Voix de guerre #8 : L’homme qui a fait sortir 117 personnes de Marioupol à pied : «Mes amis m’appellent Moïse»

Voix de guerre #8 : L’homme qui a fait sortir 117 personnes de Marioupol à pied : «Mes amis m’appellent Moïse»

Parce qu’il n’imaginait pas abandonner ceux avec qui il avait partagé un abri pendant près d’un mois, Oleksiy les a « guidés à travers des déserts d’asphalte » .

Propos recueillis par Denis Volokha


Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)

Pour en savoir plus sur le projet Voix de guerre, rendez-vous ici


Oleksiy Simonov, 44 ans, est un animateur charismatique de divers événements et compétitions sportives. Le plus important pour lui est la communication, qui l’a aidé plus d’une fois non seulement à survivre dans Marioupol en guerre, mais aussi à pouvoir en faire sortir l’ensemble de ses compagnons d’abri.

Pouvez-vous me parler du premier jour de la guerre à Marioupol ? Comment ça s’est passé pour vous ?

Ça a été une journée mouvementée. Ma femme a paniqué quand ils ont commencé à nous tirer dessus, nous devions ce jour-là nous rendre quelque part. Je ne pouvais pas croire que ça allait arriver. Comment imaginer au XXIe siècle que l’on puisse faire feu sur des quartiers résidentiels ? Impossible! On se disait qu’ils allaient tirer deux ou trois fois dans un coin, et puis que tout serait réglé : ils se retireraient et les négociations commenceraient. Voilà comment c’était pour moi, le premier jour : je n’arrivais pas à croire à la réalité de ce qui se passait autour de moi.

Et à quel moment avez-vous compris que cela ne se terminerait pas si vite et que vous deviez partir ?

C’est devenu clair autour du 26 ou 27, environ. Mais il n’y avait plus aucune possibilité de partir. Je n’avais pas de voiture, et même si j’en avais eu une, je ne sais pas si j’aurais pris le risque de conduire, sachant qu’un convoi d’occupants était déjà en route pour Marioupol. Probablement pas. J’ai bien peur que ceux qui sont partis le 27 et le 28 n’aient pris un grand risque.

Dans quel quartier de la ville viviez-vous et que s’y passait-il ?

Dans le quartier de Neptune (district de Kalmiousky) que les habitants de Marioupol connaissent bien. Près de l’usine Illitch. Les premiers jours ont été plutôt calmes par rapport à ce qui s’est passé ensuite. Parce qu’ensuite, en mars, les bombes et les tirs ont plu sur nos têtes. Juste avant, nous avions entendu des tirs du côté de Sartana, c’était des tirs d’artillerie sur le quartier 23.

C’était très bruyant, c’était effrayant, mais aujourd’hui, je peux prendre du recul et dire : « Oh, ça, ce n’était que dalle ». Quand ça nous est tombé dessus, c’est là qu’on a réalisé à quel point ça allait mal.

Parlez-moi de la vie à Marioupol pendant la guerre.

Eh bien, au début, c’était juste effrayant parce que dès qu’ils faisaient feu, tout le monde courait vers des abris de fortune improvisés, parce que la municipalité n’avait prévu aucun abri anti-bombe. Puis l’électricité a disparu, puis l’eau, puis le gaz. Ce qui nous a beaucoup aidés, c’est d’avoir regardé toutes sortes de films catastrophes pendant des années. Et aussi le fait que j’étais fort à l’école, où on nous avait appris comment survivre, la préparation militaire et tout le reste. Nous nous sommes débrouillés pour ramasser du bois, aller chercher de l’eau, faire fondre de la neige, récupérer de l’eau de pluie, aller chercher de la nourriture. Il est vraiment important d’être communicatif, car dans ces moments, la communication avait beaucoup plus de valeur que l’argent, qui ne servait plus à rien. Nous étions plus de 280 dans l’abri. Nous nous sommes entraidés, et c’est grâce à ça que nous avons survécu. Aujourd’hui, des gens continuent encore de tenter de survivre là-bas, aussi. Ils sont secourus petit à petit, mais il sont encore 150 ou 140 000.

