Voix de guerre #27, Viktor Marintchak, prêtre : « Je n’ai pas l’habitude d’avoir quatre cercueils de soldats dans mon église »
Depuis le début de l’invasion, Viktor Marintchak continue de servir à l’église Saint-Jean-l’Évangéliste, bien qu’il ait béni l’évacuation de tous ceux qui ont décidé de quitter Kharkiv. Désormais, des funérailles de militaires ont souvent lieu dans l’église, ce qui amène le père Viktor à se poser des questions auxquelles il est difficile de répondre.
Le père Viktor est un homme légendaire à Kharkiv. Enseignant au département de langue russe dès 1968, il est soudainement devenu, en 1991, le prêtre de la presque seule église pro-ukrainienne de Kharkiv, épine dans le pied du Patriarcat de Moscou.
Ce bâtiment à l’histoire extraordinaire a vu ses fenêtres brisées par la chute d’obus à proximité. « Mais les murs n’ont pas bougé », raconte le père Viktor, rappelant que ni lui ni ses paroissiens n’avaient eu peur.
Ce qui suit est un discours direct de Viktor Marintchak sur la maîtrise des émotions, sa rédemption personnelle, la capacité de l’Église à se réformer, la dignité et la liberté.
En mars, nous étions réveillés chaque matin par des tirs de mitrailleuses, et il était évident que nous étions en état d’urgence, mais cela n’a pas ébranlé nos fondations. Mais quand les premières nouvelles concernant Boutcha et Irpin sont arrivées…
Bien sûr, c’est difficile. Je pense que les difficultés persisteront jusqu’à la fin de cette guerre, et qu’ensuite il y aura de nouvelles difficultés. Nous sommes condamnés soit à la fin, soit à la victoire. Et comme nous n’accepterons pas la mort, nous obtiendrons donc la victoire. Mais la complexité est réelle…
Les expériences de pertes s’accumulent, ainsi que l’amertume. On s’habitue à quelque chose et cela devient une statistique. Ce sont des choses terribles. Mais elles se produisent. Nous ne devons pas fermer les yeux sur cela, mais plutôt regarder bien en face notre propre âme et comprendre que tout ne peut pas y être parfait. Car en réalité, la cible principale de notre ennemi est notre âme. Et tout n’y est pas parfait.
J’ai posé une question, la même que celle que j’avais entendue, il y a des années, de la part d’un garçon qui avait vu sa mère mourir : « Où était ton Dieu ? ». Je me pose la question à moi-même. Où était Dieu lors des événements à Boutcha, à Irpin, à Izioum, à Balaklia, ou à Tsirkuny ? Où était ton Dieu ? Je n’ai pas de réponse, pas de réponse simple, non spéculative. Je n’en ai pas.
Il faut comprendre comment ces faits affectent notre âme. Pour moi, ils ont sapé les fondements de ma vision rationnelle du monde. Ma vision irrationnelle du monde était bien sûr basée sur les commandements. C’est une vision du monde humaniste, centrée sur l’individu, sur l’humain en tant que centre de l’univers. L’humain avec sa dignité. Son amour. Avec ses droits, sa créativité, son inspiration. C’est la vision du monde qui nous a été donnée par Jésus-Christ. Et cette vision du monde supposait que d’une manière ou d’une autre, avec le temps, les gens deviendraient plus humains les uns envers les autres. Que certaines règles et certains droits se mettraient en place. Mais il n’y a aucune règle. Aucun droit. Rien ne fonctionne dans un monde gouverné par l’empire du mal.
Les émotions
Un jour il y a 20 ans, un médecin a pris ma tension et m’a demandé : « Pourquoi votre pression artérielle est-elle si élevée ? Puis il a réfléchi et a dit : « Ah, l’adrénaline ! ». J’ai de l’adrénaline tous les jours.
Nous avons célébré le mariage d’un homme, un militaire. Et puis nous l’avons enterré. Depuis 32 ans que je suis ici, je suis ami avec une famille qui habite à côté. J’ai enterré l’arrière-grand-père, l’arrière-grand-mère, le grand-père et le petit-fils, qui avait 18 ans. Je connais bien cette famille. En général, je ne me laisse pas aller à pleurer. Cette fois-là, je n’ai pas pu le supporter. J’ai serré la grand-mère dans mes bras, nous sommes restés quelques minutes à pleurer dans le cimetière. Et puis j’ai commencé l’office des morts.
Je ne raconte à personne ne serait-ce qu’un dixième de ce que j’ai vécu. Parce que j’ai sur moi la grâce du sacerdoce, elle m’aide à porter cette croix. Mais les gens qui n’ont pas la grâce du sacerdoce, rien ne les protège. À un moment, j’ai senti combien cette grâce me protégeait. Ce ne sont pas que des mots, c’est ma réalité.
Lors d’un enterrement, je suis la seule personne qui doive conserver son calme du début à la fin. Me maîtriser et maîtriser la situation. Ici encore, il ne s’agit pas de ne pas avoir d’émotions, mais de la capacité à éteindre les émotions négatives et destructrices, c’est très important. Quant aux émotions utiles, je les cultive en moi. Aujourd’hui, j’ai procédé à deux baptêmes ici, et ce sont des sensations si lumineuses, une joie si pure et légère. Des émotions apparaissent. Autrement dit, on ne peut pas dire que les émotions disparaissent… Je n’ai pas l’habitude d’enterrer des gens. Je n’ai pas l’habitude de voir quatre cercueils ici : et c’est arrivé, avec des soldats. Et à côté d’un de ces cercueils, se tenait une dame que je connais depuis 30 ans, et c’était un de ses proches dans le cercueil. Il est impossible de vivre ça en gardant son calme. Mais il est possible de se maîtriser, de rester calme.
