Voix de guerre #29, Rostislav Pachinski : « Courez droit devant vous. Si vous vous retournez, on tire »

Voix de guerre #29, Rostislav Pachinski : « Courez droit devant vous. Si vous vous retournez, on tire »

Rostislav Pachinski et son compagnon de voyage ont été faits prisonniers alors qu’ils tentaient de fuir Boutcha par leurs propres moyens. Ils ont été battus et menacés de se faire couper les oreilles et les doigts. Pour faire avouer à Maxim qu’il était un guetteur, les Russes ont simulé l’exécution de son compagnon de voyage. Voici notre reportage sur la peur que ces deux civils ont dû endurer et la façon dont cette histoire s’est terminée.


Lorsque tout cela a commencé, je ne pouvais même pas imaginer qu’au 21e siècle, des gens étaient capables d’une telle cruauté envers un pays qu’ils considéraient comme un pays frère : aller tuer des gens. J’ai traversé beaucoup d’épreuves. Je suis resté chez moi jusqu’au dernier moment, en pensant que notre Garde tiendrait tête aux envahisseurs à Boutcha. Mais je me suis vraiment trompé. Ce que je peux appeler mes aventures ont commencé le 4 mars, quand les occupants sont arrivés à la verrerie. Je me suis réveillé le matin (j’habite au premier étage), j’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu des soldats avec des rubans de Saint-Georges sur leurs uniformes, avec des mitraillettes, qui contrôlaient les passants. J’ai réalisé que ça y était. On y était.

Alors je suis resté chez moi, aussi discret qu’une souris. Cela m’a à la fois sauvé et pas sauvé. Parce que le soir, vers 17h, les occupants sont venus frapper à ma porte en disant : « ouvrez, sinon, ça sera pire ». Ils ont essayé d’enfoncer la porte, en vain. Je ne faisais aucun bruit, pour qu’ils pensent qu’il n’y avait personne dans l’appartement. Alors ils ont essayé de défoncer la porte avec une mitrailleuse, en tirant sur les serrures et sur la porte elle-même. Dieu merci, ma porte a tenu bon. Les serrures se sont bloquées, et je suis resté dans l’appartement, en me disant que j’avais survécu à ma mort.

Bien sûr, c’est un souvenir douloureux, parce que quand c’est arrivé, j’ai dit adieu à mes proches. Il y avait encore une connexion internet et j’envoyais des messages vocaux à mes parents : « Je vous aime tous, je vous embrasse tous, au revoir ». Dieu merci, ils ne m’ont pas attrapé ce jour-là. Le 4 mars, je suis resté chez moi sans bruit, et le 5, je ne les ai plus vus de la fenêtre. J’ai décidé d’attendre un jour de plus pour m’assurer que tout était calme. Le 6 mars, tout était calme, normal. Le 7 mars, j’ai essayé de sortir de mon appartement en passant par le balcon. C’était le matin, vers sept heures.

Rostislav Pachinski, ville de Boutcha

Je suis sorti sur le balcon, mes voisins étaient en bas de l’immeuble. J’ai compris qu’il n’y avait pas de Russes, c’est pour ça qu’ils étaient là. Je leur ai crié : « Aidez-moi à sortir de l’appartement ». Ils ont mis une échelle sous ma fenêtre et ont lancé une corde. J’ai demandé s’il y en avait parmi eux qui partaient. Pour pouvoir partir à Kyiv, ou à Khmelnitski. Pourquoi Khmelnitski ? Parce que je suis originaire de là-bas, de l’Ukraine occidentale. Mais malheureusement, personne ne partait. C’était impossible de revenir dans mon appartement. Alors j’ai décidé de prendre le « pont de la vie », qui mène d’Irpin à Romanivka, puis Kyiv. Je suis allé ici et là dans mon quartier, j’ai parlé aux gens. Personne n’avait l’intention de partir. J’ai demandé où étaient positionnés les envahisseurs, pour pouvoir les éviter. C’était le 7 mars.

Je suis passé devant le dépôt de métaux où des civils avaient été abattus. Ils les avaient pris en otage et fusillés.