Avez-vous eu des contacts avec des militaires ?

Nous avions un hôpital militaire dans le quartier. Et pendant la première semaine, j’y ai passé tout mon temps libre, nous aidions à renforcer les fenêtres, pour les protéger des débris projetés lors des tirs. Nous bouchions les fenêtres avec des sacs pour que les médecins puissent travailler, car ils ne soignaient pas seulement les militaires, mais aussi des civils victimes de bombardements. J’étais là quand ils ont amené des personnes victimes du premier missile ou de la première bombe sur Kirov. Un jour, alors que nous étions en train de remplir des sacs, de les fermer, de les fixer aux fenêtres, un grand-père est arrivé à l’hôpital et nous a dit : « les gars, quelque chose m’a touché à la cuisse, ici ». Les médecins ont regardé et il avait un débris fiché dans la cuisse. Et puis, il y a une quinzaine de jours, j’ai vu une vidéo où des journalistes russes, se tenant devant cette fenêtre de l’hôpital que j’avais protégée avec des sacs, présentaient ce lieu comme le quartier général du bataillon Azov : « Nous avons fait sortir les militaires de l’hôpital, c’est d’ici qu’ils tiraient ». Je me suis dit : « Eh ben ! Si je n’avais pas été là-bas, peut-être que moi aussi j’y aurais vu des soldats… ». Personne ne tirait de l’hôpital, on y sauvait des gens. Mais je sais qu’avant qu’ils ne le « libèrent », comme ils disent, dès le 15 ou le 18 [mars], tout l’hôpital a été évacué. À ma connaissance, ils l’ont évacué dans un abri presque sur le territoire de l’usine, parce que quand à présent je vois qui est recherché parmi les médecins et les militaires, je vois des gens avec qui j’ai échangé en mars à l’hôpital. Et j’ai le cœur lourd de penser que des gens qui ont tant aidé les autres soient maintenant recherchés. Ils ont sauvé beaucoup de gens, mais est-ce que quelqu’un les sauvera ?

« On a été tout simplement pilonnés par des tirs d’artillerie, des bombes aériennes, des tirs de mortiers », dit Oleksiy Simonov. Je me suis adressé au poste de police de notre quartier Kalmiouski. Ils aidaient à rechercher des gens, autant que possible, parce qu’en réalité, plus que de rechercher, ils passaient leur temps à emporter les cadavres. Les militaires nous donnaient des médicaments, quand nous en avions vraiment besoin. Ils donnaient tout ce qu’ils pouvaient. Quand je regarde certains bulletins d’information, qui disent qu’il nous faut prendre des cocktails Molotov et les jeter sur les tanks et tout ça, je peux dire que nous, nous n’avons vu aucun véhicule militaire, ni aucun soldat de la Russie ou de la « République Populaire de Donetsk » (RPD). Parce qu’on était juste bombardés en permanence par l’artillerie, les bombes aériennes et les mortiers. Nous n’avons vu des soldats que lorsque nous avons quitté la ville. Notre zone, elle, était juste pilonnée par l’artillerie. Il y avait cinq cratères de bombes aériennes près de notre abri. Pourquoi cinq, et pas six : parce que la sixième bombe a touché la cabine de transformateur, qui a été rasée : il n’y avait pas de cratère, juste cette grande cabine de transformateur de quatre mètres complètement rasée. C’était le 13 ou le 16 environ. Parce qu’alors, les dates n’avaient plus d’importance. L’objectif principal était de survivre. Tu as survécu aujourd’hui, c’est bien. Il faut survivre demain. Nous avions prévu de préparer des plats chauds pour les enfants, de nous procurer de l’eau, de veiller à ce qu’aucune marque ne soit inscrite sur les abris, à ce que les maraudeurs ne volent pas l’essence des réservoirs des voitures. À un moment, entre le 13 et le 16 mars, on a eu très chaud :  ils ont pilonné notre abri pendant trois jours. Je suppose qu’ils nous avaient repérés grâce à la géolocalisation : il y avait des gens qui rechargeaient leurs téléphones et nous étions bombardés.

