Nouvelles mesures législatives : menace sur les organisations de la société civile, la liberté de réunion et encore ?

Nouvelles mesures législatives : menace sur les organisations de la société civile, la liberté de réunion et encore ?

En novembre 2020 plusieurs projets de lois ont été soumis à la Douma d’Etat de la Fédération de Russie, le premier présenté par le gouvernement fédéral, les autres par des députés de la Douma (NDT : chambre basse) et des membres du Conseil de la Fédération (NDT : chambre haute). Il apparaît évident, dès le premier examen, que ces documents visent non seulement à supprimer les activités des organisations russes à but non lucratif, des associations, des filiales des organisations non gouvernementales internationales et des organisations de défense des droits humains, ainsi qu’à restreindre davantage les droits des citoyens russes à la liberté d’association. Ces textes menacent le droit à la liberté d’expression et à la liberté de diffuser et recueillir l’information. De plus ils limitent la liberté de réunion, des rassemblements comme de toutes manifestations publiques. Enfin, le législateur veut renforcer la réglementation et les contrôles dans la sphère éducative et l’enseignement au sens le plus large.

Les dispositions envisagées par ces projets de loi aggravent considérablement la situation des organisations à but non lucratif déjà enregistrées par le Ministère de la justice de la Fédération de Russie dans le « fichier des organisations agissant au titre d’agent étranger ». En imposant, en 2012, la « législation sur les agents de l’étranger », les autorités affirmaient que leur but n’étaient pas l’ingérence dans les activités des ONG ni la restriction des droits des citoyens et de leurs associations, il était d’améliorer la transparence et « d’informer la société sur les sources de financement des ONG ».  Par la suite la Cour constitutionnelle a indiqué que l’inscription au « registre des agents » n’impliquait aucune discrimination pour les ONG. La jurisprudence démontre le contraire. Actuellement non seulement ces organisations sont tenues d’apposer une étiquette « agent étranger » sur tous les documents qu’elles diffusent, non seulement elles sont accablées de rapports supplémentaires obligatoires, à l’évidence excessifs, auprès des organes d’Etat. Mais encore elles sont l’objet de discrimination, il leur est interdit : d’être observateur lors des opérations électorales ou de référendum ; de présenter des candidats aux commissions publiques de contrôle visant à garantir le respect des droits humains dans les lieux de détention ; de mener des expertises de projets de loi. De plus ces organisations, indépendamment de leur activité réelle, n’ont pas le droit de figurer dans le fichier des ONG reconnues d’utilité publique, ce qui limite leur accès au financement public. En outre, les fonctionnaires de différents départements, qui reconnaissent bien les « signaux », limitent leur collaboration avec ces « agents de l’étranger ».

Les nouveaux projets de loi prévoient non seulement la discrimination des ONG mais aussi une ingérence directe dans leur activité.

Le projet du gouvernement fédéral

Le premier projet, présenté par le gouvernement fédéral, oblige les organisations inscrites dans le « fichier des organisations agissant au titre d’agent étranger » à fournir une information préalable au Ministère de la Justice sur les programmes d’action prévus ou en cours ainsi que les « autres documents » sur les activités envisagées (ou indiquer les raisons pour lesquelles ces actions n’ont pas été menées). Le ministère n’est pas seulement habilité à interdire aux organisations inscrites au fichier de mettre en œuvre tel ou tel programme, mais encore aucune liste de motifs d’interdiction n’est indiquée. Les fonctionnaires ont le droit, par mesure administrative et de manière arbitraire, sans justification ni possibilité de recours, d’interdire une activité  si elle ne leur convient pas : depuis la lutte contre les tortures pratiquées par la police, la lutte contre la corruption, l’aide aux personnes poursuivies pour des motifs politiques, la défense de l’environnement, jusqu’à l’aide aux nécessiteux. Absolument tout peut être interdit et, en cas de non-respect de l’interdiction le ministère de la justice peut, par le biais des tribunaux,  dissoudre les « vilaines » organisations. En définitive les autorités pourront mettre les ONG « agents de l’étranger » devant un choix : cesser une activité qui déplaît aux fonctionnaires ou dissoudre l’association. Dans les deux cas cela signifie l’élimination de fait des ONG.

Soulignons que ce sort n’est pas réservé aux seules ONG déjà inscrites au « fichier ». Ce sera aussi le cas pour toute ONG indésirable, les conditions et procédures d’inscription au fichier donnant de multiples occasions d’exercer l’arbitraire administratif. En principe, pour se trouver dans ce fichier, une organisation doit bénéficier d’un financement étranger et avoir une « activité politique ». D’après la loi actuelle, on considère comme « activité politique » n’importe quelle expression publique évaluant les actions d’une autorité quelconque, la situation en matière de respect des droits sociaux, civiques ou politiques, l’environnement, la situation dans le domaine éducatif, médical etc. Cette interprétation « élastique » de « l’activité politique » a été confirmée par la Cour constitutionnelle et a permis une application arbitraire. De la même manière, la deuxième condition, la deuxième « marque d’un agent » : la définition actuelle du « financement étranger » est extrêmement floue mais dans les projets de loi présentés devant la Douma cette formulation est encore plus ambiguë et elle s’élargit encore. En réalité, à la demande du pouvoir, toute ONG se recevant pas de subvention du gouvernement russe pourra être accusée d’être financée par l’étranger.

