avait faim, il fallait qu’on trouve un endroit où passer la nuit, parce qu’on ne pouvait pas retourner à notre appartement, à 3 ou 4 heures de marche de là, et nous avions notre grand-mère avec nous, elle n’aurait peut-être pas eu la force de le faire.

Il y avait des entrepôts alimentaires à proximité, nous avons décidé d’y passer la nuit, nous sommes montés dans une pièce et là, nous avons vu un cadavre « assis » à 20 mètres de nous. Nous ne savions pas où le mettre….

Le matin, nous nous sommes réveillés, nous sommes retournés au « Metro », mais ils nous ont dit qu’il n’y aurait pas encore d’aide humanitaire ce jour-là. Nous sommes donc rentrés.

Je voudrais parler tout particulièrement de l’aviation. C’était une horreur. Après notre départ de Marioupol, dès que mon fils entendait des grondements dans le ciel, il se mettait à chercher un abri. Les bombardements étaient d’une telle violence, ils lançaient des bombes n’importe où, frappaient le secteur résidentiel, où il n’y avait aucune installation militaire ou infrastructure. C’était vraiment terrifiant.

Marioupol, printemps 2022

Puis on a appris que des bus quittaient la ville pour Taganrog [en Russie]. Nous y sommes allés, avons fait la queue, nous sommes montés dans ce bus, on y était horriblement serré. Au premier check-point, ils ont demandé à tous les hommes de sortir et de se mettre en ligne. Nous avons tous été emmenés dans une caravane et interrogés. Je suis passé en dernier dernier parce que mon petit n’arrêtait pas de sauter du bus et de crier : « Papa, papa ! »

Finalement, ils ont vérifié mon téléphone et m’ont demandé qui était cet enfant avec moi. Ensuite, ils n’ont pas aimé que mon téléphone soit trop vide et ils se sont mis à me menacer, entre autres d’exécution. Ils m’ont frappé et m’ont laissé partir. Sur la route, après avoir quitté Marioupol, nous avons vu, en passant dans un village, la lumière d’un lampadaire, et mon fils m’a demandé : « Papa, qu’est-ce que c’est ? ». Vous imaginez ? Nous nous étions déshabitués de la lumière.

Nous sommes restés à la douane toute la nuit. Les personnes qui leur semblaient suspectes ont été appelées séparément pour passer la filtration. Mais tout s’est bien passé, nous sommes arrivés à Taganrog, où des amis sont venus nous chercher pour nous emmener à Sébastopol. Et depuis Sébastopol, nous sommes partis pour la République tchèque.


Rappelons que le 28 août 2023, l’initiative de défense des droits humains T4P a présenté devant la Cour pénale internationale une communication établissant que la Russie a commis un génocide à Marioupol, en Ukraine. Les auteurs de la communication estiment à environ 100 000 le nombre de morts résultant de la prise de Marioupol par la Russie.

Interview : Oleksandr Vassiliev.


Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)

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