J’estime par exemple que la caractéristique d’un croyant est l’équilibre et une confiance infondée, j’insiste sur « infondée », que tout se passera comme il se doit. Bien ou mal, je ne sais pas, mais comme il se doit. Comme ça doit être. Selon la volonté de Dieu. Et je l’accepte complètement, sans condition. Et je n’ai rien à craindre. Et en cela, les situations de crise sont bien utiles, je dois l’admettre. Parce qu’elles nous apprennent à prier et à chercher des attitudes d’affirmation de la vie. C’est très important.
Rédemption
Je suis un collaborateur. Bon, pas vraiment un collaborateur actif, mais tout de même. Car la vérité, c’est qu’il était impossible d’être dans le domaine de l’éducation et de la culture sans être un collaborateur. J’ai travaillé dans le domaine de l’éducation dès 1968. Vous comprenez que plus de 20 ans dans l’éducation, c’est beaucoup. Et donc la suite de ma vie, c’est le moyen de compenser. Changer mon attitude, ma conduite, mon comportement. Et de vivre un peu différemment. Pas comme je vivais à l’époque soviétique. C’est pourquoi je suis devenu prêtre. Je devais d’une manière ou d’une autre expier ma culpabilité.
Je me suis senti vraiment très proche de cette dimension individualiste et personnelle du christianisme. Je comprends que le christianisme ne s’adresse pas aux masses, mais à chaque individu, en cherchant un moyen de sauver chaque personne. Chaque personne peut avoir été coupable de quelque chose, avoir commis une erreur, ou être tombée, et elle a besoin d’aide pour se relever et changer de vie. Elle a besoin d’aide pour se tourner vers la foi.
La réforme
Le fait est qu’il y a de nouvelles églises, des églises protestantes, qui se réforment à grande vitesse. C’est leur particularité. Elles sont récentes. Elles n’ont pas 2000 ans d’histoire qui pèse sur elles. Nous, nous avons 2000 ans d’histoire. Alors nous ne sommes pas pressés, pas pressés de nous réformer.
Nos réformes doivent avant tout concerner notre service social. Aujourd’hui, dans notre église, plusieurs jeunes aumôniers sont présents à chaque culte. Ils sont confrontés à un défi extraordinaire. Ils voient tous les jours ceux qui partent au combat, et ils doivent les écouter, les confesser et prier pour eux. Et faire des offices funéraires. Et être présent en esprit. Et donner la possibilité aux gens de s’appuyer toujours sur le même prêtre, comme source de force spirituelle. C’est nécessaire.
Le christianisme est la religion la plus tragique du monde, celle qui envisage la mort de tout ce qu’il y a de meilleur. Comme l’a écrit un théologien à propos de notre défaite : « Les chrétiens sont voués à la défaite : puisqu’ils ne peuvent pas utiliser tous les moyens, ils doivent faire des choix ». L’histoire de notre Église est une histoire de persécutions depuis 2000 ans. Jusqu’à récemment, nous avons été, d’une façon ou d’une autre, une Église persécutée. Ne soyons donc pas étonnés que la plupart de nos saints soient des martyrs.
La dignité
Vous savez, dans les fondements de la société moderne, avec son attrait pour les droits humains, pour l’État de droit, pour le respect de la liberté et de la dignité humaines, se cache une vision chrétienne de la vie, une vision chrétienne de l’humain. Quand par exemple je me suis rendu au Maïdan au début du mois de décembre 2013, ce n’était pas en tant que civil. On m’a demandé de venir en tant que prêtre. J’y suis allé et j’ai expliqué que nos revendications de liberté et de dignité étaient assurément des revendications chrétiennes.
Il faut aller jusqu’au bout, tout en préservant sa liberté et sa dignité. Je pense que c’est là que se trouvent le sens et le but de l’existence humaine. Être à l’image de Dieu. Dieu est amour. Dieu est lumière, Dieu est liberté, Dieu est vérité, par exemple. Alors soyons ce porteur de liberté, de lumière, de vérité, d’amour. Portons-le, affirmons-le. Que nous faut-il de plus ?
Vous savez, lorsqu’une personne meurt, personne ne s’intéresse à la liste de ses publications, de ses réalisations ou de ses diplômes. Tout le monde se souvient de la personne et de son image, qui doit être lumineuse. Parce que c’est l’essentiel.
Je peux dire que j’ai vu beaucoup de personnes d’une dignité extraordinaire aux frontières de la vie et de la mort. Qui brillaient d’une lumière incroyable. Et cela m’inspire. Cela m’apporte de la joie, de la paix et une certaine forme de confiance. Parce qu’il s’avère que c’est possible jusqu’à la toute fin, et c’est ce que je programme pour moi-même. Quant aux formes d’activités, bien sûr il est évident que l’on peut s’auto-programmer, mais ça, c’est un aspect plus appliqué de la question.
Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)
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