Il y avait un véhicule blindé de transport de troupes à cet endroit. J’ai juste vu qu’il était là, que les occupants étaient là. J’ai donc tourné, en direction de la voie ferrée. En suivant cette route, je suis allé jusqu’à la gare de Boutcha. J’y ai rencontré un autre civil qui voulait lui aussi quitter Boutcha parce que sa maison avait été touchée par un missile. Comme il est plus facile d’être ensemble que seul, on est parti ensemble. Il s’appelait Maxim Bondarenko. Il était jeune lui aussi : 26 ans.

Nous n’avons pas pu aller jusqu’à la gare de Boutcha, parce que les occupants y étaient déjà. Il était déjà 10 ou 11h, environ. Alors nous sommes revenus vers le carrefour de Iablonska. On a vu un check-point des nôtres qui avait été détruit : on a vu les traces des occupants et les cadavres de nos militaires. On est passé devant le bureau d’enregistrement et d’enrôlement militaire de Boutcha. Il y avait des civils qui étaient là, et tout était plus ou moins calme. De là, on est passé dans les champs : parmi ces rues, une d’entre elles mène à un champ, depuis lequel on peut passer à Irpin par un pont métallique. On est allé jusqu’au quartier Synerhiia, où on a rencontré des civils nous disant que des occupants s’étaient installés dans des maisons particulières près de là. On pouvait sortir en continuant tout droit sur la rue Universitetska.

On a traversé Irpin. Il y avait eu des bombardements, on a vu des cadavres de civils et de militaires.

L’atmosphère était vraiment désagréable. Quand on peut être tué, c’est très désagréable. Il était environ midi lorsqu’on est arrivé à la sortie d’Irpin.

Irpin, après les bombardements russes

Mais les occupants russes étaient déjà là. On a donc essayé de les contourner, en traversant Synerhiia, puis par la route vers Zaboutchia. On est entré dans la forêt, contourné Irpin et on est arrivé à Stoyanka, que les habitants appellent « le canal ». C’est une ville située près du « pont de la vie ». Il était environ 15-16h, et le couvre-feu commençait à 17 heures, je crois. Nous avons donc demandé à des civils de passer la nuit chez eux pour quitter Irpin le lendemain par ce pont. Mais les habitants ont refusé, ils avaient peur. Maksim et moi avons trouvé une maison en construction dont la porte était ouverte. On y a passé la nuit, allongés sur du contreplaqué et sous les bombardements. C’était alors très difficile de dormir. Mais on pouvait deviner, au son des missiles, le temps qu’il faudrait pour qu’ils explosent.

Le lendemain, le 8 mars, à 8 heures du matin, on s’est réveillé, on a pris notre petit déjeuner et on est parti en direction du « pont de la vie ». Mais en chemin, on a été stoppé par les occupants. Ils avaient mis en place un check-point près de l’école maternelle « Smaïlik ». On les avait vus, mais on pensait qu’on pourrait passer librement pendant l’évacuation. On a trouvé des sacs poubelles blancs dans les maisons en construction, et on les a utilisés comme un drapeau blanc pour ne pas être abattus. On les a levés et on s’est mis en route. En nous voyant, les occupants ont couru vers nous avec des mitraillettes. Ils nous ont demandé : « Qui êtes-vous ? Où allez-vous ? »On a répondu, en russe bien sûr, qu’on allait vers le « pont de la vie ». Ils nous ont dit qu’il n’y avait aucune évacuation, qu’il n’y avait eu aucune négociation à ce propos. Ils nous ont demandé nos téléphones, on les leur a donnés. Ils ont commencé à fouiller nos affaires, à tout retourner.

Pont sur la rivière Irpin détruit par les troupes russes

Ils ont dit qu’on était des guetteurs, qu’on attirait les tirs de missiles sur eux : « mains derrière le dos, bonnets sur les yeux ».

Il faisait froid et il neigeait. Mains derrière le dos, bonnets sur les yeux, nous avons été conduits à l’endroit où ils s’étaient installés. Je ne sais pas où exactement, car je ne voyais rien. Là, ils nous ont mis tous les deux à genoux. Ils nous ont demandé qui nous étions, d’où nous venions, ce que nous faisions ici, où nous allions. Ils ont pointé sur nous leurs mitrailleuses, des couteaux. Ils ont menacé de nous couper les oreilles, le nez, les doigts pour nous faire parler, et ils nous ont frappés violemment. Après avoir fini de nous interroger, leur commandant a dit : « Envoyez-les à la base, le commandant décidera quoi faire d’eux ». Ils nous ont fait monter dans un véhicule blindé et nous ont emmenés dans la forêt, je ne sais pas où exactement. Comme le véhicule était fermé, je ne voyais rien. A la première base où j’ai été, on a été interrogé un par un. D’abord Maxim, puis moi.