Savez-vous dans quel état est votre maison et celles de vos voisins ?

Pour les maisons, c’est très difficile, je ne sais rien, car tout lien avec la ville est coupé. Mais comme le dit Kouleba : « C’est fini, Marioupol n’existe plus, elle a été rasée ». Mais il y a encore plus de 100 000 personnes là-bas, vous comprenez ? Et ces gens sont en vie, cela signifie donc que Marioupol n’est pas complètement détruite. Marioupol est en train d’être détruite ! Et il faut secourir les gens qui sont là-bas. Qu’importe, qu’il reste ou non des maisons, ce qui compte, c’est qu’il reste des gens. Des personnes vivantes qui ne peuvent pas partir. Qu’on ne laisse pas partir, qui sont victimes de la propagande, qui est vraiment très puissante maintenant.

Justement, sur le fait qu’on ne laisse pas partir les gens. Quels sont les obstacles que vous avez rencontrés lorsque vous avez quitté Marioupol ?

Le manque d’informations, le manque de corridors sûrs et protégés. L’absence de véhicule personnel. Parce que j’ai trois enfants et que je comprenais que je ne pouvais pas leur faire courir un tel danger. Nous avons attendu que les températures se réchauffent, afin de ne pas geler si nous marchions et que le froid nous rattrapait la nuit. Et nous avons attendu que les tirs et bombardements s’éloignent un peu de notre abri. Pour que la route sur laquelle nous allions marcher ne soit pas pilonnée comme tout ce qui nous entourait.

« Je connais des gens qui ont vu un bus s’arrêter près d’eux, et on leur a dit : « Nous allons à Zaporijia ». Ils sont montés dedans et on les a emmenés à Donetsk. »

De nombreuses informations indiquent que les Russes emmènent en masse les habitants de Marioupol vers le territoire russe ou les territoires temporairement occupés de l’Ukraine. Il vous a été proposé de partir ? Connaissez-vous des gens qui ont accepté de le faire ?

Oui, on nous l’a proposé, on nous a tellement « baratinés », si vous saviez ! « Allez à Rostov, à Donetsk, montez dans ce bus », ça, c’était plus tard, quand nous étions à Nikolske et à Manhush : « Vous êtes attendus là-bas, il y a de la nourriture chaude, des hébergements, du travail, tout ira bien », voilà nous disaient ces «joyeux instructeurs politiques », appelons-les ainsi. C’étaient des psychologues bien formés. Quand nous étions à Nikolske, il y avait des bons « libérateurs » qui nous baratinaient comme il faut : « Nous allons vous aider, là-bas vous serez bien nourris ». Tout ce que nous voulions répondre, c’est qu’avant, nous avions et de la nourriture et une maison, nous n’avions pas besoin d’aller nulle part, que nous nous déplacions par nous-mêmes quand nous le voulions. Mais à Manhush, j’ai compris qu’ils manquaient de ressources humaines, et qu’ils commençaient à recruter et à former rapidement des personnes pour les envoyer sur ce territoire, en « RPD » ou en Russie. Un matin, un officier militaire est venu nous voir et nous a dit : « Combien de temps comptez-vous rester dans cette école maternelle ? » Nous lui avons répondu : « Nous sommes juste de passage, pour une nuit pour continuer notre route, au moins jusqu’à à Zaporijia ». Et il a juste dit : « Aah… » : son programme est tombé en panne. Et nous avons tout compris. Il n’était pas préparé à ça. On lui avait donné l’ordre de faire partir ceux qui passaient plus de 2-3-4 nuits là-bas, le temps que les gens reprennent leurs esprits.

Oleksiy a souvent été juge-arbitre lors de diverses compétitions sportives.

