La Mémoire volée de Marioupol

La Mémoire volée de Marioupol

À Marioupol, les occupants russes ont détruit le monument aux victimes de l’Holodomor (1932-1933) et des répressions politiques. 

Jusqu’au 19 octobre 2022, dans le centre de Marioupol, sur une petite place, se dressait un monument aux victimes de l’Holodomor et de la terreur politique soviétique. 

Le monument avait été érigé en 2004 lors de la Journée de commémoration des victimes de l’Holodomor et de la répression,  à l’intersection de l’avenue de la Paix et de la rue de l’Université, près du théâtre d’art dramatique de Marioupol. L’organisation Memorial de Marioupol est à l’origine de ce monument, financé par le conseil municipal de la ville et les entreprises SU-112 « Stalkonstryktsia», DPU-128 « Donbasstalkonstruktsiya », TVAT  « Azovmash », VAT « Markokhim », PP « Heraklès » ainsi que la VAT  PBP « Azovintex ». 

Les auteurs en sont : l’artiste A. Pinchukov, les architectes S. Rudenko, K. Okulenko, Y. Sagirov et V. Zemlyanoy. 

ll n’existe pas  de données précises sur le nombre d’habitants de Marioupol morts pendant la grande famine de 1932-1933, mais il est colossal. Notons que la majeure partie des bâtiments emblématiques de la ville a été construite au moment de cette famine, ou un peu plus tard. Au prix de quelles forces et par quels moyens cela a-t-il pu se faire ? Au cours de la première moitié du XXe siècle, la population de l’Ukraine, y compris Marioupol, a fait face à trois vagues de famine: 1921-1922, 1932-1933 et 1946-1947. Des millions de personnes en ont été les victimes. Celle de 1932-1933, l’Holodomor, fut la plus terrible, Elle atteint son apogée en janvier-février 1933. Dans la région de Donetsk, la population de 29 districts et 83 localités fut touchée par cette famine. La politique des dirigeants soviétiques a conduit à cette tragédie: l’industrialisation, la collectivisation, la dékoulakisation, l’application de mesures draconiennes dans la campagne d’approvisionnement en céréales.

Le bilan des conséquences tragiques de ces années de famine n’est pas encore connu avec précisions, car les données ne sont pas toutes disponibles et les résultats du recensement suivant ont été falsifiés.

Le «  Livre de la mémoire » de la région de Donetsk, publié en plusieurs volumes, contient les noms de plus d’un millier et demi d’habitants de Marioupol et du district de Marioupol, fusillés uniquement  pendant la Grande Terreur – chiffre auquel s’ajoutent ceux envoyés dans des camps ou déportés.

 En mémoire de ces événements et en signe de respect pour les victimes innocentes, un monument « Aux victimes de l’Holodomor de 1932-1933 et de la répression politique » a été érigé au carrefour des routes par lesquelles les habitants de la ville étaient conduits dans les prisons du NKVD.

Le piédestal rectangulaire est divisé en deux parties : des dalles de granit noir et rouge  symbolisent la terre ukrainienne et le sang innocent versé. Sur la dalle noire se trouvent les trois épis de blé qui auraient pu sauver la vie d’une personne, mais auraient pu également la lui retirer, en vertu du « décret des Trois épis » ; sur la dalle rouge court le fil de fer barbelé du Goulag. Sur le monument, ces mots en ukrainien : «Жертвам Голодомору 1932–1933 рр. та полiтичних репресiй» и «Не забудемо трагедій минулого, щоб не пережити їх знову». « Aux victimes de l’Holodomor 1932-1933 » et « Nous n’oublierons jamais la tragédie du passé, pour qu’elle ne se répète pas. »

Le 19 octobre, sous la direction des envahisseurs russes qui se sont emparés de Marioupol, le monument a été démoli, à l’aide d’un camion-grue. Le granit qui a servi à construire le monument sera recyclé en matériaux de construction.

Les initiateurs de la démolition affirment qu’ils l’ont fait dans le cadre de la « lutte contre la désinformation ». La représentante de l’organisation « sociale », « la Jeune République » Evgeniya Krotova a déclaré que les nouvelles autorités de la ville ne font pas la guerre aux monuments, mais suppriment le symbole d’une « désinformation d’État ». 

Artem Bobrovsky , titulaire de la chaire de l’Université nationale de Donetsk, docteur en histoire, affirme qu’il n’y a pas eu d’Holodomor en Ukraine. Selon lui, «conformément aux sources historiques, la famine a touché les régions méridionales de la Russie, puis de l’Union soviétique tous les dix ans environ » et celle de 1932-1933 a dévasté «non pas l’Ukraine ni  le Donbass, mais le Kazakhstan, la région de la Volga et le Caucase du Nord ». Olga Chmatchkova, enseignante à à l’Université technique d’État Priazovskyi, a déclaré que les habitants de Marioupol « ne devraient pas remuer les tragédies du passé »

Néanmoins, l’Holodomor et la terreur politique exercée par le gouvernement soviétique ne sont pas seulement officiellement reconnues en Ukraine, mais aussi dans les documents adoptés par les autorités russes qui condamnent les répressions et la famine des années 1930. Ainsi, dans une résolution publiée en 2008 sur le site du parlement de la Fédération de Russie, « Les députés du parlement, rendant hommage à la mémoire des victimes des années 1930, condamnent fermement le régime qui a méprisé la vie des gens afin d’atteindre des objectifs économiques et politiques, et déclarent inacceptable toute tentative de faire revivre des régimes totalitaires dans les États qui faisaient autrefois partie de l’URSS, négligeant les droits et la vie de leurs citoyens. »

La démolition du monument aux victimes de l’Holodomor et des répressions politiques entre en contradiction avec le respect qu’exprimaient, par le passé, les autorités russes pour les victimes de la famine et de la répression (« Conception pour perpétuer la mémoire des victimes de la répression politique, 2015). Cet acte symbolique montre sans équivoque les objectifs impériaux de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, le désir de détruire l’identité ukrainienne et la mémoire historique. 

Texte original d’Olga Kanunnikova // Traduction et adaptation Memorial France

iillustration : lilya matveeva / @risburlit / lilyamatveeva.com