Ils ont menacé de nous couper les mains, les pieds, les oreilles, le nez, la langue. Ils nous ont de nouveau battus. Ils ont également dit : « Si vous ne parlez pas, nous vous vous forcerons à vous couper mutuellement les jambes avec une scie ».

C’était horrible. Quand tu es à genoux et qu’ils te disent tout ça, qu’ils t’ont frappé sur le nez, sur le visage, et que tu as les larmes et le sang qui coulent. C’est horrible. Quand ils ont eu fini de nous interroger, ils nous ont emmenés dans une autre base. Comme je l’ai compris plus tard, la base se trouvait près de Loubianka, dans la forêt. On y a été emmené vers 16-17h, c’était le début de la soirée. Là, on a été interrogé l’un après l’autre. D’abord Maxim, puis moi. Maxim a été emmené à 50 mètres de moi pour que je n’entende rien. Ils l’ont interrogé pendant 20 à 30 minutes. Puis j’ai entendu un coup de feu. L’occupant qui s’occupait de moi pour que je ne m’enfuie pas, a dit : « Ça y est, ton ami a été abattu, souviens-toi bien de tout si tu veux survivre ». On m’a emmené, je me suis agenouillé, on a soulevé mon bonnet pour que je puisse voir les gens, ils portaient tous des cagoules, pour que je ne puisse identifier personne en particulier.

Ils m’ont demandé : « Qui es-tu ? D’où tu viens ? Où tu voulais aller ? » Ils me demandaient où se trouvaient nos troupes, ce que je ne savais pas du tout, je ne les avais même pas vues. Ils m’ont demandé quelles armes nous avions. Ils me soupçonnaient d’être un guetteur, c’est pourquoi ils me demandaient où se trouvaient mes armes. Ce qui était étrange : quelles armes ? La première fois qu’ils m’avaient interrogé, ils n’avaient trouvé aucune arme, et voilà qu’ils recommençaient. Ils m’ont demandé si je connaissais Maxim, et depuis combien de temps. J’ai dit que je ne le connaissais pas, mais ils m’ont confronté à ce qu’il aurait dit : que nous nous étions entraînés ensemble à la base militaire de l’OTAN à Jytomyr, et que nous étions des guetteurs spécialisés. J’ai compris plus tard qu’ils voulaient juste m’intimider. Mais à ce moment-là, c’était effrayant.

J’étais devant la fosse où Maxim gisait, mort. Ils m’ont jeté sur lui, je croyais qu’il était mort.

Ils ont pointé le canon d’une mitrailleuse sur moi et m’ont dit : « Parle si tu as quelque chose d’intéressant à dire ». Je ne savais pas du tout quoi dire. Je ne savais pas, vraiment je ne savais pas. Pourtant je voulais vivre. Dieu merci, ils ne m’ont pas tiré dessus, ils m’ont juste sorti de la fosse. Puis ils ont continué à me poser des questions stupides. Et pendant ce temps, ils ont sorti discrètement Maxim de la fosse. Ils l’ont emmené dans une autre fosse, où plus tard ils nous ont gardés comme prisonniers. Mon interrogatoire terminé, ils m’ont emmené dans la même fosse que Maxim. J’étais heureux qu’il soit en vie, de ne pas être tout seul, qu’ils ne l’aient pas abattu. Est-ce qu’ils nous ont nourris ? Oui, deux fois par jour, matin et soir. Ils nous donnaient ce qu’ils mangeaient eux-mêmes. C’était du bortsch dilué à l’eau, du riz, du sarrasin. Ils nous ont redemandé si nous étions dans l’armée. Maksim avait des problèmes de santé, je ne sais plus lesquels, et à ce moment-là, j’ai eu l’idée de mentir en disant que j’avais des problèmes cardiaques. J’avais une trousse de premiers secours dans mon sac à dos, quelques pilules pour tout et rien, alors j’ai menti en disant que j’avais des problèmes cardiaques, et que je ne pouvais pas combattre. Et ça m’a permis de m’en sortir.