Nous avons atteint Manhush le 22 mars. C’est ce jour-là que des bus du convoi humanitaire qui se rendait à Marioupol depuis Zaporijia ont été retirés et, dans la soirée, des gens sont arrivés vers nous et nous ont dit : « Qui veut aller à Donetsk ? Il y a encore une chance de partir ! » Je sors pour voir ce qu’il se passe. Je me dis : « Des bus la nuit ? Mais qu’est-ce qui se passe ? »… Je regarde, je vois qu’il s’agit des transports municipaux de Zaporijia. Je téléphone à des volontaires de Zaporijia et ils me disent : « Oui, Oleksiy, un convoi est parti, ils ont réquisitionné nos bus ». Je leur ai dit alors : « Vos bus sont partis pour Donetsk ».

Quand je suis sorti, ils donnaient, pour ainsi dire, une chance aux gens : partir ou ne pas partir. Mais je sais ce qui s’est passé après. Je connais des gens qui ont vu un bus s’arrêter près d’eux, et on leur a dit : « Nous allons à Zaporijia ». Ils sont montés dedans et on les a emmenés à Donetsk.

Vous êtes tellement joyeux et enjoué, et votre profil Telegram indique que vous animez des événements publics. Parlez-nous de votre vie d’avant l’invasion, et qu’allez-vous faire à présent ?

J’avais une très bonne vie avant l’invasion. Et j’avais beaucoup de projets pour cette année. Parce que je ne suis pas seulement organisateur d’événements festifs, mais aussi juge-arbitre lors de compétitions sportives internationales et ukrainiennes. Chez nous, à Marioupol, j’étais aussi juge-arbitre pour le hockey, les championnats d’Ukraine d’escalade, l’aviron, la boxe et le basket-ball était ma prochaine étape. Et je suis aussi conférencier international, game master, et j’enseigne aux présentateurs et aux animateurs comment animer des événements festifs. En outre, en plus de l’événementiel, j’étais impliqué dans des actions en faveur des enfants, je travaillais et je continue à le faire, avec la Fondation « Ailes bleues et jaunes », c’est une fondation internationale ukrainienne. Ces derniers temps, nous avons aidé de nombreux réfugiés. Pour l’avenir proche, mes projets se concentrent sur cette assistance [aux personnes déplacées] et sur la coopération avec les « Ailes jaunes et bleues ». Et dans le cadre de mon activité principale, que je pratique depuis plus de 30 ans, j’ai repris contact avec des présentateurs de Tchernivtsi, qui attendaient ma venue depuis de nombreuses années. J’y suis allé. Et nous avons à présent le projet d’écrire plusieurs petits « mouvements », des chansons pour les petits enfants, et pour les enfants handicapés. Nous sommes dans ce processus créatif en ce moment. Nous rédigeons également des instructions pour les animateurs qui travaillent encore dans ce domaine. Avec mes amis volontaires, nous continuons à nous entraider, à communiquer. La communication est importante car elle sauve les gens. Vous voyez tous comment les Ukrainiens s’entraident. Aujourd’hui, je me trouve à Oujhorod.. Des gens que je ne connaissais pas m’ont accueilli. Parce qu’ils connaissent des gens que je connais. Et c’est très bien qu’il y ait des gens comme ça.

Photographie fournie par Oleksiy

Vous avez déjà rapidement évoqué la façon dont vous aviez quitté la ville. Pouvez-vous raconter comment ça s’est passé ?

Le 20 mars, nous avons vu que tout s’était un peu calmé, et qu’il faisait moins froid. Le 21, un jeune homme de notre abri est parti en reconnaissance dans une partie du quartier, et moi dans une autre… Nous avons vu qu’en effet, il pilonnaient une autre partie de la ville, plus éloignée de nous. Nous avons rassemblé tous ceux qui le souhaitaient dans notre abri, et j’ai annoncé que nous nous mettrions en route le lendemain matin à 8h, et que ceux qui le souhaitaient pouvaient se préparer, nous ne pourrions emporter que le strict nécessaire. Chacun portait ses affaires, et nous marchions à un rythme rapide, notre objectif étant d’arriver au moins jusqu’à Nikolske ou Manhush. Nous pensions que des autobus partaient de ces villes, parce qu’une personne du gouvernement, dont le nom commence par « V » et se termine par « erechtchouk » avait annoncé qu’à partir du 15 mars, des bus feraient le trajet Manhush – Berdiansk. Lorsque nous sommes arrivés à Manhush, j’ai interrogé des habitants, qui m’ont dit : « Oleksiy, aucun autobus officiel n’a circulé entre Manhush et Berdiansk depuis le 24 février ».