Un deuxième projet encore plus contraignant

Le deuxième projet, présenté par un groupe de députés de la Douma d’Etat et des membres du Conseil de la Fédération, élargit encore le cercle des « agents étrangers » potentiels, puisqu’il prévoit non seulement d’étendre ce statut aux associations non enregistrées, mais il renforce considérablement son application aux personnes physiques. Celles-ci ne pourront pas exercer de fonction au sein des services publics d’état ou municipaux, elles n’auront pas non plus accès aux secrets d’état. Les associations non enregistrées, comme les personnes physiques, déclarées « agents de l’étranger », sont tenues d’apposer une étiquette « agent étranger » sur tous les documents qu’elles diffusent et d’envoyer régulièrement aux autorités des « rapports sur leur activité en lien avec l’exercice de fonctions d’agent étranger, y compris des renseignements sur les objectifs d’utilisation des fonds et l’emploi d’autres avoirs reçus de sources étrangères, ainsi que sur les dépenses réelles et l’utilisation de l’argent ». Les formulations vagues, imprécises, utilisées dans ce projet de loi ouvrent la voie à l’arbitraire et au fichage comme « agents de l’étranger » de n’importe quel réseau informel de citoyens et de tous acteurs sociaux, blogueurs et journalistes indésirables aux yeux du pouvoir.

En outre, conformément à ce projet de loi, l’obligation d’apposer une marque sur tous les documents publiés, comme sur toutes les requêtes aux autorités, aux organismes éducatifs et autres, s’applique aux membres fondateurs, aux membres, participants et collaborateurs des ONG et des associations figurant au registre des « agents de l’étranger ». C’est ainsi que tout article sur un sujet de société, ou blog, interview, déclaration de telle personne devra mentionner la participation de son auteur dans les activités d’un « agent étranger ». Il sera interdit aux médias grand public de publier des informations sur ces ONG et associations sans indiquer qu’elles figurent au « fichier des agents de l’étranger ».

Restrictions liées à l’organisation d’événements publics

Le troisième projet introduit des restrictions conduisant à une interdiction de fait de toute manifestation publique pour les organisations. Il est prévu d’exiger, lors de la déclaration de l’organisation d’une manifestation, un relevé de compte bancaire, seul autorisé à collecter ou dépenser des fonds. A l’issue de toute réunion, meeting ou manifestation il sera obligatoire de fournir un bilan financier. La gestion des fonds sur ce compte demande autant de travail et de précision que celui exigé pour le compte de campagne d’un candidat à des élections. Une telle réforme transforme l’organisation d’une manifestation publique en une procédure bureaucratique beaucoup plus complexe que celle existante. Le projet de loi propose d’interdire totalement le financement de manifestations publiques pour les ONG « agissant au titre d’agent étranger ». Une telle interdiction pourrait avoir pour conséquence, par exemple, l’impossibilité pour l’association internationale « Memorial » de collecter des fonds auprès des citoyens afin d’organiser l’initiative « Retour des noms » (NDT : ou lecture des noms des déportés) devant la pierre des Solovki à Moscou où, depuis de nombreuses années, la journée du Souvenir des victimes des répressions politiques rassemble des milliers de gens.

Menaces sur la sphère éducative

Le quatrième projet de loi propose d’apporter des modifications à la Loi fédérale régissant l’éducation en Russie afin d’introduire un contrôle et une réglementation par le gouvernement de tout programme éducatif, ce qui entrave sérieusement la liberté des associations éducatives dans le secteur de la coopération internationale.

La définition de « programme éducatif » prévue par le texte ne se limite pas au système éducatif ou au discours éducatif, il englobe toutes les formes et moyens de diffusion de l’information. Il est question d’inclure dans la Loi Education des objets très éloignés de la sphère éducative, ce qui ouvre de larges possibilités de privation arbitraire et illégale de la liberté de recueil et de diffusion d’information.

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Si elles entraient en vigueur, les innovations prévues par les différents projets énumérés plus haut aboutiraient à un contrôle de l’Etat encore plus fort, pratiquement total, de la société civile russe. Le débat démocratique sur les questions publiques d’importance, déjà largement marginalisé en Russie, sera alors réduit au minimum. Les fonctionnaires auront le droit, en toute légalité, d’interdire une initiative qui leur paraîtrait critique, ou même insuffisamment fidèle au pouvoir. L’adoption de ces projets de loi signifierait, pour de nombreux citoyens de notre pays, ainsi que pour les étrangers y résidant sans en avoir la nationalité, la fin d’une assistance qualifiée pour défendre leurs droits civils, politiques, le droit à l’habitat, l’accès aux services d’éducation, de médecine et tous les secteurs d’intervention de la société civile.


Liens hypertextes vers les quatre projets de loi :

https://sozd.duma.gov.ru/bill/1052523-7

https://sozd.duma.gov.ru/bill/1057914-7

https://sozd.duma.gov.ru/bill/1057230-7

https://sozd.duma.gov.ru/bill/1057895-7

Traduction Françoise Denis  / photo I. Galkova

Source: Memorial International