C’était horrible d’être là, dans cette fosse. Il neigeait. On n’avait pas de toit au-dessus de la tête, assis dans ce trou de 3 mètres sur 3, dans lequel on avait le droit d’allumer un feu pour nous réchauffer la nuit.

Bien sûr, ce feu ne suffisait pas pour toute la nuit. Maksim et moi on se blottissait l’un contre l’autre pour nous réchauffer. Pendant tout le temps où on était dans la fosse, un ou deux soldats nous surveillaient. Le matin, ils nous ont dit qu’ils nous apporteraient du thé et de la nourriture pour nous réchauffer. Et ça nous a fait tenir. Toute la journée, on est resté là à attendre. Quand ils nous ont apporté la nourriture, ils nous ont dit que les commandants viendraient nous voir le lendemain. « Et si vous avez quelque chose d’intéressant dont vous vous souvenez et à raconter, alors faites-le ». Mais on est resté dans la fosse toute la journée, on a allumé un feu. Et ils n’ont rien fait. Le 10 mars au matin, ils nous ont laissés partir, mais « pas libérés, mais renvoyés », comme ils nous ont dit. On a rassemblé nos affaires. On n’avait que mon sac à dos et nos documents. C’est avec ça qu’ils nous avaient emmenés dans la forêt.

Cimetière de véhicules civils abattus dans la forêt de la région de Kyiv

Avant cela, ils nous avaient attaché les mains, nous avaient couvert les yeux avec nos bonnets et ils nous ont emmenés dans le coffre d’un véhicule, je ne sais pas lequel. Pendant tout ce temps, le canon d’une mitrailleuse était appuyé contre mes côtes. Sans doute, pour que je ne bouge pas, pour que je ne tente rien. Comme si j’avais envie de faire quoi que ce soit dans cette situation ! On a roulé pendant environ 20 minutes, à peu près. Et puis ils nous ont relâchés dans la forêt.

Ils ont délié nos mains, ont relevé nos bonnets et nous ont dit : « Courez droit devant vous, levez les bras et courez sans vous retourner. Si vous vous retournez, on vous tire dessus ».

« Si les nôtres vous demandent qui vous a laissé partir, dites que c’est Kinjal (poignard, ndt) qui vous a libéré ». Et on a couru. Je n’ai probablement jamais été aussi heureux, on avait retrouvé nos vies. Pourtant, je continuais à m’attendre à ce que tout s’arrête à tout instant. J’avais des pensées comme ça tout le temps. On est sorti de la forêt en courant, sous le soleil, jusqu’à Loubianka, un village situé à la périphérie. Là, on s’est approché de la première maison qu’on a vue et on a appris des habitants que les occupants étaient dans le village : des hommes de Kadyrov, qui arrêtaient les hommes. Ils vérifiaient les téléphones et les documents, à la recherche de soldats. On n’avait rien, on ne savait pas où aller. À moins d’aller à Boutcha, où on pourrait, d’une manière ou d’une autre, tenter de repartir pour Kyiv. On n’avait pas d’autre idée. Les habitants nous ont donné à manger et à boire. C’était formidable, car on n’avait rien mangé du tout le matin. On a essayé de contourner Loubianka par différents côtés pour nous rendre à Boutcha, mais tout était surveillé par les militaires [russes]. Alors, en désespoir de cause, on a essayé de passer le checkpoint au centre du village. Heureusement, il y avait là un corridor vert.

Au check-point, on a revu les militaires qui nous avaient emmenés depuis leur base. Ils étaient surpris : « Vous voulez revenir chez nous, ça vous a tant plu ? Asseyez-vous, attendez 5 minutes, on en termine avec ces gars et on s’occupe de vous ». À ce moment-là, ils vérifiaient les documents des gars de ce village. On s’est assis et on a attendu. On a vu des voitures civiles passer dans le corridor. On leur a demandé de nous laisser partir avec eux. Heureusement, ils ont arrêté une voiture et nous ont fait monter. Et nous avons roulé de Loubianka à Khmelnitski. D’ailleurs, ils nous ont laissé nos cartes de crédit et nos passeports. Le lendemain, à Khmelnitski, j’ai renouvelé ma carte SIM et j’ai contacté ma famille et mes amis. Pour tout le monde, c’était comme si j’avais été ressuscité d’entre les morts. C’était vraiment quelque chose.

Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)

Pour en savoir plus sur le projet Voix de guerre, rendez-vous ici