De Manhush, nous avons alors continué à marcher pendant 15 kilomètres jusqu’à Komyshuvate. Et nous avons réussi à arriver 10 minutes avant la fermeture du petit magasin du village. Nous nous y sommes précipités pour y acheter de l’eau, car nous n’avions pas prévu que nous devrions marcher si longtemps, et du pain. J’ai pris contact avec le chef de ce village, qui m’a dit : «Je n’ai rien à vous offrir, je peux juste vous proposer le club, mais il n’est pas chauffé». Et nous de lui dire : «L’essentiel est d’avoir un toit au-dessus de la tête». Mais là, la responsable du petit magasin sort et nous demande d’où nous venons. «De Marioupol», répondons-nous, et là elle dit : « on laisse tomber le club, je peux prendre 12 personnes chez moi, Liouda, prends-en 5 de plus… ». Bref, nous avons été accueillis chez des habitants de Komyshuvate, au chaud. Pour la première fois depuis un mois, nous avons pu prendre une douche. J’ai donc à présent une deuxième famille à Komyshuvate. Et le lendemain matin, ils nous ont aidés à continuer, ils nous ont tous emmenés en voiture jusqu’à Demianivka. Et le 24, des gens sont venus nous chercher à Demianivka. Et là, empruntant des chemins détournés pleins de bosses et de fondrières, on nous a amenés jusqu’à Zaporijia. Ensuite nous avons dû passer 17 ou 18 check-points russes ou « RPD ». Et puis enfin l’Ukraine. Nous sommes arrivés à Zaporijia, où on a été installés dans une école maternelle, et dès le lendemain matin, on nous a mis dans un train : notre groupe a été emmené jusqu’à un wagon qui nous avait été entièrement réservé.

«En 15 check-points, nous avons vu toute la Russie : il y avait des Oudmourtes, des Kazakhs, des Tchétchènes. La palette entière, depuis Sakhaline».

Nous étions 117 à quitter Marioupol, 70 d’entre nous ont rejoint l’Ukraine. Certaines personnes sont parties pour Rostov, en Russie, parce qu’elles y avaient de la famille, ou des amis. Bon, chacun a le droit de faire ce qu’il veut. C’est ce qui différencie l’Ukraine de ceux qui sont venus nous envahir. Nous avons le choix : celui de décider de ce que nous voulons faire et comment nous voulons le faire. Et nous restons des êtres humains en toutes circonstances.

Ça ressemble à quoi, un groupe de 117 personnes qui fait tout ce chemin?

Bien sûr, j’avais auparavant fait des randonnées en montagne, mais c’est 20 personnes au maximum. Et quand vous êtes 117, sur une si longue distance…

D’un côté, vous avez une colonne de gens en forme, les sacs sur le dos. Et là, des gens avancent avec des sacs à dos, des sacs de voyage, des caisses avec des chats, de très jeunes enfants, qui eux aussi ont des sacs sur dos, ou à la main.  Voilà, c’est une grande procession comme ça. Quand mes amis ont appris que j’étais vivant, ils m’ont écrit : « Tu n’est pas Simonov, tu es Simoïse. Tu as guidés les gens à travers des déserts d’asphalte ». Quand tu marches en silence, comme lorsque nous avons quitté Manhush, tout va bien. Mais lorsque nous avons quitté la ville sous les bombardements, c’est vraiment effrayant. Et quand tu dis que les tirs se sont éloignés et qu’on peut ralentir le pas, tout le monde crie « non, non ! », les jeunes comme les vieux. Dans notre groupe, il y avait des personnes âgées de 70 ans et des tout petits, de 5 ans.

Comment les militaires ont réagi en voyant votre colonne avancer, que vous disaient-ils aux check-points?

Vous voyez, en mars, ils étaient encore censés ressembler à des petits anges vêtus de blanc, ils étaient nos « libérateurs », n’est-ce pas ? Nous avons été libérés de nos maisons, de nos vies. Et pour ne pas nous provoquer, ils hochaient juste la tête : « passez, c’est par là qu’il faut passer ». Nous n’avons pas besoin de vous pour connaître notre ville. Je sais que plus tard, il y a eu beaucoup d’agressivité là-bas, mais au moment où nous sommes passés, ils voulaient encore faire les gentils : « on va vous aider, ceci cela ». Et nous, nous acquiescions : « Mh, mh ». Nous n’avions pas le temps de parler, d’ailleurs à quoi bon ? Que pouvaient-ils nous dire que nous ne savions pas ? Rien. Que pouvaient-ils faire ? Bon, ils faisaient ce qu’ils pouvaient. Ils nous ont laissés sans racines, sans vie. Aujourd’hui, nous repartons de zéro. Et c’est très difficile.

Lorsque nous avons passé les check-points, nous avons bien vu lesquels étaient russes et lesquels de la RPD. Tout d’abord, en 15 check-points, nous avons vu toute la Russie : il y avait des Oudmourtes, des Kazakhs, des Tchétchènes. La palette entière, depuis Sakhaline sûrement, depuis la Yakoutie et jusqu’à Smolensk. Il y avait un Yakoute, très « spirituel ». Mais eux tous ne faisaient que faire ce qu’on leur avait ordonné de faire. Rechercher des hommes, rechercher des tatouages, fouiller dans les téléphones à la recherche d’informations, vérifier les doigts, qu’ils n’aient pas de corne causée par les tirs des armes à feu. Mais au moins, on voyait qu’il s’agissait de militaires qui avaient prêté une sorte de serment à leur pays. Les 2 ou 3 derniers check-points, c’était la RPD, là c’était vraiment *****, pardonnez-moi. Des marginaux armés, de la rage plein les yeux. À un de ces postes, parce que j’avais une ampoule à une main, suite à une écharde, l’un d’eux a failli me tirer dessus : « tu as utilisé une arme », et je lui ai répondu : « j’ai juste coupé du bois ». Alors il m’a tiré une rafale de balles au-dessus de la tête. Je suis très reconnaissant aux gars qui nous ont fait sortir. Quand ils pouvaient, ils tentaient de leur donner des cigarettes, de les distraire d’une façon ou d’une autre. Avec eux, tu dois garder les yeux baissés : oui-oui, non-non. C’est tout. Parce que sinon, c’est tout de suite de la rage, de l’agressivité, et c’est très dangereux, autant pour toi que pour ceux qui sont avec toi.

Dans notre convoi sorti de Marioupol, il y avait des personnes de 5 à 70 ans, certaines avaient emporté leurs animaux domestiques.

C’est pour ça que dans ce cas on écoute les nôtres, ceux qui vous font sortir ! Et s’ils disent « on ne dit rien », alors on ne dit rien ! Parce que ces gens qui vous font sortir prennent un grand risque. Et de nombreux volontaires qui ont été faits prisonniers et libérés une ou deux semaines après l’ont été non pas de leur fait, mais par la faute de certains qu’ils faisaient sortir et qui ont voulu jouer les bravaches ou faire les malins. Les soldats, ils sont tous différents, vous comprenez. Il y a des soldats qui n’avaient pas été prévenus et qui sont arrivés à Melitopol au lieu de Marioupol, dans leurs propres véhicules militaires. Et ça a donné plusieurs jours aux nôtres pour se regrouper et organiser la défense de la ville. Quand j’ai vu que les véhicules militaires étaient entrés dans Melitopol  le 27 ou le 28 février, je me suis dit : « Quoi ? À quoi va leur servir Melitopol ? ». Et puis mes amis de Melitopol m’ont écrit : « Le convoi militaire est arrivé, est passé et est reparti ». J’ai dit : « Aah, comme Gazmanov, ils confondent Marioupol et Melitopol ». Parce que dans les années 2000, quand cet acrobate faisait encore des tournées, il est venu à Marioupol pour la fête de la ville, et il nous a salué : « Bonjour, Melitopol ! »

Vous évoquez l’attitude des soldats aux check-points, avez-vous été témoins d’assassinats ou d’enlèvements de civils à ces endroits-là, de tortures ?

Oui, j’ai vu des gens être emmenés ! Un jour, alors que notre convoi était en route, ils en ont sorti un homme et l’ont emmené, car ils avaient trouvé des échanges de messages avec des militaires dans son téléphone. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé.

Connaissez-vous des personnes qui ont été tuées à Marioupol? Soit dans un bombardement, par un tir de sniper ou d’une attaque directe de militaires ?

Bien sûr. Des informations arrivent chaque jour, chaque jour tu retiens ton souffle en lisant les noms de famille, et tu trouves des gens que tu connais. C’est très dur de perdre des gens. J’ai beaucoup de chance : mes proches sont en vie. Des personnes qui voyageaient avec nous ont appris que le père de leurs proches avait été tué dans son jardin. Un obus est tombé, et voilà. Juste avant, il avait traversé la ville pour rendre visite à ses filles. Elles lui avaient dit : « reste avec nous dans notre abri », mais il avait répondu : « non, j’ai une maison, c’est là que je dois être ». Et c’est très douloureux.

Aurait-on pu faire quelque chose pour éviter, au moins partiellement, cette situation à Marioupol ?

Photo fournie par Alexei.

Oui, bien sûr ! Bien sûr.

Et quoi, exactement ?

Au moins ne pas en faire des tonnes et ne pas dire que « nous ferons tout ce qu’il faut et personne ne pourra nous toucher », mais nous préparer ! Au lieu de se donner de l’importance et de faire leur auto-promotion, nos autorités auraient simplement dû se préparer à ça. De la même façon que les usines s’y sont préparées. Les usines se sont préparées pour la stérilisation, des abris y ont été préparés, parce que dans les usines, tout le monde comprenait que peut-être il n’y aurait pas de guerre, mais qu’il fallait quand même s’y préparer. Et dans les abris, des rations sèches ont été stockées, ainsi qu’un peu d’eau. Et vous imaginez, si ces abris n’avaient pas été préparés… Les gens seraient arrivés au premier jour de la guerre, et au lieu d’un abri, ils auraient trouvé une cave fermée, inondée, dont personne n’aurait su qui a la clé. Et eux, ils nous disaient : « Il y a des abris partout, venez ! ». Vous savez à quoi on reconnaît les habitants de Marioupol dans les autres villes ? Quand une sirène retentit, ils ne réagissent pas. Vous savez pourquoi ? Parce que chez nous, il n’y avait pas de sirène.

Aujourd’hui, que ressentez-vous envers les Russes ?

Rien. Absolument rien. Vous comprenez, les Russes et les soldats, ce sont des personnes différentes. Les Russes et leur gouvernement, ce sont des gens différents. On ne peut pas juste cracher sa haine, ça ne sert à rien. Il y a des gens à qui on a lavé le cerveau, et qui hurlent : « Tuez-les tous! ». C’est difficile de les appeler non seulement des Russes, mais des êtres humains. Ceux qui appellent à tuer des enfants ou n’importe qui d’autre ne sont pas des humains, et peu importe où ils vivent, en Russie, au Bangladesh ou en Somalie, non ? Quant aux Russes, ils n’ont pas le choix. Beaucoup d’entre eux n’ont aucun esprit critique. Nombreux sont ceux qui n’ont toujours pas conscience de ce qui se passe. Donc ceux qui arrivent avec la guerre en tête, qui prennent des armes en main, doivent être détruits. Sans équivoque. Mais les gens qui vivent dans leur petit monde, eh bien, les gens sont les mêmes partout. Je ne ressens rien envers les Russes. Malheureusement. C’est juste une génération radiée, un pays rayé de la carte des endroits où j’aimerais aller. Même si là-bas aussi il y a des gens sains, qui essaient de dire quelque chose, avec ou sans peur. Mais ils sont très peu nombreux. Il est beaucoup plus facile d’allumer la boîte à images et d’écouter ce qu’il s’y dit.


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